À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 137-142).


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ENCORE À SÉVILLE

Souvenirs de l’Alcazar. Don Pedro le Cruel et Maria de Pudilla. — San-Telmo. — La maison de Pilate. — Le musée. — Zurbaran. — Les Serenos et la Sainte Vierge. — Chants de Noël.

Je reviens à l’Alcazar, et j’interroge ses souvenirs anciens. Mais, tout oriental qu’il soit dans son ensemble et dans ses détails, il ne peut rien me dire d’intéressant sur ses premiers habitants, les rois maures. C’est à peine si l’une de ses tours a gardé mémoire de saint Ferdinand, qui y planta sa bannière victorieuse après en avoir expulsé les fils du prophète.

Don Pedro, surnommé le Cruel, qui ne fit que restaurer ce palais, a voulu faire croire à la postérité qu’il l’avait bâti, et sur la frise du portique est gravée cette inscription en langue castillane :

« Le très haut et très noble et très puissant et très conquérant don Pedro, par la grâce de Dieu roi de Castille et de Léon, fit faire ces Alcazars et ces palais et ces portiques, ce qui fut fait dans l’ère de mil-quatre-cent-deux. »

La renommée que don Pedro a laissée dans ces appartements splendides est terrible, et l’une des cours n’a pas oublié la fin tragique de son frère, don Fadrique, qui y fut assassiné.

Plusieurs chambres rappellent aussi le souvenir de la sympathique et malheureuse Maria de Padilla, qui paraît avoir été pour don Pedro ce que fut Louise de la Vallière pour Louis XIV.

D’autres ombres hantent ce palais maintenant abandonné, et je crois y voir passer la grande figure de Charles-Quint.

C’est dans la grande salle, au-dessus des bains de Maria de Padilla, que furent célébrées les fiançailles du grand homme avec l’infante du Portugal. De quelles fêtes pompeuses Séville fut alors témoin ! C’était le 3 mai 1526. Mais, après Charles-Quint, l’Alcazar est rentré dans le calme et l’obscurité.

Il y a d’autres palais dans Séville qui sont bien dignes d’attention. Le plus somptueux est San-Telmo, qui est la résidence du duc de Montpensier ; l’intérieur, somptueusement meublé, renferme des objets d’art de grand prix, et des tableaux superbes de tous les grands artistes de l’Espagne.

San Telmo s’élève au bord du Guadalquivir, près de la Tour de l’Or, et son jardin admirable s’étend le long des Delicias de Christina. Ses grands orangers dominent la haie, et leurs fruits d’or pendent au-dessus des promeneurs.

Dans un coin isolé de Séville, nous avons visité la maison de Pilate, propriété de la famille ducale de Medina Celi. C’est un magnifique palais de marbre, bâti, dit-on, sur le modèle de celui qu’habitait le gouverneur romain à Jérusalem. On attribue cette fantaisie à don Fadrique Henriquez de Rivera, au retour d’un pèlerinage en Terre-Sainte.

Quoi qu’il en soit, cet édifice d’architecture arabe est très curieux à voir, et rappelle la plupart des souvenirs de la Passion de Jésus-Christ. Une belle et grande salle se nomme le prétoire, et une autre plus petite mais richement ornée est le cabinet de Pilate.

Il est d’autres palais encore à Séville qui gardent des souvenirs de Cervantès, de Calderon, de l’Inquisition ; mais je ne veux pas m’attarder dans leur description, et je préfère vous dire un mot du musée.

Il est assez pauvre comme édifice ; mais il est riche en peintures. On peut y admirer de nombreux chefs-d’œuvre signés Herrera, Pacheco, de las Roelas, de Vargas et Zurbaran. Ce dernier surtout m’a émerveillé.

Déjà, j’avais fait connaissance avec Zurbaran au Musée de Madrid ; mais c’est ici que je l’ai mieux connu. J’avais remarqué qu’il représentait avec des couleurs plus sympathiques que les autres peintres les figures amaigries des anachorètes. Il me semblait que les moines et les solitaires n’avaient pas de portraitiste plus fidèle.

Mais en voyant son Apothéose de saint Thomas d’Aquin, au Musée de Séville, j’ai compris qu’il avait une autre manière que les autres artistes de peindre la vie religieuse.

Son saint Thomas n’est pas un ascète accablé par les rigueurs de la pénitence. Toute sa tête rayonne dans son capuchon de bure, et ses yeux illuminés expriment l’inspiration d’un poète, et la vision d’un prophète. Ce n’est plus, comme on l’a dit des anciens cénobites, un homme qui achève de mourir ; c’est un ressuscité dont l’horizon s’agrandit et devient radieux ; il ne marche pas, il plane ; il ne parle pas, il chante, comme le saint roi David, et sa Somme Théologique devient une lyre. Un pape, un cardinal, et deux évêques sont à ses pieds, lisant ses œuvres avec une admiration pleine d’étonnement ; et, sur un plan inférieur, Charles-Quint et plusieurs religieux, agenouillés, demandent au Souverain-Pontife de le mettre au nombre des docteurs de l’Église.

Murillo, qui fut un enfant de Séville, et dont la statue orne la petite place qui fait face au musée, y compte aussi plusieurs tableaux, entre autres, Saint François d’Assise embrassant le Crucifix, et deux Immaculées Conceptions.

Ce dernier sujet a été bien des fois traité par le grand peintre catholique de l’Espagne, et il a fait aussi bien des Madones et plusieurs Saintes Familles. Il répondait à un besoin de son pays où le culte de la Sainte Vierge est aussi répandu qu’en Italie.

À Séville, les Serenos, qui nous annoncent le temps qu’il fait pendant la nuit, préludent à leurs chants par ce motet : Ave Maria purissima !

Il y a quelques années, des esprits forts avaient réussi à faire supprimer ce prélude ; mais les habitants et surtout les dames de Séville réclamèrent auprès du Conseil-de-ville, et le chant a été rétabli. « Vous ne sauriez croire, raconte Fernan Caballero, l’émotion et l’allégresse que l’on éprouva lorsqu’on entendit de nouveau la salutation : Ave Maria purissima. Un grand nombre de personnes sortirent sur le seuil de leurs maisons pour féliciter les serenos ; on les embrassait, on leur donnait des cigares, du vin, de l’argent. Ce fut un enthousiasme presque universel. Si l’on avait su la chose d’avance, les cloches de la Giralda, celles des paroisses, celles des couvents eussent été mises en branle au premier Ave, et la plupart des maisons se fussent illuminées. »

J’étais ici le jour de Noël, et j’ai entendu la messe de minuit dans la cathédrale. La solennité n’a plus la splendeur d’autrefois, dit-on ; mais certaine partie du cérémonial est assez curieuse : ainsi au commencement de la cérémonie, l’officiant, le diacre et le sous-diacre se couchent sur le marchepied de l’autel pendant que le chœur récite des psaumes.

Pour retrouver la vraie fête de Noël, qui impressionnait tant notre enfance, il faut ici comme ailleurs aller dans les campagnes, et prêter l’oreille aux cantiques populaires.

En voici deux qui ne sont pas sans originalité, et que je traduis librement en vers, en m’aidant d’une traduction en prose que j’ai sous les yeux.


I


Enfants, la nuit est magnifique.
On n’entend aucun bruit ;
Chantons tous ensemble un cantique ;
Voici la sainte nuit.
Un enfant divin vient de naître ;
Venez Bergers,
Laissons ici nos troupeaux paître
Sous les vergers.

C’est dans une pauvre cabane
Qu’il est venu,
Et c’est un bœuf avec un âne
Qui l’ont reçu,
Il n’a qu’un peu de paille sèche
Pour son berceau :
Voyez au fond de cette crèche
Son corps si beau.
Il saura conquérir nos âmes,
Sans être armé,
Et nous embrasser de ses flammes,
Le bien-aimé !


II


Quand la Vierge lave les langes
Les langes de l’enfant divin,
Au-dessus d’elle un Séraphin
De Jésus chante les louanges.

Quand la Vierge a lavé les langes
Les pauvres langes de son fils,
Joseph les étend sur les lis,
Et tout autour chantent les anges.