À travers l'Afrique/Chapitre04

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 44-52).

CHAPITRE IV


Marais de la Makata. — Rivière du même nom. — Pont construit par les indigènes. — Passage des ânes. — Réhennko. — Grève dans la caravane. — Au bivouac. — Visiteurs. — Un bravache. — Nouvelles de Murphy. — Son arrivée. — Force de l’expédition. — Femmes et esclaves. — Perle d’hommes. — Armement. — Nos chiens et nos ânes.


Nous partîmes de Simmbo le 26 avril pour l’endroit redouté, vaste plaine qui s’étend des environs de Simmbaouéni jusqu’aux montagnes de l’Ousagara. Pendant la sécheresse, elle n’offre rien de particulier et ne présente aucun obstacle ; mais dans la saison des pluies, c’est une nappe fangeuse, trouée vers le couchant par deux ou trois marais d’un passage fort pénible.

Deux heures de route en pays boisé, pays agréable, au sol rouge et sableux, nous firent arriver à cette plaine qui nous apparut sous son plus triste jour. Les pas des éléphants, des girafes et des buffles avaient fait dans l’argile détrempée des puits nombreux, où l’eau nous montait jusqu’aux genoux et qui formaient pour nos ânes de véritables pièges. Une des pauvres bêtes fut presque étranglée par son conducteur, qui, pour la tirer de l’une de ces trappes, lui avait passé un nœud coulant autour du cou.

Cinq heures de marche pour faire cinq milles ; cinq heures sous une forte pluie, et durant lesquelles il fallut trainer les ânes, veiller à ce qu’ils fussent déchargés et rechargés, y mettre la main, et faire marcher les hommes qui voulaient s’arrêter en pleine fange, où ils n’auraient eu ni matériaux pour les huttes, ni combustible pour les feux. Coucher sans abri et dans la vase, sous une pluie froide, leur eût été fatal. Je continuai donc à les faire avancer jusqu’à trois heures de l’après-midi, alors que, sur un point relativement sec, nous trouvâmes ce qu’il fallait pour dresser le camp et alimenter les feux.

Il plut beaucoup toute la nuit ; mais, après le lever du soleil, le temps commença à s’éclaircir. À huit heures, nous reprîmes la marche sur un terrain plat, maigrement boisé, où s’élevaient quelques palmiers — des borassus flabelliformis — et où la fange était moins tenace que celle de la veille.

Une heure de route nous fit gagner un petit cours d’eau rapide, alimenté par l’égouttement du marais, et qui allait rejoindre la Makata ; il fut passé à gué. Après celui-ci, nous en trouvâmes un autre qui n’était pas guéable. Je donnai l’ordre de préparer le bateau de caoutchouc ; il n’était pas là : une partie de nos gens avaient pris en amont pour chercher un endroit où l’eau serait basse ; et à mon grand déplaisir, le porteur de la barque était du nombre. Je fis courir après lui ; l’attente nous parut longue. Nous nous jetâmes à l’eau, Dillon et moi, passant et repassant pour remorquer ceux qui ne savaient pas nager. À la fin, le bateau arriva ; la plupart de nos hommes étaient déjà sur l’autre rive. Nous nous servîmes du bateau pour transporter les bagages. Trouvant une de mes caisses, je me hâtai de changer de linge et de vêtements. Dillon, malheureusement, ne voulut pas suivre mon exemple, et resta mouillé jusqu’à ce qu’il fût transi.

Des bûchettes, des fragments d’herbe, accrochés aux branches des arbustes de la rive, à une dizaine de pieds au-dessus de la surface de l’eau, montraient à quelle hauteur l’inondation couvrait parfois le pays.

Une demi-heure de marche, et nous arrivâmes à la Makata, rivière tumultueuse, de cent vingt pieds de large sur huit ou neuf de profondeur. Des branchages et des troncs d’arbres attachés avec des lianes, troncs d’arbres soutenus par les maîtresses branches, allaient d’un bord à l’autre, où ils s’appuyaient sur des échafaudages de même nature.

Dans la pensée des indigènes, ce pont, qui se trouvait alors presque sous l’eau tourbillonnante, suffisait parfaitement pour les bipèdes ; mais il était impraticable pour nos malheureux ânes qu’il fallut soumettre à un genre de halage dont ils se montrèrent peu satisfaits. Chacun d’eux, à son tour, fut jeté dans la rivière du haut de la berge, et tiré de l’autre bord par vingt bras vigoureux, au moyen d’une corde passée autour du cou : ce qui n’empêchait pas le pauvre animal de plonger et de disparaître jusqu’au moment où il abordait.

Le camp fut dressé à quelque cent pas de la rive. Comme il faisait beau, nous nous empressâmes de faire sécher la cargaison ; mais dans la nuit vint une averse diluvienne qui transforma le bivouac en marais, fit monter l’eau bien au-dessus du pont et remouilla les bagages.

Il était fort heureux que la rivière eût été passée la veille ; un jour de retard, et il nous aurait fallu perdre une semaine à attendre la baisse des eaux ; le courant était trop rapide pour que notre bateau eût pu servir.

Dans l’étape suivante, le chemin se déroula sur une partie de la plaine qui, étant plus élevée, se trouvait à sec. De nombreux palmyras (borassus flabelliformis) en formaient le trait principal[1] ; le gonflement que ces grands palmiers présentent au milieu de leur tige a, pour les yeux qui n’y sont pas habitués, un étrange aspect.

Également remarquable était la quantité de pistes d’animaux sauvages qui couvraient le sol ; pistes frayées au point que, m’étant séparé de la caravane, il m’arriva de prendre l’une d’elles pour le véritable sentier, et de la suivre pendant la moitié d’un mille avant de reconnaître mon erreur.

Nous nous arrêtâmes près d’un village appelé Mkommbennga. C’est là que Dillon eut son premier accès de fièvre, qui, sans aucun doute, lui venait d’être resté dans l’eau trop longtemps, au passage qui avait précédé celui de la Makata. De mon côté, j’avais le pied droit tellement douloureux qu’il m’était impossible de le mouvoir.

Un jour de repos ne nous rétablit ni l’un ni l’autre ; mais ce qu’on nous avait dit de Réhenneko nous faisant supposer que l’air y était pur, nous pensâmes qu’il serait bon de gagner cet endroit salubre, et nous partîmes avec l’intention de diviser la course en deux étapes.

Je souffrais trop, non seulement pour marcher, mais pour rester en selle, et je me fis porter dans un hamac. Dillon prit sa monture, un vieux baudet nommé Philosophe, à cause de la placidité avec laquelle il endurait les vicissitudes du voyage, et nous allâmes jusqu’à un petit hameau appartenant à un chef appelé Kommbéhina. Nous y passâmes la nuit. Le lendemain, Dillon était trop malade pour monter à âne. Comme nous n’avions qu’une litière, il fut décidé que je partirais d’abord, et que je renverrais le hamac dès que j’aurais atteint Réhenneko.

Plusieurs grands villages furent croisés pendant la marche ; ils expliquaient l’état de culture du pays. À l’exception des points trop marécageux ou complètement inondés, tels que nous les trouvâmes en deux endroits, on ne voyait que des champs. Les deux espaces submergés avaient chacun une largeur de trois quarts de mille, et étaient couverts d’un à trois pieds d’eau.

Dès mon arrivée, je m’établis commodément sous la véranda du chef ; puis j’envoyai chercher Dillon.

Réhenneko est un village populeux, et je fus immédiatement entouré d’une foule ébahie, composée de gens bien vêtus, habillés comme les esclaves de Zanzibar. Ils avaient en outre pour collier un disque formé d’un enroulement de fil de laiton. Ce disque, projeté horizontalement à partir du cou, avait parfois deux pieds de diamètre et rappelait les tableaux où la tête de Jean-Baptiste est représentée dans un plat. Je n’ai vu cette parure, à la fois bizarre et gênante, qu’à Réhenneko ; mais j’ai entendu dire qu’elle était de mode dans tout le district.

Situé dans un fond, à l’entrée d’une gorge qui mène aux montagnes de l’Ousagara, le village ne me sembla pas être un séjour convenable. Je choisis donc, pour nous y établir, le sommet d’une colline, où je fis dresser ma tente. Cinq ou six de mes hommes seulement passèrent la nuit dans les cabanes qu’ils s’étaient construites. Les autres demeurèrent près des feux, n’osant pas se séparer, tant ils avaient peur des bêtes féroces. Cette peur était si grande, qu’ayant eu besoin d’eau, après le coucher du soleil, je ne pus jamais décider aucun de ces poltrons à m’en aller chercher au ruisseau, qui n’était pas à quatre cents mètres.

Dillon arriva le lendemain ; il était toujours fort malade, et je fis établir le camp avec tout le soin qu’on y met, lorsqu’il s’agit d’une longue halte. Les cabanes des porteurs formèrent un grand cercle. Au milieu de cette enceinte, une palissade enferma nos tentes, le corps de garde et les magasins. L’espace compris entre la palissade et les cabanes servait le soir de parc à nos ânes, qui y étaient mis au piquet. Dans le jour, ils allaient au pâturage, où ils étaient libres sous la surveillance de deux hommes préposés à leur garde.

En surcroît de sa fièvre, Dillon eut une attaque de dysenterie qui l’alita jusqu’au 20 mai — il était arrivé le 2 — et je continuais à boiter, l’enflure du cou-de-pied ayant abouti à un énorme abcès. Pour comble d’infortune, à peine le camp était-il dressé, que nos gens se mettaient en grève. Ils demandaient qu’on leur donnât de l’étoffe à la place des vivres qui leur étaient fournis, et parlaient de quantités extravagantes : une brasse de cotonnade par homme, tous les cinq jours. Or, avec une brasse de cotonnade j’achetais les rations de dix-huit journées. Il fallait résister, au risque de provoquer les désertions ; céder était impossible : la moindre faiblesse n’eût fait qu’augmenter les exigences ; et toute notre étoffe y eût bientôt passé.

Pendant que Dillon était malade, voici quelle était ma routine quotidienne. Le matin, après avoir pris mon cacao, je faisais ma ronde en me traînant ; j’allais visiter les ânes, je pansais avec de l’huile phéniquée ceux qui avaient des plaies et je veillais à ce que toute la bande fût menée au pâturage. Ensuite, je passais la revue des hommes, j’inspectais les armes, j’écoutais les plaintes. Je faisais nettoyer le camp, distribuer les rations ; j’envoyais des escouades dans les bourgades voisines acheter des vivres pour le lendemain. Arrivait le déjeuner ; le repas fini, j’écrivais ; puis je me mettais à l’ouvrage et de menus travaux m’occupaient jusqu’au dîner. Je prenais ensuite quelque vue, je fumais une pipe à côté de l’un des feux du camp, et la dernière bouffée dissipée, l’heure était venue de gagner mon lit.

Parfois, l’arrivée d’un visiteur rompait la monotonie de ce train-train. Un jour, un nommé Ferhann, qui était à la fois esclave d’un Arabe, et chef d’un gros village, vint nous présenter ses respects ; il nous fit cadeau d’une chèvre et de quelques volailles. Son maître, Saïd Soliman, avait été ministre des deux prédécesseurs du Sultan de Zanzibar, dont il était l’un des conseillers. Une autre fois, Séid Ibn Omar, un Omani établi à Mboumé, nous envoya son fils nous apporter son présent, et nous faire ses excuses de ce qu’il ne venait pas lui-même nous offrir ses hommages, étant retenu par la maladie.

Ces deux visites nous furent agréables ; mais la troisième fut celle d’un métis arrogant, un bravache qui entra la menace à la bouche, demandant qu’on lui livrât un de nos pagazis, lequel, disait-il, était son débiteur depuis deux ou trois ans. J’instruisis la cause. Le pagazi déclarant qu’il ne devait rien à ce métis, je refusai de le laisser prendre ; sur quoi notre matamore bondit hors du camp, sans répondre à mon adieu.

Pendant cette halte, je remis en état tous les bâts des ânes et j’inventai un coussinet du meilleur modèle, coussinet qui aurait traversé l’Afrique, si j’avais eu pour le faire des matériaux plus solides. Chacun des bâts fut pourvu de deux sous-ventrières, d’une courroie passant sur le poitrail, d’un reculement, d’une croupière neuve ; puis au sommet du bât furent placés des cramponnets et des chevillots, afin qu’on pût enlever la charge et la replacer presque instantanément.


Porteurs et ballots.

Sept ânes avaient des paniers dans lesquels on mettait les munitions, tous les accessoires des fusils, et qui auraient parfaitement fait leur service s’ils avaient été plus forts. Mais nous leur faisions porter des charges trop lourdes ; et cela, joint aux coups perpétuels qu’ils recevaient en se heurtant contre les arbres, diminua tellement la durée normale de leur existence que pas un n’alla plus loin que le Tanganyika.

Je commençais à m’inquiéter de Murphy. J’avais envoyé plusieurs fois à sa rencontre et l’on ne m’avait pas rapporté de nouvelles. Enfin je reçus une lettre datée du 16. Murphy me disait qu’il était à Maholé, qu’il avait eu de nouveau la fièvre, qu’elle lui revenait de temps à autre, que Moffat l’avait prise et était fort malade.

Plusieurs jours s’écoulèrent ; tous mes efforts pour communiquer avec Murphy n’avaient pu aboutir ; je savais seulement qu’il était sur le point de traverser la Makata.

Mais le 26 apparut une caravane. Un visage blanc se détachait de la foule des sombres figures, un seul !

« Où est l’autre ? » fut le cri simultané qui s’échappa de nos lèvres. « Quel est celui qui manque ? »

La bande approchait ; notre anxiété allait croissant. N’y pouvant plus tenir, je me traînai au bas de la colline, où je reconnus Murphy.

« Et Moffat ? lui criai-je.

— Mort ! » me fut-il répondu.

Le triste récit commença. J’appris que Robert était tombé victime du climat, à deux heures de Simmbo.

Il repose sous un palmier, à l’entrée du marais de la Makata. Son nom s’ajoute maintenant à la liste glorieuse des martyrs de l’exploration de l’Afrique. Mackenzie, Tinné, Mungo-Park, Van der Decken, Thornton, sont quelques-uns de ceux qui composent ce martyrologe. J’ignorais alors que Livingstone eût pris place sur cette liste funèbre.

Pauvre Moffat ! il était venu à Bagamoyo si plein d’espoir, d’aspirations, de foi en l’avenir ! Il me disait que le jour où il avait su qu’il lui était permis de se joindre à nous, avait été le plus heureux de sa vie.

La dernière section de la bande de Marphy n’arriva que le lendemain. Aussitôt que le déchargement fut terminé, je fis l’examen des ballots et pris note de leur contenu, afin de pouvoir trouver sur-le-champ l’objet dont on aurait besoin.

Murphy, qui avait négligé de prendre de la quinine, avait toujours la fièvre, et il n’était pas facile de l’emmener. D’un poids considérable, il lui fallait trois relais de quatre porteurs. Nos moyens de transport étaient déjà trop faibles ; des six ânes revenus la veille, pas un ne pouvait servir, tant leur fatigue était grande ; et notre ingéniosité — celle d’Issa et la mienne — était soumise à une rude épreuve.

À cette époque, la caravane, toutes sections réunies, comptait deux cent quarante-quatre membres ;

Dillon, Murphy et moi ;

Issa, le chef de notre matériel ;

35 soldats, y compris Bombay, qui était censé les commander ;

192 porteurs, 6 domestiques, et 3 jeunes garçons.

Nous avions, en outre, vingt-deux ânes et 3 chiens. Plusieurs de nos hommes étaient accompagnés d’esclaves des deux sexes, et numériquement la bande était imposante.


Montures de MM. Cameron, Dillon et Murphy.

Elle avait été plus nombreuse : un soldat et un pagazi étaient morts ; trente-huit porteurs avaient déserté. Nous avions perdu un âne à Chammba Gonéra ; et un autre ayant reçu un coup de pied de l’un de ses camarades, coup de pied qui l’avait rendu boiteux, avait été laissé à Bagamoyo.

Comme armement, nous avions chacun, Dillon et moi, outre des révolvers, un raïfle à deux coups no 12, un fusil de chasse du même calibre, tous les deux faits par Lang, et qui étaient des armes excellentes. Murphy avait un fusil à deux coups no 10, et un no 12 de Lang, que le pauvre Robert avait acheté à Zanzibar.

Nos askaris étaient pourvus de trente-deux sniders et de six fusils de marine. Issa, Bombay et Bilàl avaient des révolvers. Enfin, beaucoup de porteurs avaient des mousquets, fusils à pierre de fabrique française et anglaise, vieux fusils de munition. Ceux qui ne possédaient pas d’arme à feu avaient une lance ou un arc et des flèches.

Avant le départ, tous les ânes avaient reçu des noms soigneusement choisis ; mais les deux nôtres, celui de Dillon et le mien Philosophe et Jenny Lind, étaient les seuls qui eussent gardé leur appellation.

Les trois chiens — nos délices — se nommaient Léo, Mabel, et Rixie. Léo, mon ami particulier, celui qui m’appartenait, avait été acheté à Zanzibar. C’était une grande bête, de race commune et non décrite, dont la taille et l’aspect faisaient l’étonnement des indigènes.

Mabel ou May, un bull-terrier, avait été donné à Dillon par M. Schultze, consul d’Allemagne à Zanzibar ; Rixie était un fort joli terrier de renard, un griffon tacheté que Murphy s’était procuré à Aden.

Le 20 mai, tous les préparatifs étaient achevés, et nous espérions nous mettre en route le lendemain. Murphy n’était pas remis de sa fièvre ; j’étais toujours boiteux ; mais Dillon était parfaitement rétabli, et nous partions pleins d’espoir.

  1. « Le seul arbre important de la vallée de Makata est le Borassus flubelliformis, dit Stanley. Il y croit à certaines places en nombre suffisant pour former des massifs qu’on peut appeler des bois. On ne voit ensuite dans cette plaine que des arbres épineux d’espèces diverses, arbres très secondaires, et un mimosa parasol, dont la cime gracieuse est toujours verte » (Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 111.) (Note du traducteur.)