À travers l’Europe/Volume 1/Histoire d’une statue

P.-G. Delisle (1p. 51-53).

V

HISTOIRE D’UNE STATUE.



ON ne peut passer devant la façade sud de la Banque d’Irlande sans y remarquer une autre relique historique, la statue de Guillaume III. Elle est digne de mention et quelques incidents de son histoire feront connaître un des côtés piquants du caractère irlandais.

On sait que le succès définitif de Guillaume d’Orange, en Irlande, lui fut assuré par la bataille de la Boyne, restée fameuse.

Le 1er juillet 1701, la corporation de Dublin, exclusivement orangiste et protestante, voulut commémorer cet évènement, et fit élever cette énorme statue de bronze en l’honneur de Guillaume III.

La cérémonie de l’inauguration se fit avec beaucoup de pompe, et fut suivie d’un grand pique-nique où la santé du Roi Guillaume fut bue plusieurs fois de trop.

Il va sans dire que les vrais irlandais virent cette fête d’un mauvais œil, et trouvèrent de mauvais goût ce monument qui leur rappelait leur spoliation et leur esclavage. Ils s’en vengèrent sur la statue qui pendant plus d’un siècle fut l’objet de toutes sortes d’avanies, et la cause de beaucoup d’émeutes et de troubles.

Les élèves du Trinity College, en véritables universitaires, en voulurent aussi à la statue parce qu’elle leur tournait le dos. Il y avait de quoi : une statue équestre vue par derrière, c’est peu gracieux !

Les orangistes, de leur côté, tenaient la statue en grande vénération, et dans leurs fêtes ils la faisaient décorer et peindre pompeusement.

Pat n’en était que plus vexé, et le lendemain d’une fête ou peu après on trouvait la figure de Guillaume III horriblement tatouée ou couverte d’ordure, ou son épée tordue, ou son bâton de commandement arraché, ou victime de quelqu’autre indignité.

Les Orangistes criaient au sacrilège, et faisaient laver et réparer leur héros. Ils y mirent un gardien ; mais Pat se moquait du gardien et consommait toujours son mauvais coup.

Un jour, la fête des orangistes tombant un dimanche devait être célébrée le lundi. Le samedi, à minuit, un jeune homme se présente au gardien, et lui dit qu’il est envoyé par le peintre décorateur de la cité afin d’orner la statue pour la fête, et qu’il a choisi cette heure par crainte de violence. Le gardien lui donna libre accès au monument, et quand le jour parut on trouva le Roi Guillaume entièrement couvert d’une couche épaisse de goudron et de saindoux, et ce pauvre Billy, comme l’appelaient les Irlandais, portait suspendu à son cou le baril du décorateur et le reste de la peinture.

Il paraît que le lavage fut très difficile, et les irlandais disaient méchamment que toute la rivière Boyne n’y suffirait pas.

Ces scènes comi-tragiques se continuèrent jusqu’en 1836. L’assaut qu’eut alors à subir le pauvre Billy fut terrible, et il n’y résista pas. On trouva sa tête dans un endroit, et ses membres ailleurs.

Ce fut le dernier attentat à la mémoire du Roi Guillaume. Les orangistes ayant cessé de le fêter, les jacobites cessèrent de l’insulter, et depuis lors, la statue convenablement réparée, est tranquillement assise sur son vieux cheval de bronze.