À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 131-136).


xix

LES MONUMENTS DE SÉVILLE

La cathédrale — Sainte-Inez — La Caridad — L’Alcazar.

Deux monuments suffiraient à la gloire de Séville — sa cathédrale et l’Alcazar.

Au premier coup d’œil jeté sur la cathédrale, on est cependant désappointé, et cela est dû, sans doute, à ses vastes dimensions, dont on ne peut saisir tout d’abord l’harmonie. Mais, comme dans Saint-Pierre du Vatican, on finit par en mesurer les proportions symétriques, et par en comprendre la grandeur ; plus on la voit, plus on l’admire.

On cherche en vain des termes de comparaison : elle ne ressemble ni à Saint-Pierre, ni au Dôme de Florence, ni à Notre-Dame de Paris, ni à Saint-Marc de Venise, ni à la cathédrale de Cologne. C’est de l’architecture gothique ; mais ce n’est ni le gothique pur, ni le style de la renaissance, ni l’art mauresque. C’est plutôt un mélange de tous les styles, non pas confondus mais réunis dans un ensemble colossal et imposant.

La longueur de l’édifice est de cent quatre vingt dix-huit mètres, et les quatre rangées de piliers, qui le partagent en cinq nefs, et qui soutiennent les voûtes, sont d’une hauteur qui jette l’imagination dans la stupeur. Malgré ses quatre-vingt-trois fenêtres, à vitraux coloriés d’après les dessins de Raphaël, de Michel-Ange, d’Albert Dürer et d’autres artistes, le jour pénètre à peine dans ce vaste temple, plein de mystère et de profondeur.

On y compte je ne sais combien de chapelles latérales, et quatre-vingts autels, où se disent tous les jours plusieurs centaines de messes.

Les orgues ressemblent à un temple à colonnes, et le cierge pascal, au grand mât d’un navire. Un monumento en bois et en carton, sur lequel on expose le saint Sacrement pendant la Semaine Sainte, a plus de cent pieds de hauteur.

Comme dans les autres églises d’Espagne, le chœur occupe le milieu de la grande nef, et forme à lui seul une vaste église. Le maître-autel est merveilleux, et le retable, divisé en trente-six compartiments, représente en relief des sujets empruntés à l’Ancien et au Nouveau Testament. De célèbres sculpteurs espagnols y travaillèrent pendant plus de cinquante ans.

Que dire, maintenant des tableaux qui ornent les chapelles et les sacristies, et qui sont signés Murillo, Zurbaran, Campana, Moralès, Goya, Pacheco et Montañez ?

Comment vous décrire la fameuse tour de la Giralda, haute de trois cent cinquante pieds, avec son beffroi élégant, et ses vingt-quatre cloches, qui emportent les sonneurs dans leurs volées, et les suspendent au-dessus de l’abîme ?

Comment rendre compte des sentiments que l’on éprouve en foulant sous ses pieds les tombeaux où dorment saint Ferdinand, dona Beatriz, Alphonse le Sage, Maria de Padilla, et Fernando Colomb, fils de l’illustre découvreur de l’Amérique ?

Je cède la parole à de Amicis pour finir :

« En entrant, on se trouve abasourdi, on se sent perdu comme dans un abîme ; et pendant quelques instants on ne fait que suivre de l’œil ces immenses courbes dans cet immense espace, comme pour s’assurer qu’on n’est pas trompé par ses yeux et par son imagination. Puis on s’approche d’un pilier, on le mesure, on regarde les autres au loin : ils sont gros comme des tours, et ils semblent si minces qu’on frémit à l’idée qu’ils portent l’édifice. »

« On les parcourt un à un, d’un regard rapide, du pavé à la voûte, et il semble qu’on peut compter les moments que le regard emploie à monter. Il y a cinq nefs, qui pourraient former chacune une grande église. Dans celle du milieu, une autre cathédrale pourrait se promener la tête haute avec sa coupole et son clocher. Toutes ensemble forment soixante-huit voûtes si hardies, que quand on les regarde, il vous semble que lentement, elles s’élargissent et s’élèvent »…

« Après s’être élancés jusqu’à ces hauteurs vertigineuses, le regard et l’intelligence retombent à terre, fatigués de l’effort, pour reprendre haleine afin de remonter. Et les images qui pullulent répondent à la grandeur de la basilique ; des anges démesurés, de monstrueuses têtes de chérubins, aux ailes grandes comme des voiles de navire, aux immenses manteaux bleus qui flottent. L’impression que produit cette cathédrale est toute religieuse, mais elle n’est pas triste ; c’est ce sentiment qui transporte la pensée dans les espaces sans fin, et dans les silences redoutables, où se noyait la pensée de Leopardi ; c’est un sentiment plein de désir et de hardiesse ; c’est le frisson voluptueux qu’on ressent au bord d’un abîme, le trouble et la confusion des grandes pensées, la divine terreur de l’infini. »

Séville possède un grand nombre d’autres églises plus ou moins remarquables, et riches en tableaux. Il en est deux dont la fondation, est assez romanesque — Sainte-Inez et la Caridad.

La première eut pour fondatrice dona Maria Coronel, dont la vertu égala la merveilleuse beauté. Épris pour elle d’un amour passionné, Pierre le Cruel avait fait condamner à mort son mari, et voulait lui accorder sa grâce au prix de son déshonneur. Mais la noble femme aimait trop son mari pour acheter sa vie à ce prix, et la sentence de mort fut exécutée.

Le tyran continua ses poursuites criminelles, et força la porte du couvent où la veuve s’était réfugiée. Mais la sainte femme défigura son beau visage avec l’huile chaude de sa lampe, et ce grand acte de vertu rappela le roi au sentiment de l’honneur.

Avec son autorisation, elle bâtit le couvent et la chapelle de Sainte-Inez, sur l’emplacement de la maison de son mari, qui avait été rasée après la sentence prononcée contre lui.

La Caridad, qui comprend une chapelle et un hospice, a été fondée par un homme, que l’on a confondu avec le fameux don Juan que les poètes et les musiciens ont rendu célèbre. Il s’appelait don Miguel de Mañara, et Alexandre Dumas ainsi que Mérimée l’ont mis en scène sous le non de don Juan de Marana.

La vérité, c’est que don Miguel de Mañara eut une jeunesse scandaleuse comme don Juan de Tenorio, le héros de Tirso de Molina, de Molière, de Mozart et de Byron, mais il se convertit à la suite d’une vision terrible dans laquelle il assista à ses propres funérailles, et il consacra ses biens et sa personne au service des pauvres et des malades.

J’ai vu à la Caridad d’incomparables peintures : ce sont deux grandes toiles de Murillo, la Multiplication des pains et Moïse frappant le rocher ; puis, une autre d’un réalisme effrayant par Valdès, représentant un cadavre rongé par les vers dans son tombeau. Comme a dit quelqu’un, il faut se boucher le nez quand on regarde ce tableau.

Le plus beau monument de Séville, après la cathédrale, est le palais des anciens rois maures, que les rois chrétiens ont subséquemment habité, agrandi, et restauré.

L’Alcazar est un palais admirable, dans le même style que l’Alhambra de Grenade, mais avec des proportions moins délicates, moins aériennes. Sans doute, la Cour des Damoiselles, celle des Poupées, la Salle des Ambassadeurs sont encore des merveilles de dessin, de couleurs, d’ornements. Comme à l’Alhambra, le travail est emblématique, orné de textes et d’arabesques, de manière à composer tout un poème. Mais tout cela n’a pas l’élégance idéale et le fini de l’Alhambra. Il est d’ailleurs trop restauré, et ses couleurs trop vives encore ressemblent au fard sur une jolie figure.

Cependant cela n’empêche pas les touristes de se pâmer d’enthousiasme en parcourant ses galeries, ses patios, ses promenoirs à colonnes, et ses salles si richement ornées.

« Cette architecture délicate et légère, dit Victor Fournel, ces petits arceaux capricieux, ces colonnettes qui ressemblent à des bras de femme, ces voûtes couvertes d’ornements qui pendent en stalactites fragiles, en grappes peintes et coloriées comme des parterres fleuris, ces charmantes petites fenêtres cintrées qui, entre les colonnes de marbre, laissent entrevoir le ciel toujours bleu et la verdure des jardins, inspirent à l’ardent voyageur les rêves les plus fantastiques et les idées les plus orientales. »