Calmann Lévy, éditeur (p. 227-238).

X

LE LAURIER-ROSE.


À MADAME L. DE C…


Je veux vous conter une histoire
Une histoire des temps passés.
Hélas ! elle est triste et bien noire !
Les deux héros sont trépassés
Et la scène est un cimetière !
Mais ici-bas, douleur sincère
Est plus douce que la gaîté :
La larme — c’est la vérité

Dure parfois, mais qui console ;
Le rire — l’illusion folle
Qui laisse, alors qu’elle s’envole,
Plus froide la réalité.
Si donc l’histoire n’est pas gaie,
Si même elle semble peu vraie,
N’en accusez pas le conteur :
Il l’a prise en une légende
Bien vieille — mais pas allemande ! —
Comme en un herbier une fleur.

Ils s’aimaient d’amour sans égale :
Tristan, Yseult étaient leurs noms.
Ils s’aimaient : la chance fatale
D’avance avait marqué leurs fronts,
Car une lâche et sombre envie
Les poursuivant partout, toujours,
Avait empoisonné leur vie
Et brisé leurs belles amours.
Le roi Mark — c’est le nom du traître —
Était de ces vieillards maudits

Comme on en trouvait tant jadis,
Comme on en trouve encor peut-être,
Qui, voyant d’un œil irrité
Briller auprès d’eux la jeunesse,
Aigris par leur sombre vieillesse,
De ce monde déshérité
Voudraient bannir toute tendresse,
Toute grâce et toute beauté.
Pauvres enfants ! douces victimes !
Hélas ! contre un tyran jaloux
Et si puissant, que pouviez-vous
Malgré vos tendresses sublimes ?
Aussi de l’amour partagé
Après avoir connu l’ivresse,
Après mainte et mainte promesse,
Maint serment entre eux échangé,
Alors qu’une joie éternelle
Un avenir aux jours dorés
À leur tendresse mutuelle
Souriait — cette main cruelle
Les avait soudain séparés.


Ô longue et pénible l’absence
Quand au bout n’est pas le retour !
Quand envolée est l’espérance,
Et que le jour succède au jour
Et la souffrance à la souffrance !
Quand jamais un rayon n’a lui
Au cœur que la peine dévore ;
Quand aujourd’hui, c’est hier encore !
Quand demain doit être aujourd’hui !
Or Tristan, l’âme consumée
Dans l’ennui d’un exil amer,
Un soir qu’il regardait la mer
Par le couchant tout enflammée,
En pensant à sa bien-aimée
Eut un sourire triste et doux,
Et mourut. — Eh quoi ! direz-vous,
Mourir comme cela, sans cause,
Sans nul mal que la Faculté
Ait bien et dûment constaté,
Anévrisme, fièvre ou névrose ?
Mourir ainsi, rien que d’amour ?


Nous te croirons un autre jour,
Ô conteur, et trouve autre chose !
Autre chose ? à quoi bon ! Au temps
Où nous transporte notre histoire,
Quand le monde, dans son printemps,
Rayonnant de sa jeune gloire,
Avait la faiblesse de croire
Aux cœurs à tout jamais constants,
Quoi qu’on en pense ou qu’on en die,
Soyez sûr que pour son amie
On mourait ainsi, sans effort,
Et que l’amour donnait la mort
Aussi bien qu’il donnait la vie !

Donc, le pauvre Tristan mourut.
Pour le voir, Yseult accourut,
Trop tard, hélas ! car sous la terre
Le bien-aimé dormait glacé
Dans son tombeau de blanche pierre.
Triste alors, le cœur harassé,
Sur un des coins du mausolée

Elle mit son front sans gémir,
Puis soupira… Dans ce soupir
Son âme s’était envolée !

L’histoire de ces deux amours
Dans tout le pays répétée
Occupa pendant quelques jours
L’esprit d’une foule attristée.
Avec grande pompe l’on mit
Le corps de la pauvre héroïne
Dans la tombe toute voisine
De celle de Tristan ; l’on fit
Étalage de grande peine
Pendant le jour qu’on l’enterra ;
On pria beaucoup, on pleura…
Puis, comme en toute chose humaine,
Bientôt après on oublia.

Mais la haine jamais n’oublie.
Jaloux, même après le trépas,
Le tyran Mark ne voulut pas

Que, séparé de son amie
Tout le temps que dura sa vie,
Tristan par la mort pût s’unir
À sa bien-aimée, et dormir
L’éternel sommeil près de celle
Qui, vivante, resta fidèle.
Entre les deux tombeaux placés
L’un près de l’autre, Mark fit faire
Pour séparer les trépassés,
Un mur de ciment et de pierre
S’enfonçant de dix pieds en terre,
S’élevant d’autant vers les cieux.
Quand ce travail mystérieux
Fut fini, le jour allait naître
Et déjà blanchissait la nuit…
Alors le tyran fut instruit
Qu’il pouvait venir voir en maître
Le mur par ses ordres construit.

Bientôt dans le grand cimetière
Qu’illumine de sa lumière

L’aurore, il pénètre, joyeux,
Portant, rayonnant dans ses yeux,
L’éclair de sa haine assouvie :
« Ils seront, se dit-il tout bas,
« Séparés après le trépas,
« Comme ils l’étaient pendant leur vie ! »
Et du triomphe fier et sûr,
Il lève les yeux vers le mur…
Ô rage ! ô vengeance incomplète !
Du tombeau de Tristan partait
Un laurier-rose, qui montait
Le long du mur jusqu’à la crête,
Et de l’autre côté sortait,
Recouvrant, voûte parfumée
Où brillait la rosée en pleurs,
Le tombeau de la bien-aimée
De son ombrage et de ses fleurs !

Se tournant vers son entourage
D’un pareil miracle interdit :
« Qu’on coupe cet arbre maudit ! »

Ordonne Mark, tremblant de rage.
À sa parole on obéit.
Mais dès le premier coup de hache
L’arbre pousse un cri de douleur :
On s’arrête, on tremble, on a peur…
« Allons ! » dit Mark plein de fureur,
« Qu’on frappe encore, ou je me fâche ! »
Un second coup… Mais aussitôt,
De la verdure frémissante
Sort et monte comme un sanglot
Une voix plaintive et dolente :
« Oh ! méchant ! Quel cruel souci
« As-tu de me blesser ainsi ?
— Par l’enfer ! dit Mark, plus de hache :
« Au lieu de couper, qu’on arrache ! »
Personne ne veut obéir,
Le devoir cède à l’épouvante…
Voyant sa parole impuissante
Mark de honte se sent frémir
Et devient ivre de colère :
Il met les deux genoux en terre,

Il saisit de sa large main
L’arbre, et d’un effort surhumain
Cherche à l’arracher… mais soudain,
Voici que les branches grandissent,
Entourent son corps, le saisissent,
L’étreignent dans leurs bras fleuris…
Le tyran appelle à grands cris…
Mais les soldats, saisis de crainte,
Se sont enfuis hors de l’enceinte.
Alors, entouré de tombeaux,
Seul dans l’immense cimetière
Contre l’arbuste qui le serre
De ses innombrables rameaux,
S’appuyant au bord de la tombe
Il veut se roidir… vains efforts !
Il étouffe, il râle, il succombe
Au milieu d’un peuple de morts !

Quand le soir, les gardes cherchèrent
Ce que Mark était devenu,
Du laurier-rose ils s’approchèrent :

Le cadavre avait disparu.
Mais, constellé de fleurs écloses,
L’arbre, montant d’un jet plus sûr,
Faisait disparaître le mur
Sous ses ondulations roses ;
Et, recouvrant de ses rameaux
La tombe de la bien-aimée,
Dans la même étreinte embaumée
Réunissait les deux tombeaux.
Ô miracle ! en dépit des haines
Et des complots d’un cœur mauvais,
Tous les deux dans ces douces chaînes
Étaient réunis à jamais !
Ô chaste et gracieux mystère !
L’amour, toujours jeune, et plus fort
Que le ciment et que la pierre,
Bravait tyrannie et colère,
Et sortait vivant de la mort !

Ô vous ! dont les âmes jumelles
Dans des tendresses mutuelles

N’ont pu se rejoindre ici-bas,
Puisse vous unir le trépas !
Puisse une brise passagère
Prenant sur le tertre fleuri
Où repose l'être chéri
Quelque graine tombée à terre,
L’emporter, d’une aile légère,
Jusqu’à la tombe où vous dormez…
Et là, sous des cieux embaumés,
De cette graine voyageuse
Puisses-tu germer et grandir
Éternellement vigoureuse,
Fleur bien-aimée et précieuse.
Fleur de l’immortel souvenir !