Calmann Lévy, éditeur (p. 241-258).

ANDRÉ CHÉNIER.


À PAUL DÉROULÈDE.


Ô Liberté ! que de crimes on commet en ton nom !
Mme  Roland


I


Trois jours !… et la Terreur dont le pouvoir chancelle,
Va finir dans la honte et dans l’abjection,
Maudite pour jamais, ne laissant après elle

Qu’une longue exécration.


Trois jours !… en attendant, la guillotine active
Frappe à coups plus fréquents et plus précipités,
Comme s’il lui semblait que le repos arrive,

Que les moments lui sont comptés.


Et malgré tout, talent, innocence, génie,
Malgré les longs efforts d’un père infortuné,
Au nom de la justice — exécrable ironie ! —

André Chénier est condamné.


C’en est fait : emplissant les longs corridors sombres
De ce nom grand déjà, désormais immortel,
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,

A jeté son funèbre appel.


Le poëte écrivait : un vers venait d’éclore
Dans son cerveau puissant, vers à peine achevé,
Qui sur le papier blanc brillait humide encore :

Brisant sa plume, il s’est levé.


Et lui, paisible amant des bois et des fontaines,
Lui, noble citoyen au cœur loyal et haut,
Poussé par le torrent inconscient des haines

Où marche-t-il ? À l’échafaud !


Voyez : de la prison la porte s’ouvre à peine
Qu’au milieu de soldats, une charrette en sort,
Gémissant sous le poids de la pâture humaine

Qu’elle va jeter à la mort.


Un court frémissement fait onduler la foule :
Mille poings sont en l’air, mille cris sont poussés :
Le pesant chariot se met en marche, roule,

Et fend le peuple aux flots pressés.


Lentement, vers le lieu du supplice il s’avance,
Et le chemin est long, et tu peux accourir
Populace, et goûter la noble jouissance

D’insulter ceux qui vont mourir !


II


Sans doute, entouré de ces rages,
Souffleté de ces vils outrages,
Par ces mille poings menacé,
Le poëte a courbé la tête,
Il a frémi sous la tempête,
Un subit effroi l'a glacé.

Sans doute, à ce spectacle infâme,
Il a senti s’emplir son âme
De dégoût et d’aversion ;
Ou bien, plus que dégoût et crainte,
Il a subi la rude étreinte
D’une noble indignation…


Non, cependant : il est tranquille ;
Debout dans la charrette vile
Il n’a pas un instant frémi ;
Et sa bouche, loin de maudire,
S’éclaire d’un vague sourire,
Et son œil se voile à demi.

Qu’est-ce donc ? ah ! c’est un beau rêve
Qui le ravit et qui l’enlève
À son martyre d’ici-bas !
Que lui fait ce peuple en délire
Qui se lève pour le maudire ?
Il ne voit pas, il n’entend pas.

Oh ! comme il laisse sa pensée
S’élancer, mollement bercée
Sur les ailes du rêve d’or,
Et, dans l’illusion profonde,
Voler en plein ciel, loin du monde,
Monter plus haut, plus haut encor !


Grâce au mirage qui l’enivre,
Près de mourir, il croit revivre ;
Le présent s’est évanoui :
Au sein d’une vive lumière
Voici son existence entière
Qui se déroule devant lui.

Oh ! les premiers temps de l’enfance,
Où la vie à peine commence
Fraîche, ignorante des malheurs,
Et, comme le fleuve à sa source,
Ne trouvant encor dans sa course
Qu’un lit tout parsemé de fleurs !

Oh ! les solitudes chéries,
Où promenant ses rêveries
Il a, pour la première fois,
Reçu dans son âme confuse
Le baiser de sa blanche muse
Qui le guettait au fond d’un bois !


Où sous les grands chênes antiques,
Épris des chefs-d’œuvre classiques
Et de la verte antiquité,
Déjà, d’une touche légère,
Il tâche d’imiter Homère,
Et veut marcher à son côté !

À vingt-deux ans, c’est le voyage :
La Suisse riante ou sauvage ;
C’est, dans ce tranquille pays,
L’Hasly, solitude arrosée
Par l’Aar, doux et frais Élysée
Qu’il a chanté pour ses amis ;

Ou bien, c’est la brune Italie,
La terre classique, remplie
Des purs souvenirs d’autrefois ;
Et, sur les bords sacrés du Tibre,
Rome, la grande cité libre,
Rome, la maîtresse des rois.


Au retour, après trois années
À l’art tout entières données,
C’est l’Angleterre au ciel pâli ;
Et dans l’ambassade lointaine
Le spleen noir, que combat à peine
Le travail, père de l’oubli.

La patrie enfin retrouvée
Il se livre, dès l’arrivée
Au courant paisible et dompté
Du fleuve qui parcourt la France,
Portant en ses eaux l’espérance
D’une tranquille liberté.

Mais quand le sombre orage arrive,
Quand le fleuve, couvrant sa rive,
Court et bondit en mugissant,
Par les campagnes désolées
Roulant, dans ses ondes troublées,
Des torrents de fange et de sang ;


Quand la liberté dépassée
Par une licence insensée
Erre sans aide, sans soutien,
Sans que sa voix se fasse entendre :
Honneur à qui vient la défendre !
Place au poëte-citoyen !

Place au lutteur noble et sincère
Qui, plein d’une sainte colère
Contre une vaine cruauté,
Dût-il se briser dans la lutte,
Défend un roi qu’on persécute
Tout en blâmant la royauté !

Vains efforts ! Inutile audace !
Aux vivats de la populace
Louis Seize est guillotiné :
Robespierre commande en maître ;
Qui le désapprouve est un traître,
Qui l’ose dire, un condamné.


Alors, loin des places publiques,
Loin des orages politiques
Dont le ciel se met à trembler,
Avec quelle ivresse profonde
À Versailles, seul, loin du monde
Le poëte va s’exiler !

Dans sa tranquille solitude
Que douce lui semble l'étude !
Et qu’il retrouve avec bonheur
Ses livres chéris, ses poëtes,
Consolations toujours prêtes,
Baume de l’esprit et du cœur !

Vaillamment il suit à la trace
Virgile, Théocrite, Horace,
Sans jamais se sentir lassé ;
Avec eux son âme se lie…
Ô joie ineffable ! Il oublie
Le présent au sein du passé.


Pourtant, quand la foudre qui tonne
Et dont le fracas l'environne
Vient à pénétrer jusqu’à lui,
Et d’une lumière sanglante
Déchire l'ombre consolante
Où son souvenir s’est enfui ;

Alors le rêve heureux s’efface !
Il frémit, il regarde en face
L’odieuse réalité ;
Son génie indigné s’allume :
La strophe bondit, frappe, écume,
Souffletant le crime éhonté.

Mais ce sont fureurs passagères :
Le poëte aux grâces légères
Pour de tels élans n’est point né ;
Il préfère à l’ode énergique
L’harmonieuse bucolique
Ou l’églogue au chant alterné.


Plus que les pâles Euménides,
Il aime les Nymphes timides
Fuyant le satyre enivré,
À l’heure ou Phébé dans les branches
Revêt de ses dentelles blanches
Les profondeurs du bois sacré.

Sur la rive où pleure le saule
Il aime voir l’humide épaule
De la naïade au sein des eaux :
Il aime, aux heures matinales,
Dans les prés, les chants des cigales,
Ceux de Zéphyr dans les roseaux.

Il ouvre pour quelque bergère
Daphné, Lycoris ou Néère,
D’un beau pasteur les bras nerveux,
Ou bien, sous la vague marine,
Berce la jeune Tarentine
Myrto, la vierge aux blonds cheveux.


Voilà son éternel poëme !
Voilà ce qu’il voit, ce qu’il aime ;
Tel est le pays enchanté
Où, loin de la tristesse humaine,
Libre, heureux, confiant, le mène
La muse de l'antiquité.

Les projets lui viennent en foule :
Tout un avenir se déroule
Plein d’études et de travaux :
Il veut, et l’annonce lui-même,
Au moule de l’ancien poëme
Adapter des pensers nouveaux ;

Il veut, sous cette forme antique,
Célébrer la jeune Amérique ;
Enseigner le doux Art d’aimer,
Chanter l'Invention féconde,
Ou peindre Suzanne la blonde,
Au bain, prête à se parfumer.


Oh ! les beaux rêves qu’il caresse !
N’a-t-il pas pour lui la jeunesse
Unie au travail bien-aimé ?
Trente ans ! l’âge fort où l’on crée,
Où l’œuvre jaillit, inspirée,
Du grain que l’étude a semé !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


III


Mais qu’est-ce donc ? Un choc brusque, soudain, l’arrête…
Il se réveille… horreur ! Le songe est effacé…
Auprès de lui la foule et l’ignoble charrette :

Devant lui, l’échafaud dressé.


Il ne tressaille point. — Dans sa fierté sublime,
Innocent, au bourreau sans crainte il va s’offrir :
Un éclair, un bruit sourd… et Chénier meurt victime

De la Terreur qui va mourir.


Oublions, oublions cette époque irritée !
Ô Liberté divine, ô fille de la loi,
En voyant sous ton nom tant de honte abritée

On se prend à douter de toi !


On ne t’accepte plus comme le but suprême
Où conduit l’avenir, où va l’Humanité ;
On est prêt à flétrir d’un indigne blasphème

Ta grandeur et ta majesté.


Mais non ! car tu n’es pas coupable de l’outrage !
Non ! ce n’est point par toi que le sang a coulé :
Et si ton nom sacré préside à ce carnage,

C’est qu’une autre te l’a volé !


Cette autre, que l'on hait aussi fort que l'on t’aime,
Cette autre, qui se dit ta sœur, ô Liberté !
C’est la Licence folle avec l’Émeute blême

La torche en main, à son côté !


C’est elle qui, marchant près de toi, pâle et sombre,
Frôlant ton pur manteau de ses sales haillons,
Sur ton brillant flambeau jette parfois son ombre

Et met du sang dans tes rayons !


C’est elle qui te suit, ardente, et prend ta place
À ta première erreur, à ton premier faux pas,
Pour appeler bientôt le despote qui passe

Et tomber ivre dans ses bras !


C’est elle qui se plaît à la noire hécatombe ;
Elle que réjouit l’acre odeur du charnier ;
C’est elle la coupable : et sur elle retombe

Le meurtre indigne de Chénier !


Et toi poëte, toi dont le vigoureux blâme
De la fausse déesse a flétri les méfaits,
Dors en paix au pays où t’emportait ton âme,

Au beau pays que tu chantais.


Dans l’ombre fraîche, au bord d’un ruisseau qui murmure,
Voici le marbre pur où ton nom est gravé ;
Un souffle de printemps plane sur la nature :

L’astre de la nuit s’est levé.


La rose des tombeaux et le pâle asphodèle
Mêlent autour de toi leurs suaves couleurs,
Et Zéphyr, en volant, vient caresser de l’aile

Le gazon constellé de fleurs.


Au son plaintif et doux d’une flûte lointaine
Les nymphes, s’enlaçant sous les verts orangers,
Dansent sur l’herbe épaisse, en l’effleurant à peine

De leurs pieds actifs et légers ;


Ton vers harmonieux dans les branches soupire,
Et Mnémosyne, ouvrant son péplum argenté,
Dépose sur la tombe où ton âme respire

Le laurier d’Immortalité !