À soi-même : Journal (1867-1915)/Sur Jean Dolent

Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 116-135).

1913, AvrilSur Jean Dolent.

Rappelons-nous qu’il a écrit ceci : « Vivre sans bruit console de vivre sans gloire ». Pourquoi ne serions-nous pas consolés nous aussi de lui rester fidèles, et de le lire, et de l’aimer, dans le silence ? Nous serions là dans sa pensée et silence n’est pas oubli. Quiconque a fait de la peinture autrefois, dans les générations qui nous précèdent, quiconque en fait aujourd’hui, se souviendra toujours de ses écrits et de la belle indépendance qu’il a montrée dans la défense des maîtres indépendants. Je rends hommage à Jean Dolent parce qu’il a aimé les peintres, et tous ceux qui, par leur attitude et leur caractère, ont montré le souci de l’art, uniquement de l’art pour l’art, de l’art seul. Ils ne sont pas légion ceux-là, ils sont rares. Ils vont, consolés de vivre sans bruit, en faisant œuvre qui n’a point d’alliage. Ni politique, ni vues sociales.

Les Autres ? ah ! comme il les a touchés et ombrés de sa délicieuse raillerie ! Leurs ouvrages et leurs propos activaient et fertilisaient sa verve gamine. Votre enquête m’a remis en mains ses livres de lecture légère, écrits d’un style cursif et rapide, un style qui ne paraît pas et nous laisse à l’aise, sans influence de littérature (ce qui est bon dans le régime du peintre). Ses traits sont comme des traits d’eau-forte, et ils enferment un sens double, triple, comme était sa parole.

Je ne saurais dire combien est sympathique et bon le souvenir que je garde de lui. Ses rencontres m’étaient agréables. Nous nous abordions par attrait ; comme dans un entendement préalable, dérivé de choses ambiantes que nous savions sans les dire et dont le commentaire, vu son âge et le mien, s’exprimait, entre nous par un sourire.

Il est un de ceux pour qui je garde regret que les complications de la vie et du labeur ne m’aient pas permis de les voir plus souvent.



J’aperçois dans une vitrine un livre avec ce titre l’Art social. C’est répugnant. Je l’ouvre néanmoins et je vois : Socialisation de la beauté, et je le ferme.



On n’apprend guère que de soi-même : il est difficile d’enseigner.

Tous les maîtres ont conseillé d’étudier la nature et sont d’accord là-dessus ; mais ils ont différé dans les moyens à donner pour le faire parce qu’ils étaient tous différents.



Pour une conférence faite en Hollande à l’occasion d’une exposition de ses œuvres (Janvier 1913).

Ce ne sont pas ici des souvenirs que je donne, mais des avis sur moi, des aveux, des témoignages, à seule fin si possible de faire indirectement jour sur mon art. Je le lui dois. Bien que j’en connaisse les défauts et les faiblesses, j’en ai le respect. Il m’est revenu de sa signification et de sa portée sur l’esprit de quelques-uns des échos si touchants, si sérieux, inattendus, éveillant aussi ma surprise, que je ne fais que participer à son expansion en m’occupant encore de lui par la plume, et en tâchant de projeter sur l’esprit de quelques autres, un peu plus loin, quelque chose encore du premier effet.

Et soyez assuré que j’écris ici impassionnellement, sans rien d’altier, rien de ma personne, mais avec le désir de la soustraire. Je ne voudrais pas me départir de la réserve et retenue qu’il est bienséant de garder en parlant d’un art où l’on est en cause. Tout n’est pas vanité chez celui qui accepte ses propres dons avec curiosité reconnaissante, et sans aucune envie de ceux des autres : il se soumet docilement aux soins de la culture de ses facultés pour le plaisir d’en recueillir les fruits, et de les partager avec ceux qui les attendent et les aiment. Je poursuis donc le cours de ce récit pour eux, pour ceux qui m’approuveront dans la tâche et qui sauront voir aussi qu’elle est toute simple.

Lorsque je produisais autrefois des dessins et des lithographies, et que je publiais celles-ci, j’ai reçu bien des fois des lettres d’inconnus me disant leur attachement à cet art, et me révélant une émotion exaltée. Un d’eux m’avouait avoir été touché jusqu’aux sentiments religieux et en avoir reçu la foi. Je ne sais si l’art a de tels pouvoirs; mais j’ai dû, dès lors, envisager moi-même avec plus d’égards certains de mes travaux, et particulièrement ceux que j’exécutais naguère à des heures de tristesse, de douleur, et pour cette raison-là plus expressifs sans doute. La tristesse, quand elle est sans cause, est peut-être une ferveur secrète, une sorte d’oraison que l’on dirait, confusément, pour quelque office, dans l’inconnu.

J’ai donc regardé et scruté mes noirs, et c’est surtout dans les lithographies que ces noirs ont leur éclat intégral, leur éclat sans mélange, car les dessins au fusain que je fis avant elles, et depuis, furent toujours exécutés sur des papiers teintés de rose, ou jaune, quelquefois bleu, donnant là ma tendance ou les prémisses de la couleur dans laquelle je devais plus tard me complaire et me laisser envahir de délectation.

Le noir est la couleur la plus essentielle. Il prend surtout son exaltation et sa vie, l’avouerai-je ? aux sources discrètes et profondes de la santé. Du bon régime et du repos, ou disons mieux, de la plénitude de la force physique dépend la sourde ardeur vitale que donnera le fusain. C’est dire qu’il apparaîtra dans sa pleine et meilleure beauté, au cœur même de notre carrière, courte ou longue. Il est un épuisant, plus tard, dans la vieillesse, quand la nourriture s’assimile moins. On pourra toujours, à ce terme, étaler de la matière noire sur une surface, mais le fusain reste charbon, le crayon du lithographe ne transmet rien ; c’est en un mot que la matière reste à nos yeux ce qu’elle paraît, chose inerte et sans vie ; tandis qu’à l’heure heureuse de l’effervescence et de la force propices, c’est la vitalité même d’un être qui jaillira d’elle, son énergie, son esprit, quelque chose de son âme, le reflet de sa sensibilité, un résidu de sa substance en quelque sorte.

Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n’éveille aucune sensualité. Il est agent de l’esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme. Aussi la bonne estampe sera-t-elle goûtée plutôt en pays grave, où la nature au dehors peu clémente contraint l’homme à se confiner chez soi, dans la culture de sa propre pensée, ainsi que dans les régions du nord, par exemple, et non celles du midi, où le soleil nous extériorise et nous enchante. Elle n’est guère estimée en France, sauf appauvrie par la couleur, résultat autre, qui anéantit l’estampe et l’avoisine à l’image. Le crayon n’est guère plus apprécié.

Il y a au Louvre, dans les galeries des dessins, une somme d’art bien plus grande et plus pure que dans les galeries de peinture : on y va peu ; on visite préférablement les tableaux. C’est que le plaisir des yeux est là. Voilà le clair indice de l’analogue indifférence qui accueillera toujours en France l’œuvre de l’artiste qui se complaît dans l’austérité du noir. Aussi ai-je regardé l’essai qu’on voulut y faire de la publication de mon catalogue, sans trop y croire, je l’avoue.

Puis il devait paraître sur les Boulevards. Imagine-t-on le passant alerte et amusé de ces promenades bruyantes retenu sérieusement par une publication de cette nature ? Non, ces étranges lithographies, souvent sombres, abstruses, et disons-le, dont l’aspect est peu séducteur, s’adressent au contraire à des esprits de silence, et même ayant encore en eux les ressources si rares de l’ingénuité naturelle — sorte de grâce.

Pour dire ici toute ma pensée, j’ai toujours cru que mon public était loin de ces lieux, ainsi que le prouva d’ailleurs la première attention qui me fut donnée : c’est tout d’abord au delà de la frontière qu’on aima et rechercha mes travaux.

Quel bon public celui qui n’aurait jamais rien vu ! Le dilettante, quand il est sans amour, entretient en lui une tare néfaste : le besoin d’analyse, et l’accumulation dans sa mémoire de tout ce qu’il a vu (accumulation combien grande et toujours accrue à notre époque). Cet embarras mental le détourne de la fraîche et fertile naïveté ; sa sensibilité n’est plus libre ; il ne s’y livre, à Paris du moins, que dans la tension aiguë de n’être pas dupe d’une impression qu’il veut toujours lucide et de suite intellectuelle, dont il parlera aussitôt comme il convient, habituellement avec vivacité légère, et même avec un sourire. La gravité du caractère de l’art, au contraire, a son action sur des êtres dont l’attention et la disposition sont réfléchies. De même chez celui qui le crée : l’artiste sait très bien qu’entre toutes ses œuvres, celle qui le reflète et le révèle le mieux a été faite dans la solitude. Toute genèse garde un peu d’ombre et de mystère. C’est dans la solitude que l’artiste se sent vivre énergiquement, en profondeur secrète, et que rien du dehors mondain ne le sollicite et ne l’oblige au déguisement. C’est là qu’il se sent, se découvre, qu’il voit, trouve, désire, aime, et se sature de naturel aux sources initiales de l’instinct ; c’est là, plus qu’en tout autre lieu social, que lui est donné le pouvoir de s’exalter purement, et d’illuminer de son esprit la matière qu’il ouvre et qu’il déploie.

Mes premières lithographies, parues en 1879, étaient, pour la plupart, des répliques ou variantes de dessins que j’avais faits bien avant pour moi seul, en plein isolement de la campagne. La vue du paisible travail des champs était la seule distraction qui pût m’en distraire. Rien n’est propice à la production d’art comme un régime de distractions contraires à l’art même : tout comme une légère occupation physique qui met au cerveau une certaine ébullition productive. Combien de fois, ô bien sincère témoignage, ai-je pris le fusain d’une main brunie par la terre qu’en jardinant je venais de toucher ! Sainte et silencieuse matière, source réparatrice et refuge, que je vous dois de doux apaisements ! quel baume eut jamais sur moi, sur mon esprit et même sur mes peines, une action plus subite, plus bienfaisante que la vue de l’herbe verte, ou le contact de tout autre élément inconscient. Quitter la ville, aller aux champs, approcher d’un village en sa tranquillité rustique, c’est là, toujours, que j’ai senti les secousses d’un petit battement de cœur qui m’ont rendu grave, et que, recueilli subitement dans un retour sur moi-même, j’ai balbutié, distrait, que la vérité de la vie était de vivre là — peut-être.

Mais il est vain de récriminer. Ce qui ne fut pas ne pouvait être. Et le passé, d’ailleurs, ne laisse-t-il pas au présent une marge sur laquelle l’avenir peut inscrire des jours meilleurs ? Et n’est-ce point là, aussi, le profit consolant de la vieillesse, ce terme inexorable mais lucide, où l’on peut être plus aisément sage, à la lumière nouvelle que donnent les bons avis du souvenir ?

On fait évoluer et progresser son talent de même. L’artiste qui produit avec le souci de la perfection, j’entends le souci de donner avec candeur une œuvre d’assouvissement autonome, une œuvre où se révélera sa personnalité unique, celui-là toujours y mettra son nom comme à regret, ou avec quelque gêne. Et c’est ce litige, ce malaise de conscience, qui est le principe fatal du recommencement prochain, le ferment de l’œuvre qui suit, avec intention de la donner meilleure.

Je me suis donc observé dans mes fruits. Oh ! sans orgueil, en regardeur attentif, un peu comme le savant regarderait les phénomènes appréciables d’une fonction de la nature, et pour en acquérir une augmentation d’expérience. Et j’ai connu la subite influence qu’exerçaient sur moi divers lieux, ou le temps, la saison, ma demeure, l’orientation du jour d’atelier, pour affirmer ici avec certitude et assurance, combien il nous faut compter avec le monde invisible, mouvant et palpant qui nous entoure, et nous ploie au dedans sous les pressions encore obscures et inexpliquées du dehors.

Tout pli fait en nous dans un lieu se modifie à notre insu dans un autre. Je crois que le grand style de Rembrandt, ce style issu du cœur et d’un esprit capable d’étendue, tient à la stagnation de sa tranquille vie. Il ne quitta jamais Amsterdam et ne conseillait pas à ses élèves les voyages, ni même celui d’Italie. Et sans vouloir dire ici que l’immobilité donne du génie, je crois que le sien, son humaine et sublime vision, n’eût rien gagné à multiplier et accumuler les sensations reçues loin des modèles constants qu’il avait sous les yeux. Il eût perdu dans la diversité, ce qu’il gardait en lui d’unique et de profond au refuge solitaire de ses songes et de sa pensée. Et voyez aussi comme à la fin de sa vie, autant qu’en ses années mondaines et glorieuses avec Saskia, il donne plein essor au jeu de sa meilleure fibre, à la pitié. C’est alors, sans aucun doute, qu’il fréquente des gens qui ne sont pas du monde, mais de la rue, de l’humble faubourg des pauvres où il est, où il vit, où grouillent et palpitent et s’exaspèrent les profondes énergies de l’âme et de l’instinct.

Outre les dispositions reçues sous l’influence du monde et du lieu qui l’entourent, l’artiste cède aussi, dans une certaine mesure, aux exigeants pouvoirs de la matière qu’il emploie : crayon, charbon, pastel, pâte huileuse, noirs d’estampe, marbre, bronze, terre ou bois, tous ces produits sont des agents qui l’accompagnent, collaborent avec lui, et disent aussi quelque chose dans la fiction qu’il va fournir. La matière révèle des secrets, elle a son génie ; c’est par elle que l’oracle parlera. Quand le peintre donne de son rêve, n’oubliez pas l’action de ces linéaments secrets qui le lient et le tiennent au sol, avec l’esprit lucide et bien éveillé, tout au contraire.

Le crayon gras du lithographe opère indirectement : il est l’intermédiaire qui transmet et multiplie l’ouvrage ; et la sensibilité de l’artiste devra compter aussi (hélas) avec la promiscuité obligée de l’imprimeur. On lui confie le fruit précieux de son esprit, il le faut bien ; mais rien de bon, rien de complet ne sera possible sans la collaboration attentive de cet acolyte, simple opérateur, dont la participation est précieuse quand elle est intuitive, néfaste et déplorable quand elle ne pressent ou ne devine rien. On fait avec lui une union temporaire mal assortie, où il faut par raison s’entendre, s’accorder. Mais on ne fait pas une œuvre d’art à deux. Il faut qu’il y en ait un qui se ploie.

Mon Dieu, ai-je souffert dans les imprimeries, ai-je éprouvé intérieurement des sursauts de colère à la constatation de l’incompréhension confuse que l’imprimeur montrait toujours de mes essais. Je savais ces essais façonnés irrégulièrement, hors des méthodes habituellement suivies pour le travail sur pierre : mais je cherchais, j’ai cherché. Et je crois avoir mis abandonnément, et sans contrainte, mon imagination à même d’exiger, des ressources de la lithographie, tout ce qu’elles pouvaient donner. Toutes mes planches, depuis la première jusqu’à la dernière, n’ont été que le fruit d’une analyse curieuse, attentive, inquiète et passionnée de ce que contenait de pouvoir d’expression le crayon gras du lithographe, aidé du papier et de la pierre. Je suis étonné que les artistes n’aient pas donné plus d’expansion à cet art souple et riche, obéissant aux plus subtiles impulsions de la sensibilité. Il faut que le temps où j’ai vécu ait été bien préoccupé d’imitation et de naturalisme directs pour que ce procédé n’ait pas captivé les esprits inventifs de fictions et tenté de les conduire à déployer les richesses suggestives qu’il réserve. Il provoque et fait apparaître l’inattendu.

Je parle ici du papier dit « report » bien plus que de la pierre. Elle, elle est revêche, elle est maussade, comme le serait une personne qui a ses caprices et ses nerfs. Elle est impressionnable, elle subit les influences les plus mobiles et variées du temps. S’il pleut, s’il neige, si la température est chaude ou froide, autant de conditions décevantes ou heureuses, fertiles en agréables ou désagréables surprises, et dictant l’attitude qu’il faut avoir avec elle, quand on imprime. Aussi le train-train ordinaire de la vie à son côté est-il insupportable. Il vaut mieux délibérément la délaisser, l’oublier, elle et son grain, comme on néglige, hélas ! par la force des choses et malgré toute vertu, certaines personnes surannées et respectables, auprès desquelles on s’ennuie, parce que la vie et l’intérêt que l’on apporte aux choses présentes ne sont plus en elles. Tout l’avenir de la lithographie (s’il y en a) gît dans des ressources encore à découvrir du papier, qui transmet si parfaitement sur la pierre les plus fines et mobiles inflexions de l’esprit. La pierre deviendra passive.

Ces réflexions éveillent en ma mémoire le souvenir de Rodolphe Bresdin qui m’initia, avec le plus grand souci de mon indépendance, à la gravure et la lithographie. Lui ne la pratiquait pas sur papier ; il ne se servait pas du crayon non plus. Ce visionnaire, dont les yeux et le cœur étaient ouvertement fixés sur le monde de l’apparence, pointillait à l’aide de la plume seule, les éléments les plus menus propres à l’expression de son rêve. Il a laissé, outre d’admirables eaux-fortes, quelques pierres où la constitution des noirs est solide. Il les façonnait avec l’inquiétude constante que lui donnait cette encre. Il la délayait gravement, paisiblement, précieusement ; et l’on sentait, à le voir, combien cette opération première, si indifférente à d’autres, était en quelque sorte décisive pour lui. Il entourait ce liquide d’égards et de soins ; il en écartait toute poussière dont la funeste présence eût mis à toute l’exécution des obstacles. Il me rappelait alors, dans ces soins minutieux, ce maître hollandais qui, par un esprit précautionneux semblable au sien, avait placé son atelier de travail à la cave, où nul autre que lui ne pénétrait, où il descendait lentement et doucement, afin de n’y soulever aucun atome nuisible, capable de troubler la pureté de ses huiles et de ses couleurs.

Bresdin, bien que Français né près de la Loire, avait dans ses goûts et sa vie quelque chose des maîtres de la belle substance. Il était pauvre et entouré d’objets bien précaires, mais tout ce qu’il touchait de ses belles mains fines donnait à l’esprit l’idée d’une chose rare et précieuse. Quand il travaillait, ses doigts en fuseau semblaient prolongés de fluides qui les liaient à ses outils. Ce n’étaient pas des mains de prélat, selon une expression connue, c’étaient des mains conscientes, amoureuses, sensibles aux substances, non dédaigneuses des objets humbles, mais cependant affinées, élégantes, douces et souples d’aristocratie. Des mains artistes. Elles révélaient bien, comme toute sa personne d’ailleurs, l’être à part et de destination fatale, l’être prédestiné que doivent faire souffrir sourdement, douloureusement, les heurts journaliers de la vie ordinaire contre celle de sa dilection. L’artiste, cet accident, cet être que rien n’attend dans le monde social, sauf l’amour et l’admiration de quelques êtres, au hasard des affinités, l’artiste est bien condamné, quand il naît sans fortune, à subir toutes les duretés du désenchantement. Mais Bresdin, par un don naturel d’enjouement et d’allégresse, portait hautement les blessures du sort : ses dehors, à qui savait voir, exprimaient la bonté.

C’était un homme de moyenne taille, trapu et puissant, les bras courts. La figure aux yeux clairs et fins. Un front placide et haut qu’aucune ride ne rayait.

Il jardinait volontiers et avec la minutie d’un Chinois. Subtil en tout et méticuleux, il apportait là sa finesse, sa délicatesse, ses curiosités d’analyse et d’observation. C’était alors, plus qu’à tout autre moment, qu’il avait l’esprit alerte et qu’il s’épanchait en jets de paroles subits et saisissants qui me laissaient pensif. Il me dit une fois, sur un ton d’autorité douce : « Voyez ce tuyau de cheminée, que vous dit-il ? Il me raconte à moi une légende. Si vous avez la force de le bien observer et de le comprendre, imaginez le sujet le plus étrange, le plus bizarre, s’il est basé et s’il reste dans les limites de ce simple pan de mur, votre rêve sera vivant. L’art est là. » Bresdin me tenait ce propos en 1864. J’en note la date parce que ce n’est pas ainsi que l’on enseignait en ce moment-là.

Je me déclare heureux aujourd’hui d’avoir entendu jeune, d’un artiste très original et entier que j’aimais et admirais, ces paroles peu subversives que je comprenais si bien, et qui confirmaient ce que je pressentais moi-même. Elles donnent, sous une forme apparemment bien simple, les préliminaires du haut enseignement. Elles ouvrent la vue du peintre sur les deux mondes de la vie, sur deux réalités qu’il est impossible de séparer sans amoindrir notre art et le priver de ce qu’il peut donner de noble et de suprême.

Les artistes de ma génération, pour la plupart, ont assurément regardé le tuyau de cheminée. Et ils n’ont vu que lui. Tout ce qui peut s’ajouter au pan de mur par le mirage de notre propre essence, ils ne l’ont pas donné. Tout ce qui dépasse, illumine ou amplifie l’objet, et surélève l’esprit dans la région du mystère, dans le trouble de l’irrésolu et de sa délicieuse inquiétude, leur a été totalement fermé. Tout ce qui prête au symbole, tout ce que comporte notre art d’inattendu, d’imprécis, d’indéfinissable et lui donne un aspect qui confine à l’énigme, ils s’en sont garés, ils en ont eu peur. Vrais parasites de l’objet, ils ont cultivé l’art sur le champ uniquement visuel, et l’ont fermé en quelque sorte à ce qui le dépasse et qui serait capable de mettre dans les plus humbles essais, même en des noirs, la lumière de la spiritualité. J’entends une irradiation qui s’empare de notre esprit, — et qui échappe à toute analyse.

À l’évidence de ces lacunes, que l’on ne peut dénier, on se laisserait aller à du regret, si le souvenir s’effaçait de ce qui s’épanouissait partout dans ma jeunesse. Ceux qui, ainsi que moi, ont vu le cours des productions de cette époque-là, comprendront à quel point les artistes d’esprit clôturé dont je parle ont eu leur raison d’être, hélas ! et combien ils obéissaient, consciemment ou non, à une loi de rajeunissement et rafraîchissement nécessaires. Tout le déroulement de l’influence de David, par ses élèves et petits élèves, battait officiellement son plein : production captive, sèche, dénuée d’abandon, issue de formules abstraites, quand il eût suffi d’ouvrir naïvement les yeux sur les magnificences de la nature pour libérer cette production, et la revivifier.

Tout bien considéré, il nous faut donc savoir gré quand même à ceux de mes contemporains qui ont pris le bon chemin, celui du vrai, dans la futaie. Si les arbres n’y sont pas de haute cime, si le ciel y est un peu bas et les nuages trop lourds pour y laisser nos rêves, quelques-uns de ces artistes ont toutefois marché dans leur chemin résolument, virilement, avec la crânerie des réfractaires convaincus qui tiennent pour un instant une part de vérité dans la vérité. Si l’édifice qu’ils ont construit n’a pas de perspectives profondes, l’air du moins y est pur, et l’on y respire.

Bresdin ne connut pas leurs luttes parce qu’il était d’un autre temps ; il était de 1822. Et le petit village où il est né ne lui avait mis sous les yeux, en son enfance, que les paisibles tableaux agrestes de la campagne. Il ne songea pas à les faire mieux, il les aima. Tout bambin déjà, il griffonnait et gravait sur le cuivre, et le curé du village, surpris de ses essais, fut, m’a-t-il dit, son premier protecteur. Oh ! le bon curé, qui ajoutait à l’austère exercice de son ministère un peu de sollicitude pour l’art. Tolérant aussi quelque émancipation, il éclaira les parents de Bresdin sur la vocation de l’enfant, et leur conseilla de le laisser partir pour suivre autre part, en meilleur milieu, un autre avenir que celui qu’on lui préparait. C’est que son père était tanneur.

Dans quelle région, dans quel monde social venaient surgir en cet enfant des dispositions si précieuses pour aboutir plus tard à la fleur rare de l’originalité ! Il est à croire que, dans la suite, lorsque Bresdin grava les images touchantes de la Fuite en Égypte, ce sujet qu’il aimait et qu’il varia si souvent, il est à croire qu’il songeait au bon curé qui lui avait montré la divine étoile. Il ne fit aussi que pérégriner toujours en imagination vers des mondes meilleurs. Il dessinait des familles en voyage, des barbares en émigration, des armées, légions ou peuplades en fuite. Je ne saurais insister sur l’abondance et la variété de ses œuvres que l’on ne connaît point, et parce que les épreuves en sont rares et peu multipliées.

Il m’a dit que sa mère était du monde de la noblesse, je crois du moins m’en souvenir, et cette origine expliquerait peut-être les traits disparates du caractère que l’on voyait en lui. Il était peuple et aristocrate. Il tenait sans doute de cette naissance les particularités de sa nature étrange, fantasque, enfantine, brusque et bonne, subitement repliée, subitement ouverte et enjouée. Le naturel de ses propos donnait de bons avis qu’on recueillait sans les fatigues d’un enseignement grave. Tout prenait avec lui une forme légère pour vous amener à réfléchir et souvent même avec un sourire. C’était du véritable humour. Il ne comprenait et n’aimait pas l’art académique. Il s’indignait qu’un certain maître eût parlé de « probité » à propos du dessin. « La couleur c’est la vie même, disait-il ; elle anéantit la ligne sous son rayonnement. » Et l’on sentait que ses convictions sur ce point ne relevaient que de lui seul, et du culte qu’il portait à l’invention naturelle, instinctive.

Hélas, comme ce que j’écoutais auprès de lui contrastait avec ce que l’on entendait dans les écoles ! Quel enseignement avons-nous reçu ? et même ceux qui m’ont suivi ? Est-il possible, au cours de la tournée que fait le professeur à l’atelier, parmi les élèves devant le modèle, est-il possible de donner à chacun la bonne parole, la fertile parole, celle qui ensemencera chaque front selon sa loi particulière ? Non, difficilement. En tout élève, en tout enfant, n’y a-t-il pas un mystère, le mystère surprenant de ce qui va être ? Et le professeur aura-t-il le tact assez docile, la perspicacité assez fine et divinatrice pour mettre en floraison fertile les premiers bégaiements de son élève ?

Celui qui professe, après tout, ne veut que continuer l’action des maîtres, mais, hélas ! et même seulement pour la transmettre, il n’a pas leurs procurations. Il se les octroie bien comme il peut, tant bien que mal, comme le grammairien, par l’analyse des belles œuvres du passé que le temps a consacrées, mais il n’acquiert là qu’une expérience abstraite, toute en formules, où il manque l’autorité prenante de l’amour. Or il faut aimer pour croire, et il faut croire pour agir : le meilleur enseignement sera donc reçu de celui seul qui aura déjà touché l’apprenti d’une sorte de révélation créatrice, issue de la beauté de ses propres œuvres.

Il n’en est pas ainsi aujourd’hui. Mon ami Stéphane Mallarmé, toujours par un esprit de belle indépendance, désirait l’abolition du lycée, autant que celle de la guillotine.

Peut-être songeait-il aux exigences de sa vie de professeur, mais il songeait aussi, sans aucun doute, aux à peu près insuffisants de l’enseignement que l’étudiant reçoit, et partage, tout à la fois, dans un bloc de camarades. Il s’y cherche plus difficilement que lorsqu’il est seul, sans contrainte.

Pour ne parler ici que de l’élève peintre à l’académie, je le compare à la graine que le semeur a jetée dans le champ pour être mise en fécondation à tout hasard par la charrue qui passera aveuglément sur elle, jetant de la terre propice ou non, au petit bonheur.

La charrue, c’est la règle, le lycée, l’académie de peinture, le maître sans amour peut-être et indifférent, qui vient à heure et jour fixes, puisqu’il fonctionne. L’élève est là bien loin du doux et bienfaisant loisir, et des heures bénies où l’intuition le guidera.

Je crois à un enseignement fructueux par communication naturelle, à côté d’un maître de notre choix, et même dans son intimité si possible, tel qu’il se pratiquait naguère.

Auprès de Bresdin, on n’oubliait pas plus le culte de la nature que celui des maîtres, particulièrement de Rembrandt qu’il adorait. « Rembrandt, disait-il encore, ne peignait que des gueux, des perclus, des goutteux, et pourtant quelle noblesse, quelle élévation, quelle poésie, quel divin : il a du dieu ! »

J’aimais à donner à ce fervent disciple quelque chose du maître qu’il vénérait. Comme lui, il habitait une humble banlieue, où son aspect et ses allures inspiraient quelque méfiance à la population des pauvres gens qui l’entourait, on s’en apercevait. Il était lui-même mystérieux. Il l’était, non par dédain, mais par supériorité naturelle, et pour garder, vierges et plus actives, les ressources internes de sa propre vie. Le peuple ne comprend pas ces rapports-là. Il ne les admet que dans un ordre d’actions autres que celles de l’artiste, dont il ne peut soupçonner les douleurs. Il ignore les froissements que le raffinement de culture rencontre dans la promiscuité. Mais l’artiste, cependant, sans s’y mêler, aimera toujours la spontanéité du peuple, parce qu’elle nourrit sa vision de naturel, et qu’il y trouve, plus qu’en des lieux mondains, la générosité native du geste et des passions.

Je le vis à Bordeaux dans une extrême détresse qu’il oubliait dans un labeur de forcené. Sa rue, d’appellation ancienne, ne porte plus aujourd’hui ce nom de rue Fosse-aux-Lions, qu’il me faisait remarquer en plaisantant, avec un sourire. Elle était proche du beau cimetière de la Chartreuse que je traversais quelquefois en allant chez lui, le matin à première heure. C’était au printemps. Cette saison, à Bordeaux, a des douceurs délicieuses ; l’atmosphère y est humide et chaude sous un ciel clair, la lumière limpide. Je ne sais si c’est le recul du temps qui amplifie ainsi les impressions de la jeunesse, mais nulle part et jamais je n’ai goûté si fortement la vivifiante souplesse de mes marches le long des petites rues solitaires aux trottoirs étroits qui me conduisaient chez lui. C’étaient des quartiers à demi faits, sans agglomération humaine, où des arbres émergeaient des jardins par-dessus des murs bas ou des palissades, où des fleurs d’aubépine tombées sur les trottoirs, et que je foulais, me plongeaient dans de singulières rêveries.

À ce moment de l’année, et plus encore à celui de la jeunesse, avec quelle fraîcheur vibrent en nous les fibres sensitives ! Et comme les mobiles changent : je ne marcherais plus sur des fleurs aujourd’hui. Il me semblerait commettre une profanation ; il me semblerait grossier de mutiler ainsi, même tombées et quand vient de cesser leur vie courte, ces êtres fragiles de parfum, prodiges adorables de la lumière. Je les écrasais autrefois avec volupté, pour l’étrange frisson que j’en ressentais, et le cours plus étrange encore que prenaient mes pensées par cet acte. C’était comme la confuse souvenance de choses antérieures à mes jours mêmes, l’écho de douces joies, de bienheureux enchantements. Et cela contrastait avec l’état habituel de ma mentalité, alors si morose et mélancolique. Sur le même cahier où je recueille les propos de mon vieil ami Bresdin, et que je notais en cachette, comme je lui cachais aussi les miens, je trouve ces lignes écrites d’une écriture maladive, et que je vous donne comme les prémisses de mes noirs, de mes ombres — et que je n’écrirais plus aujourd’hui non plus : « J’ai passé par les allées froides et silencieuses du cimetière et près des tombes désertes. Et j’ai connu le calme d’esprit. Ô mort que tu es large : dans le calme que ta pensée me donne, que de force contre le souci ! »

Je n’en veux pas transcrire davantage : simple indice d’un état d’esprit qui a dû se placer souvent sous mes crayons. Mais le temps, le temps où nous déroulons sans cesse nos accomplissements, m’a donné, comme à tout être humain, lumière plus vive. Et ces premiers ennuis, ressentis bien au delà de ma jeunesse même, ont dû se dissiper dans un accord plus juste entre mes forces et les désirs. En m’objectivant sans cesse, j’ai su depuis, avec les yeux ouverts plus grandement sur toutes choses, que la vie que nous déployons peut révéler aussi de la joie. Si l’art d’un artiste est le chant de sa vie, mélodie grave ou triste, j’ai dû donner la note gaie dans la couleur ; je le dirai une autre fois.

En arrêtant ici cet écrit, je le donne comme une sorte d’introduction à mon catalogue. Les éditeurs Artz & De Bois, de la Haye, pour la publication complète des reproductions de mes travaux graphiques, me donnent en ce moment une satisfaction profonde. C’est un ensemble de pièces diversement venues, où plusieurs sont un germe, un essai premier dont la sève seconde a fleuri dans un dessin qui n’est pas là, — et fleuri plus heureusement peut-être : un dessin sorti, par nécessité, de l’atelier avant la transcription sur pierre. Il en est ainsi à peu près 500 qui errent et vont par le monde, selon leurs destinées. Je les recommande à ceux qui aiment mes lithographies. Le fusain, matière légère qu’un souffle soulève, m’a permis la rapidité d’une gestation propice à l’expression docile et facile du sentiment. Je voudrais que l’on comprît, en feuilletant la série, l’acharnement que j’ai mis à connaître ce que le beau granit de Munich pouvait fournir et multiplier, pour le meilleur éclat de l’estampe dans le mode expressif. Il est quelques planches dont le résultat graphique l’apprendra, sans doute, et justifiera les autres, je l’espère.

Puis il faut être modeste pour mettre sous les yeux du public la totalité de ses fruits — toujours plus ou moins bons selon les années, selon nos jours.


1915, Réponse à une circulaire pacifiste venue de Hollande (15 Mars).

Monsieur, pour répondre à la demande que vous avez bien voulu m’adresser, je vous prierais de vous mettre par la pensée à notre place.

Veuillez supposer la Hollande envahie et l’ennemi occupé par surcroît, après les iniquités qu’il a commises et que vous savez, à détruire automatiquement, et sans raisons militaires, quelques-unes des belles œuvres d’art de votre patrimoine. Penseriez-vous à formuler des vœux pour la paix ? Je ne le crois pas : l’heure vous paraîtrait prématurée.

Non : l’Allemagne actuelle est une nation sans gloire et déshonorée, et son déshonneur suit le cours d’une progression dont la fin, on le pressent, sera loin de la rendre digne du pardon que vous dites, et d’entrer dans la grande famille d’amour humain et de bonté dont nous sommes, dont vous êtes, et qui vous a dicté, Monsieur, en termes attachants, en termes si nobles et élevés, la circulaire confidentielle que vous m’avez communiquée.

Comprenez que j’attende pour vous répondre le moment où l’Allemagne sera châtiée ou vaincue, je veux dire quand son armée ne sera plus sur le sol de la Belgique abusée, trompée mais glorieuse, et quand elle ne sera plus sur le sol français.

Pour les mêmes raisons, je n’ai pas demandé non plus autour de moi, d’adhérer à l’initiative que vous venez de prendre.


Il faut donner à ceux qu’on admire.

Quelle douceur, quelle noblesse de faire le bien pour l’accomplissement de la beauté !

Il est bien que le don d’une œuvre d’art aboutisse au bienfait de la charité. Mais (pour ne pas mettre de confusion dans nos sentiments) il ne faut pas nous convier à secourir des artistes par idée de fraternité. Certains mots ont une puissance créatrice capable d’égarer la conscience par un mauvais entendement. Quand on réfléchit, on voit que l’idée de fraternité ne peut surgir des artistes en collectivité.

Là où se porte notre envie se découvre notre faiblesse. L’envie est une aiguille aimantée vers le plus fort. Il faut alors être assez riche pour trouver dans les replis de son être la libération inscrite dans ce vers et du chant du Bienheureux : « Il vaut mieux suivre sa propre loi, même imparfaite, que la loi d’autrui, même meilleure. »

Les hommes politiques de la Chambre obéissent dans les ténèbres à l’esprit de leur parti. La guerre leur a fait la lumière. Par la menace de leur anéantissement total, ils ont vu soudain la réalité française, je veux dire la raison la plus générale de leurs mandats, d’où leur union subite pour façonner une loi de défense.

Qu’il serait beau de voir ainsi toutes les lois votées à l’unanimité !

Être d’un parti, c’est se mettre à plusieurs pour contraindre la liberté des autres, et se contraindre soi-même.

Être d’un parti, c’est entrer dans une impasse. Pas d’autre issue que sa propre liberté muette et clôturée.

La critique d’art n’est point créatrice. L’artiste n’en retire aucun profit : il est sa source. Il est le générateur actif qui va, suit son cours, évolue selon son intuition secrète.