À soi-même : Journal (1867-1915)/Marie Cazin, Sculpteur
1885, Mai. — Sur un bronze de Marie Cazin.
Ô regret ! dont la vivante image est assise sur le roc, comme une incarnation de l’éternelle mélancolie ! d’où es-tu ? Ta figure est penchée sur l’abîme. Le doigt posé sur tes lèvres closes et la main sur ton cœur, tu t’agenouilles ainsi que des feuilles dispersées.
Serais-tu le symbole de la gloire égarée ? Serais-tu le recueillement solitaire ? Serais-tu la piété, le silence, le rêve, le souci ? Serais-tu la face contrite du noir pessimisme de ce monde ? Et sous ton front fatal et obstiné garderais-tu désormais pour toujours des raisons assombries par toutes choses ? Peut-être que ces lèvres ne vont s’ouvrir que pour nous dire que ton cœur souffre et que ces verts rameaux, emblèmes de la force et à tes pieds foulés, vont nous insinuer que tout est vain.
Quoi qu’il en soit, œuvre de mystère, tu réchauffes mon cœur au vrai soleil de l’art ; un souvenir des visions florentines me poursuit et m’obsède depuis que ton profil désespéré s’est tourné vers les basses conceptions de l’ouvrier contemporain.
Autour de toi surgissent, comme des figures mortes, de mornes évocations, muettes et blafardes, où le néant, la bassesse et l’insipidité ne font qu’élever ton bronze auguste plus haut encore.
Dans l’isolement où ton métal rayonne, sembles-tu dire aussi qu’autrefois les maîtres étaient grands et leurs visées plus hautes ; qu’ils pouvaient vivre pour un art de sincérité ; sembles-tu dire que la Passion primait le talent même, montrant par elle seule les âmes libres, source de la beauté ?
Mais de faux mages adorant de faux dieux nous ont dit cependant qu’on subissait ailleurs de magnanimes influences. Ils ont dit qu’une école détenait les secrets du style, la science de la règle, le livre de la Voie ; triste orgueil montré pour quelques lignes rigides bien tracées, pour ces bustes grotesques si bien alignés, pour cette pierre ciselée sans la vie, pour ces marbres glacés, travaillés on ne sait comment ni par quelle industrie, et qui n’appellent que la mort...
Marie Cazin préluda à cet art par de beaux dessins d’une simplicité rare, esquisses ou improvisations sévères qui annonçaient déjà des tendances à la statuaire : fermeté de contour, simplicité de plan, sobriété du sujet, rythme des lignes, tout côtoyait cet art austère, notamment le Sommeil, dont l’expression forte et simple accentuait la recherche vers le but atteint aujourd’hui, quand parut le Masque, les débuts de Marie Cazin.
On garda depuis dans les yeux l’éclat inoubliable de ce visage de métal qui paraissait venir d’un autre monde. C’était aussi la même tristesse, la même ardeur de sentiment, la même contemplation intime, en un mot, la résurrection par le bronze du Songe Interne.
12 Juin. — J’ai passé dans les allées froides et silencieuses du cimetière, et près des tombes désertes. Et j’ai connu le calme d’esprit.
La mort, là, sous mes pieds, dans les fosses sombres, où des amis et des proches reposent, heureux enfin, parce qu’ils ne sentent plus ; la mort, là, certaine et sitôt venue, qui plane sur nos jours soucieux comme le seul baume à nos misères ; la mort, là, maîtresse et toujours souveraine à jamais ; je l’ai vue, divin refuge, heureuse fin du mal de vie.
O mort que tu es large : pour toi je pleure ; d’autres t’appellent et t’interrogent. Dans le calme que ta pensée me donne, que de force contre le souci !
O divine inconnue, au muet visage, crainte sans nom, auguste immobilité, que tu es belle ! Les hommes ornent religieusement ton champ sacré : voici des fleurs sur ta pierre, l’art, la tenue, le culte cérémonieux ; sur le marbre des mausolées, des pensers larges et hauts, de tous les temps.
Je me sens en ces lieux autre que moi-même.
J’ai vu du Morbihan quelques points superbes, mais si sauvages que je les ai quittés. Je suis maintenant au bord d’une baie délicieuse et qui serait tout à fait charmante si le soleil pouvait encore l’embellir. Durant un jour seulement, j’ai pu voir ce pays comme on le voudrait, sous les bienfaits d’un peu de lumière qui tempérerait sa rigueur. Autrement, je ne connais jusqu’ici de la Bretagne qu’une brume éternelle, un ciel sombre et changeant, brouillé, remué par des souffles contraires ; et du sol, hélas ! qu’un ensemble de choses tristes et lentes qui tombe sur l’esprit et l’opprime. Non, ce pays n’est pas le mien ; il fait triste, ici. J’y resterai cependant pour explorer quelques belles roches dont on me parle (et j’en ai vu vraiment de très particulières) ; mais je gagnerai le Midi qui m’apparaît, désormais, comme dans une féerie.
Belles et douces barques, soulevées mollement par la vague éternelle, vous flottez dans le port ami. Vos longs mâts inclinés et leurs minces cordages rayent le fond du ciel brumeux — et le souffle de l’air, et le rythme du flot bercent l’esprit comme une douce harmonie.
Vous vous pressez soudain pour aborder la baie ; au loin, au large, la dernière a baissé la voile solennelle, et le souffle de l’air et le rythme du flot bercent l’esprit comme une douce harmonie.
Sur le port est la fête ; on vous a vues de loin : voici la femme, voici l’épouse ; les vierges qui, deux à deux, parlent bas sur la grève. Et le souffle de l’air et le rythme du flot bercent l’esprit comme une douce harmonie.
Belles et dociles barques, si chères au matelot, que portez-vous au fond de la nacelle ? Du sein de l’Océan, à la source immortelle, la pêche, le trésor, la prise était si belle. Et le souffle des airs et le rythme des flots bercent l’esprit comme une douce harmonie.
O mer, ô grande amie !
Août. — Jules Boissé est mort d’une péritonite en huit jours, comme par surprise. Je fus appelé bien tard, la veille ; mais il avait toute sa connaissance encore, avec toute son intelligence occupée de sa mort. Il n’était pas très triste de quitter la vie ; on le voyait à son ironie. Nous causâmes doucement cette nuit-là, une nuit de chambre d’hôtel navrante d’abandon et de détresse. Les bruits du boulevard montaient et nous envoyaient des chants d’étudiants en goguette, et cela le tirait de son repos, et il me disait en souriant : « Je ne les envie pas… »
Toute cette nuit-là, il me parut inquiet du mobile de ma présence auprès de lui ; quoiqu’il fût tendre, il ne voulut croire qu’à ma curiosité ! « Tu viens me voir mourir, me dit-il quand il me vit paraître, cela n’est guère intéressant. Tu vois, j’ai toute ma conscience analytique (ce sont ses propres termes) et je suis la marche de la décomposition ; j’en ai pour six heures encore, car les molécules inconscientes de mon être sont en travail. Ce hoquet, que tu entends, c’est malgré moi ; je ne souffre pas, grâce à des injections de morphine qu’on m’a faites, c’est comme un sommeil. Je meurs usé, peut-être d’une erreur, peut-être d’une impossibilité sociale. »
Il ne pouvait permettre qu’on fît semblant de méconnaître son état et la gravité de l’heure ! Tant de connaissance et de clairvoyance à un pareil moment est effroyable. Quelle est la grâce qui nous secourt pour le passer avec un tel courage ?
À qui le tour maintenant ? La mort habite en mon esprit parce que je l’ai vue. Ce sera comme le voudra le destin. Et tout cela n’est pas gai.
1887, 6 Mai. — C’était en mai. Après des jours d’appréhension infinie d’inquiétude et de trouble incessant, car je n’avais jamais vu naître autour de moi (ni frère ou sœur, célibataires, ne m’avaient révélé l’adorable prodige de la nativité), novice enfin dans cette angoisse, je vis naître au plein jour, par une journée humide et chaude, mon fils Jean.
Je l’aimai d’emblée. A la minute même de sa vie, que je sentais fragile.
Qu’il était peu de chose et humain ! Et dans mon cœur, quelle pitié ! Je crois pouvoir dire que tout l’amour paternel dépend de cet instant suprême où nous est révélée la vie en sa condition la plus pitoyable. C’est vraiment, durant plusieurs jours et des mois, l’infinie faiblesse du moribond.
Il avait les yeux imprégnés d’éclat nocturne, la bouche fine, et quelques jours après, bonne. Des mains admirablement belles. Ce fut une joie. Une joie forte et saine et vraie. Une secousse ressentie aux entrailles, comme si ma force, lasse et usée, eut repris nouveau ressort. La conscience de cet être qui va être, cet attachement subit et nécessaire, me domina entièrement. Et ne parlons pas ici de sacrifice ; le dévouement spontané qui naît au cœur à telle heure, est une chose subie, une loi de nécessité. On ne peut pas laisser éteindre la vie, et tout en le nouveau-né appelle secours. Après viendront les rêves et toutes les créations puissantes de son propre charme. La première heure, encore une fois, éveille l’âme, le premier cri crie pitié.
Ensuite, parut tout le cortège des ressemblances. Etait-ce en lui ? Etait-ce en moi ? La face de l’enfant est-elle un miroir changeant où se mirent et viennent vivre de mystérieuses souvenances ? Il nous rappela tour à tour l’image incertaine de saint Vincent de Paul, Talleyrand, un vieil oncle, ma sœur avant lui défunte, et ses deux grand’mères, et ses beaux yeux aussi ceux de mon père à sa fin, tel que je le vis malade, en cette même chambre où il mourut.
Ce premier mois de l’enfant, on le dit n’avoir point de révélations bien profondes, et non comparables aux surprises qui bientôt après vont venir. Celui de Jean me donna le souci calme et toujours présent de son souffle. La maison tout entière me semblait emplie d’un mystère ; au loin, comme auprès du berceau silencieux où il ne pleurait pas, l’on sentait palpiter l’inconnu surprenant, le principe d’une vie. Et ces jours furent à la fois anxieux, très doux et quasi religieux.
Au dehors, dans la campagne, Peyrelebade étant un hameau pour ainsi dire, il avait conquis la place, et l’on ne m’abordait plus que pour me dire, avant tout bonjour : « Il dort ? Comment est-il ? » Toute sympathie simple et vraie du paysan qui, depuis longtemps, jamais n’avait vu naître en nos murs. Les enfants me disaient : « Où est le petit monsieur ? » Ils venaient aussi s’approcher du berceau orné de gaze rose ; ils se soulevaient sur la pointe de leurs petits pieds pour l’apercevoir ; et ils me demandaient pourquoi, comme eux, il n’était pas grand.
Puis, le premier sourire. Il vint très tôt, dans le sommeil, en son deuxième mois, à une sortie ; il était tenu par sa mère, assise sur un banc ; j’attirai ses yeux en l’appelant, il me fixa longtemps et me sourit avec des yeux en larmes. Elles me gagnèrent.
A partir de ce jour, l’enfant quel qu’il soit, prélude à un poème. On en lira bientôt les strophes une à une, et son charme dominateur vous suivra partout. Il faut avoir vu naître pour lire ce verset de la vie si tendre, sensible, où toutes les grâces vont venir : l’amour instinctif de la lumière, la joie à tout ce qui se meut, le goût du mouvement et la curiosité de tout ce qui masse aux yeux : arbres, grands ciels, toutes les choses étincelantes vont lui parler. Jean eut toujours une extase devant la verdure, et ses pleurs rares furent évités vite en le plaçant sous le marronnier du jardin.
Et il n’est plus.
Le temps n’affaiblit pas l’émoi causé par une telle mort. Il peut donner prise à des activités qui remplissent les heures et passionnent à nouveau ; mais au silence, au premier loisir indolent, le rappel est sensible et le mal ouvre sa plaie. La mort d’un enfant laisse le cœur en litige, son souvenir est toujours l’avant-goût d’un sentiment infiniment doux auquel on a goûté, et laisse à l’âme inassouvie un mélancolique malaise.
Il faudrait pour s’en consoler, voir qu’il en est beaucoup d’autres avec de doux sourires — et les aimer autant. Mais l’affection du père est la création même de son enfant : c’est sa prise, sa conquête, son triomphe. Et cette attache infinie — qui est une certitude — est un mystère quand elle se brise. Cette chose éprouvée et révélée doit être impérissable. Il me semble qu’au jour dernier, quand j’irai dormir au même inconnu que lui, des ondes invisibles se rapprocheront aussi pour se confondre, venues de lui, venues de moi.
1888. — L’on me suppose trop d’esprit d’analyse : c’est, du moins ce qui ressort des curiosités que je sens chez les jeunes écrivains qui me visitent. Je les vois, à mon abord, étonnés.
Qu’ai-je mis en mes ouvrages pour leur suggérer tant de subtilités ? J’y ai mis une petite porte ouverte sur le mystère. J’ai fait des fictions. C’est à eux d’aller plus loin.
Ce n’est pas du dilettantisme que peut sortir le naturel épanchement et le développement d’une œuvre. Il servirait à merveille la perfection, si elle était possible. Elle ne se peut qu’en de petits morceaux et l’auteur qui pourrait atteindre l’œuvre parfaite n’en ferait qu’une ; il aurait touché l’absolu et cesserait de peindre.
C’est précisément du repentir même que laisse l’œuvre imparfaite que va naître la prochaine.
On ne peut s’analyser qu’après l’émotion, point initial de toute genèse. A la minute où l’on est maître de sa passion, elle n’est plus. Elle a servi l’embryon. Tous les organes vont paraître, et pour ce, il faut des soins soumis, soucieux du germe : intelligence la plus lucide, alors de son œuvre, embryonnaire mais vivante ; raison, analyse : c’est l’agent intellectuel qui viendra pour le service de l’agent passionnel, mais il est enfanté par lui.
En un mot, les nerfs de l’artiste, sa sensibilité, sa nature même se chargent de l’importante affaire de création.
Une pensée, ça ne peut pas devenir œuvre d’art, sauf en littérature. L’art n’emprunte rien à la philosophie, non plus.
Tous les conseils nous choquent, mais ils font réfléchir.
Voyager, c’est prendre contact avec certains lieux évocateurs de notre propre vie ; je le sentis à Venise.
A Madame Violet. — L’intelligence est la faculté de comprendre. L’homme intelligent est capable d’abstraction, de généralisation ; il est apte à découvrir les lois et n’a d’autre souci que la recherche des causes.
L’homme intellectuel, c’est-à-dire qualifié intellectuel, se délecte des produits de l’esprit et de l’art, c’est-à-dire de la culture morale de l’homme. C’est un être passif et délicat, détourné de toute recherche ; il goûte, compare, analyse, et, ne prenant parti ni pour ni contre, ce détachement même est un plaisir. Intellectualisme est synonyme de raffinement, de distinction, de délectation, de dilettantisme. Tandis que l’homme intelligent, dont l’incarnation la plus complète est le savant, le philosophe, ne peut résoudre le problème qu’il embrasse et dont la grandeur l’écrase, que dans une humeur grave, teintée de quelque amertume. Son héroïsme fait pitié ; il est meilleur, son cœur est grand, il comprend beaucoup.
L’homme qui ne tire son élévation que du produit spirituel des autres, ne connaît point ce sublime malaise ; il ne dépassera la valeur du premier que si, voyant l’universelle harmonie des choses, né poète et doué de sens créateur, il est alors réellement et supérieurement l’homme infiniment complet et nécessaire qui, à travers la durée du temps et à une égale distance des extrêmes du mal et du mieux, transmet aux autres hommes l’élément suprême de la vie, le dépôt évocateur de la joie, l’œuvre d’art en un mot, qui est le fruit divin.
14 Mai. — Le peintre n’est pas intellectuel lorsque, ayant peint une femme nue, elle nous laisse dans l’esprit l’idée qu’elle va se réhabiller de suite.
Le peintre intellectuel nous la montre dans une nudité qui nous rassure, parce qu’elle ne la cache pas ; elle la laisse ainsi, sans honte, dans un éden, pour des regards qui ne sont pas les nôtres, mais ceux d’un monde cérébral, un monde imagmaire créé par le peintre, où se meut et s’épand la beauté qui jamais n’engendra l’impudeur, mais défère au contraire à toute la nudité un attrait pur qui ne nous abaisse pas. Les femmes nues de Puvis de Chavannes ne se réhabillent point, ainsi que beaucoup d’autres dans le passé, au gynécée charmant d’un Giorgione, d’un Corrège. Il en est une, dans le Déjeuner sur l’herbe de Manet, qui se hâtera de se revêtir après l’ennui de son malaise sur l’herbe froide, auprès des messieurs sans idéal qui l’entourent et lui causent. Que disent-ils ? Rien de beau, je soupçonne.
Quant à ne peindre que des substances, même très bien, avec virtuosité, on en goûtera le plaisir, tout autant à peindre la robe que ce qu’elle cache. Peindre une étoffe, des étoffes, comme c’est plus franc et purement décisif que de nous représenter le nu pour le nu, c’est-à-dire quelque chose de l’être humain sans aucun héroïsme.
Lorsque Michel-Ange affirma qu’il était niais de préférer les chaussures d’un homme à son pied, c’est qu’il voyait la nature humaine à son cœur même, au centre vital et agissant qui soulevait ces lobes dont il jouait jusqu’à l’excès, pour créer son style, son grand style, dont l’ascendance est une emprise de sa propre pensée sur la nôtre. Sous les yeux clos de son esclave, que d’action cérébrale élevée ! Il dort, et le songe soucieux qui passe sous ce front de marbre, met le nôtre dans un monde émouvant et pensant. Sommeil d’esclave éveillant notre dignité.
1889, 10 Mars. — L’admiration de Degas pour Ingres est un amour de tête : le cœur n’y est pour rien.
D’ailleurs très conscient, lucide de son pouvoir plus qu’il n’est doué, peignant par réflexion et combinaison, non pas d’instinct, sa recherche a pu le conduire à cette idole scolastique, sa complémentaire, après tout, le comble de l’art abstrait et faux. Partir du réalisme des coulisses et du lavoir pour aboutir là, final curieux et qui fait penser.
Ingres, pourtant, n’éveillera jamais la vie aux cœurs abondants.
Mais Degas est un artiste. Il l’est, très exultant et libre. Venu de Delacroix (sans le lyrisme et la passion, bien entendu!), quelle science des tons juxtaposés, exaltés, voulus, prémédités, pour des fins saisissantes! C’est un réaliste. Peut-être portera-t-il la date de Nana. C’est le naturalisme, l’impressionnisme, première étape du nouveau mode. Mais il restera pour ce hautain vouloir tenu toute sa vie vers la liberté. Jadis écarté d’une exposition officielle par l’erreur d’un jury qui a dû la regretter, il a vengé quelque chose. Son nom, plus que son œuvre, est synonyme de caractère ; c’est sur lui que se discutera toujours le principe de l’indépendance; et, si jamais l’incommensurable et épaisse légion qui oppresse l’art, l’art des hommes, reconnaissait enfin la nécessité de bâtir, dans la démocratique engeance de la moyenne, une annexe pour les entiers, les indéfectibles, Degas aurait droit à son nom inscrit au haut du temple. Respect ici, respect absolu.
1892, Avril. — A un publiciste du journal “Le Jour”.
L’appréciation que vous avez formulée sur mes ouvrages, à l’occasion de l’Exposition des Peintres-Graveurs m’est agréable vivement. Vous êtes le premier à signaler, enfin, qu’ils ont au moins le mérite d’être constitués selon les lois de la nature même.
Je vous avoue que de tels travaux, condamnés forcément à des inégalités de facture, à des tâtonnements, à cause de leur source diffuse, qui est, en somme, un idéal indéterminé, ces travaux ne soutiendraient pas deux fois l’analyse s’ils n’étaient pas façonnés selon les lois de la vie du monde extérieur.
Je crois avoir été toujours peintre, sensitivement peintre, surtout dans les fusains et lithographies, et même avoir montré quelquefois le goût des substances. Si non, tout ce que j’ai fait ne vaut rien.
Ceux qui, par leurs écrits ou leurs dires, ont révélé ce que leur suggère à l’esprit ce qu’il apparaît de mystérieux m’ont donné de l’étonnement et la surprise de choses venues hors de moi, à l’insu de ma volonté. Mais vous m’attribuez heureusement le « tact des valeurs ». Or, elles sont pour nous, sans vous les définir, une des ressources du visible, et l’appui le plus solide de notre art dans sa réalisation. En affirmant ce que vous m’attribuez là, vous allez droit au cœur d’un ouvrier qui, depuis longtemps, croit avoir rendu son rêve sensible par ce simulacre du vrai.
1897, Décembre. — Enquête sur l’Alsace-Lorraine.
J’ai du malaise à vous répondre, il m’est difficile de spéculer sur des idées de combat : je fais de l’art seulement, préférablement, et l’art n’est-il pas le refuge paisible, la région douce et haute où l’on ne discerne pas de frontière ? Une estampe d’Albert Durer n’incite guère à des revanches, ni l’audition de la Neuvième, ni la musique affectueuse et cordiale de Schumann (pour citer à dessein des merveilles d’Outre-Rhin).
Puis, comme ceux de ma génération, j’ai vu les événements de 1870, et même j’ai eu l’occasion de participer, avec beaucoup d’émoi et de curiosité, à une action sur la Loire, près de Tours : un jour d’excès, d’où je sortis apitoyé, troublé, endolori d’une heure inexorable et comme subie dans les abus d’une autre humanité. Et l’on ne peut s’abstraire des souvenirs ; l’artiste ne saurait généraliser autrement que par ses nerfs et les miens frissonnent, j’aime mieux mon rêve. La guerre est le grand litige de nos malentendus.
Ensuite, pourquoi conjecturer sur des hypothèses ? Comment chercher des raisons sur un événement que l’on suppose probable ou improbable, et vous dire, à ce propos, l’opinion des autres, celle de la moyenne (cette abstraction), celle de la jeunesse ou la mienne ? Je ne le puis, ceci n’est vraiment pas de mon fait.
Mon vœu de joie, seulement, serait de voir un monde qui ne se battrait plus que pour s’accroître dans sa vie ; qui n’envahirait plus que par admiration ou par pitié ; et dont les projectiles seraient les fruits de la terre, les meilleurs et les plus sacrés, tous les produits humains ou divins, et aussi des livres d’art, de pensée, de portée, de science ou de bonté, c’est tout un.
1898, Peyrelebade, Août. — Nous voici sous le ciel clair du Midi, au même lieu qu’autrefois, traités avec beaucoup d’égards et d’attentions par des hôtes partis à Vichy, nous abandonnant la maison abandonnée. C’est pour moi comme un rêve où se bousculent toutes mes idées sur la possession, et où je ressens les impressions les plus diverses. Je ne saurais vous les dissimuler à ce début en souvenir de l’attention que vous avez bien voulu prendre à ma défaite, et la considérant comme un bien pour moi.
A dire vrai, ce grand marché, où ne se vendait guère plus qu’une empreinte de souvenirs, n’était aussi que la mise d’un peu d’encre sur des paperasses. Ce qui en résulte, toutefois, est l’immense et inimaginable allégement de pensée que j’éprouve et qui me dit combien était grosse la part de raison que je dépensais ici, si inutilement. Il est impossible que cela n’ait pas sa répercussion, désormais, sur l’art que je fais, et que vous aimez, dont j’ai le souci impersonnel, croyez-le bien.
On a dit que ce qui procure le plus de bonheur à l’homme est la vue des choses qui ne lui appartiennent pas, comme la mer, la montagne ou un bel acte d’héroïsme. C’est évident ; mais le bonheur et la production d’art ne viennent pas du même alambic et je persiste à croire, plus que jamais, que l’écrivain qui fait un livre dans une chambre d’hôtel n’est qu’un dilettante, et que l’artiste qui produit vrai, humainement vrai, a besoin, tout comme les autres hommes, d’exercer sa passion sur des choses, fût-ce celles de sa possession. Il participe des choses qu’il s’approprie et il n’est pas dans l’abstraction tant qu’on pourrait le croire.
Je me sens déraciné tout à fait.
1900. — La musique est le ferment d’une sensibilité spéciale très aiguë, autant et plus que ne le serait la passion elle-même. Elle est un danger, un bienfait pour qui la sait prendre.
Je veux dire que son charme est irrésistible, et l’on s’évade en esprit avec elle si promptement dans un monde meilleur que l’on peut quelquefois, sans délibérer ni raisonner, différer à plus tard l’accomplissement de certains actes ennuyeux qui nous sont nécessaires : « Marthe, Marthe, je ne t’ai jamais oubliée et t’aime plus que Marie. C’est elle qui me détourne de toi, à son heure quand elle vient. Je ne l’appelle pas. »
J’aime les fillettes ; je vois en elles toute la femme sans y trouver une femme, et c’est exquis.
Celui qui compliquerait cet aveu et l’accueillerait d’un sourire ne saurait pas ce qui réside en la grâce. La grâce est révélatrice d’infinies virtuosités et d’une vie en puissance qui fait le charme de l’esprit, par les yeux.
Quand j’étais tout enfant, je m’en souviens, combien je fus impressionné par elles. La première fois, dans le jardin de la maison où je suis né (à Bordeaux, allées d’Amour). Elle était blonde, avec de grands yeux et les cheveux en longues boucles tombant sur sa robe de mousseline, qui me frôla. Je connus un frisson, j’avais douze ans, j’allais faire ma première communion. Et le hasard voulût qu’elle fût près de moi lors des retraites, à l’église, sous le mystère des voûtes de Saint-Seurin. Que d’émotions s’y mêlèrent : tout l’art aussi de ce décor. Heures bénies, reviendrez-vous jamais dans le mystère de l’Inconnu ?
1901. — O mon âme d’autrefois, âme lointaine, tu m’es revenue ce soir dans des ombres. Consentirais-tu à ce que je reste encore avec toi, en toi, afin de prolonger ces douces heures ?
Amie nocturne qui revient, qui s’en va, et que je crois à jamais perdue, qu’est-ce qui te rappelle, et à ton heure ? Je ne sais.
1902. — Le sens du mystère, c’est d’être tout le temps dans l’équivoque, dans les double, triple aspects, des soupçons d’aspect (images dans images), formes qui vont être, ou qui le seront selon l’état d’esprit du regardeur. Toutes choses plus que suggestives, puisqu’elles apparaissent.
Mais ce sens appliqué à la peinture demande chez l’artiste un tact, une mesure infinie plus que pour tout autre, et le public ne s’en doute pas. C’est un art qui demande, plus que pour tous les autres, un artiste conscient à toutes les minutes de sa gestation.
Par des révélations qui ne l’amoindriront pas, il y a chez Delacroix une scission très sensible entre l’homme et l’artiste. Quiconque a étudié son œuvre y voit sans peine qu’il fut admirablement organisé pour la produire et la mener à sa fin. Sa constance, son opiniâtreté, sa méthode, son acharnement a produire, le soin quotidien qu’il prenait de se tenir en éveil sur les maîtres qu’il aimait, ses études secrètes et particulières, en un mot ce que tout créateur, quel qu’il soit, poursuit sans cesse, il en avait la loi et la formule, et le temps présent est mal choisi, pour récriminer sur la forme ou le mode d’expression qu’il employa. Il fut lui-même d’un bout à l’autre de sa carrière ; cela est quelque chose ; le reste importe peu.
D’ailleurs, n’y a-t-il pas chez tout artiste véritable un être incompris de ceux qui ne le sont pas ? L’être instructif, abandonné, qui se récrée dans ses procédés mêmes, semble parfois occupé de vues incompréhensibles ; elles ne sont pas la clef de leur génie pour ceux qui les regardent vivre ; un contemporain, un ami même peut vous ignorer. Viennent ensuite les générations, pour elles, qui ne voient que la beauté du résultat, l’œuvre est faite, le procédé ne paraît plus et ne nous importe guère. La vie de l’homme n’est, après tout, que le procédé de l’artiste.
La pratique de la production d’art n’est guère aisée ; on la pourrait dire anti-louable, à moins que l’artiste ne coupe à son détriment douloureusement sa vie.
Il lui faudrait subir une inflexible règle dans l’emploi des heures de son temps, s’il veut être comme le commun des hommes et suivre les obligations mondaines de la société où il se trouve.
Il y déroge toujours par quelques traits que l’on remarque. Ceux qui l’aiment ou l’apprécient le tolèrent néanmoins dans son naturel tel qu’il est. Aux yeux des autres, il diffère un peu comme l’oiseau des îles : allure et plumage diffèrent.
Comme je me plaignais qu’il ne m’avait été jamais rien donné, rien offert, et quelqu’un m’ayant fait remarquer que j’avais, au cours de ma vie, négligé bien des relations et même des amitiés dont quelques-unes aujourd’hui sont puissantes, dans la politique ou ailleurs… C’est que j’éprouve de l’impudeur à formuler mon désir. Les choses devraient nous échoir simplement, naturellement, selon une loi de nécessité.
Une grosse part de gâteau est sur l’un des côtés de la table ; à l’autre extrémité sont les miettes : eh bien ! il devrait être tout aisé de s’asseoir au bon côté, à la satisfaction de tous et, comme par bienséance, à cet instant des jours où la lassitude nous est venue, où déjà, derrière soi, s’accumulent les témoignages de l’effort, les travaux et leur cortège de repentirs. Ah ! que de rides ils ont creusé sur notre front, et pour les revoir quelquefois avec une orgueilleuse surprise cependant ! Eh bien, c’est le moment où sans, rien demander, on devrait vous céder le pas pour entrer avec la modestie de l’âge et tout le charme disparu dans la salle du festin. Une société bien faite devrait rendre cela possible.
Juin. — On a beaucoup usé du qualificatif social, durant toute ma vie. Je m’en défie aujourd’hui.
Novembre. — Je veux bien que le modelé soit essentiel dans notre art, mais à condition que sa seule fin soit la beauté. Hors d’elle, ce fameux modelé n’est que néant.
Cette réflexion m’est suggérée à la vue d’un portrait de Waltner par Roybet : une tête d’homme d’une vie sans pensée, une vie exaspérée d’acuité, bien que sans âme. Tel qui a vu Waltner chez lui, laissant abandonnément son imagination vous dire ce qu’il croit de sa fin, ses espoirs, sa confiance, sa large vision du réel qu’il agrandit jusqu’aux confins d’outre-tombe, son dire sur l’individualisme dont il se défend pour se déclarer un être fragmentaire, dépendant, se ramifiant à plusieurs âmes des choses. Tel qu’il pense et avec la somme d’enthousiasme généreux que sa parole et sa figure fruste, fière et digne exhalent, le peintre qui ne reproduit de sa tête et de ses yeux qu’un relief illusoire, un éclat vital neutre et comme animal et incapable de retour sur soi-même, ce portraitiste-là n’a rien fait.
La peinture n’est pas la représentation du seul relief ; elle est la beauté humaine avec le prestige de la pensée. Tout ce qui ne nous y incite pas est nul. Et le comble du mauvais portrait est de ne pas faire ressentir la présence de l’homme dans le visage d’un homme même.
1903, 12 Avril. — Aux bénéfices que nous devons retirer de nos rapports avec le monde social, il n’est pas bon d’obtenir sans mériter. L’injustice donne à celui qui mérite et n’obtient pas, une supériorité plus apparente, elle s’en accroît même. Et il restera toujours à celui qui usurpe, la secrète amertume de l’envie qui le ronge. L’envieux reste envieux.
Par la constance, on finit par obtenir.
L’œuvre d’art est le ferment d’une émotion que l’artiste propose. Le public en dispose; mais il faut aimer.
Juin — Je ne puis dire ce qu’ont été mes sources. J’aime la nature dans ses formes ; je l’aime dans le plus petit brin d’herbe, l’humble fleur, l’arbre, les terrains et les roches, jusqu’aux majestueuses cimes des monts. Toutes choses pour leur caractère en soi, plus que des ensembles. Je tressaille aussi profondément au mystère qui se dégage des solitudes.
J’ai aimé et j’aime toujours les dessins de Léonard : ils sont comme une essence de vie, une vie exprimée par des contours autant que par des reliefs. J’en goûte leur esprit raffiné, civilisé, aristocratique; j’y sens l’attrait grave qui m’élève à la haute délectation cérébrale.
Mais, quant à mes lectures, quel lien trouver avec mon art dans le plaisir que je ressens à goûter si délicieusement les savoureux écrits de nos prosateurs, le tour de leurs pensées, le rythme de leur style, le souffle de leur effusion, le jet concis ou abandonné de leur esprit, leurs nuances ? Je ne sais. Je lis avec fatigue les choses abstraites, difficilement et même indifféremment les traductions. Un jeune et naïf Anglais me vint trouver une fois et me dire qu’il avait traversé la mer pour me voir, et connaître de moi-même la genèse de mes travaux. « Nous en connaissons les effets, me dit-il, je voudrais être éclairé sur sa cause. » Et j’ai su, depuis, par un ami qui le vit à Londres, qu’il était revenu fort déconcerté de son voyage, parce que je ne lui avais répondu que par un sourire. « Je n’ai pu rien savoir de M. Redon », avoua-t-il.
La vérité est qu’on ne peut rien dire de soi, quant à ce qui naît sous la main, à l’heure soucieuse ou passionnée de la gestation. C’est bien souvent surprise ; on a dépassé son but, voilà tout. Que dire de plus ! A quoi bon l’analyse de ce phénomène, ce serait vain. Il est mieux de le renouveler pour sa propre joie.
Laissons le reste aux philosophes, aux savants.
Un paysage de vieil or, une douceur prenante, une paix grave, le silence, des feuilles accumulées sous les pas…
O mélancolique parfum des feuilles mortes qui dans les jardins, en automne, évoque le souvenir de la vie éteinte… triste et funèbre charme, sous qui la mort semblerait douce, mêlée à tout ce qui s’en va et nous dit adieu…
Décembre. — Le talent est, après tout, le pouvoir acquis de faire fructifier des dons naturels ; les notions de l’expérience nous y aident, l’amour des Maîtres aussi, mais j’entends ceux que nous aimons, et non pas ceux que nous choisissons. Certains artistes de mon temps, que j’ai vu débuter avec promesse, se sont perdus pour avoir choisi les Maîtres qu’ils devaient aimer. Leur intelligence les a perdus dans la recherche du bien et du mal ; ils ont touché au fruit défendu.
Il faut aimer naturellement, indolemment, pour la joie, pour celle que nous recevons un jour, comme une grâce. Et c’est proclamer la nécessité du loisir.
Le loisir n’est pas un privilège ; il n’est pas une faveur ; il n’est pas une injustice sociale : il est la nécessité bienfaisante par quoi se façonnent l’esprit, le goût, le discernement de soi-même.
L’estampe est une empreinte sur papier, une empreinte d’art unique ou multipliée, qui exige à l’impression un intermédiaire humain : le cliché laissant toute liberté favorable à la sensibilité de qui imprime. De là, la diversité des épreuves qui attend le choix et suppose le petit nombre, la rareté. Autrefois, l’amateur connaissait bien la bonne épreuve.
Un portrait est l’image d’un caractère, d’un être humain, représenté dans son essence. Toute la vie profonde qui le manifeste pour nous au dehors : attitude, expression, densité morale.
J’aime mieux l’esprit de Degas que l’esprit de ses ouvrages.
Toute cette humanité de l’œuvre de Rodin n’en est pas une : les êtres qui s’y agitent et s’y tordent, hystérisés, me semblent mus par une électricité de mort, âme absente.
Il n’est pas bon de faire des confidences, on ne les comprendrait pas : du moins pour ce qui est notre genèse. On me dit que Carrière, qui est fin cependant, s’est vanté de n’avoir jamais voulu peindre, et qu’il reste indifférent à la peinture elle-même. Il se dit visionnaire jusqu’à pouvoir extraire une expression humaine d’un caillou, non d’un visage. Aucun peintre n’admettra cela; moi moins que tout autre.
À ce propos, j’évoque désagréablement le souvenir de cette matière sale et neutre de terre d’ombre dont il se sert, et d’où émergent ses Maternités : le propos qu’il a tenu là les infirme.
J’aimerais mieux proclamer avec Pissarro, que l’art de peindre réside, pour qui sait voir, au coin d’une table, dans une pomme. Peindre une pomme, quoi de plus bête! Et cependant pour faire de cette donnée si simple quelque chose qui s’élèvera à la beauté, il faudra que la peinture y soit tout entière, solide, souple, riche de substance, suggestive aussi jusqu’à ce luxe, cette grandeur d’y révéler la présence de l’homme ; une ambiance de pensées autour d’elle.
Et Pissarro a peint la pomme toute seule, sans tout le reste.
Bonnard, une bonne étoffe de peintre au service des tableaux de chevalet, tableau souvent spirituel. J’entends ici le mot spirituel dans le sens léger et souriant.
Peindre, c’est user d’un sens spécial, d’un sens inné pour constituer une belle substance. C’est, ainsi que la nature, créer du diamant. de l’or, du saphir, de l’agate, du métal précieux, de la soie, de la chair ; c’est un don de sensualité délicieuse qui peut avec un peu de matière liquide la plus simple, reconstituer ou amplifier la vie. en empreindre une surface d’où émergera une présence humaine, l’irradiation suprême de l’esprit. C’est un don de sensualité native. On ne l’acquiert pas.
1906. — Des limbes… des limbes opaques où flotteraient comme des algues de pâles visages, et d’une humanité morbide : telle la peinture de Carrière. Elle n’a pas la saveur des substances, elle reste dans les sourdes régions de l’élaboration première, propice à des visions, et pour ne paraître ni ne fleurir jamais dans le radieux éclat du prisme solaire.
Il ne connut pas la sensualité délectable de la palette. Mais, sur le registre réduit des quelques ocres tempérées et de bruns ardoise, il a donné de la nature humaine sensible des accents expressifs, intimes, pathétiques, en des rythmes ondoyants et fuyants. Il a surtout donné pleinement essor à ses dons de visionnaire.
Avait-il le sens du mystère ? Je ne le vois pas.
D’ailleurs, il a donné ces fruits sous la faveur médiocre — quoi qu’on ait dit — d’un public qui ne s’en soucia guère, égaré qu’il était par la chanson larmoyante et littéraire des maternités qu’on lui faisait entendre, sottement. Il serait bien cependant de proclamer que notre art a une fonction tout autre que la littérature. Mais à quoi bon, en présence de l’innombrable et inexorable légion des admirateurs de Greuze ? Ils sont une hydre. On a tenté de lui donner Carrière en pâture, avec quelque raison peut-être.
O temps, que diras-tu ? Sans toi, je sais que c’est la couleur qui fait la joie des musées. Le noir ne peut être mis au mur qu’avec mesure, en petite surface. Toute l’erreur de Carrière fut de croire qu’il pouvait suppléer au noir du fusain avec de la matière huileuse.
1906. — Commentaire verbal de la Mélancolie de Durer, par Elémir Bourges :
Vous voyez la lettre I qui suit le mot Mélancolia ; ce signe imperceptible en est la clef : il veut dire va, en latin. Et la chimère qui s’envole emporte (sans en douter) la souscription de tristesse. Elle part près du soleil levant, sous l’arc-en-ciel libérateur. Tout le reste s’explique aussitôt comme étant une allégorie de la science. Les outils du travail et de la recherche sont là. Cet être ailé, tenant un compas, n’est-il pas l’image de la certitude ? Voici l’amour aussi qui inscrit sur une tablette un accroissement de la connaissance. Vinci a dit : « Plus on connaît, plus on aime. »
Ce commentaire met un arrêt aux suggestives hypothèses et à tout verdict d’incohérence. Et je me souviens, en souriant, que j’ai fait autrefois, ainsi que Durer, un ange des certitudes : il sourit, vieillot, dans un rai de lumière que domine un ciel noir, où j’ai mis un regard interrogateur. J’étais moins conscient que Durer.
Cette admirable Mélancolie reste ce qu’elle fut toujours pour moi : une source riche, profonde et toujours nouvelle de belles lignes abstraites, profondes, révélatrices d’amplitude, de vastitude. Je ne connais pas de cadre plus plein, et dont la structure et les plans aient autant de portes sur l’esprit. Lignes serrées, riches de variétés soumises au jeu si grave de l’ensemble. Sans me complaire dans l’audition de la musique de Bach, je suppose ici analogie.
Depuis mon âge mûr, j’ai toujours eu cette sorte de fugue linéaire sous les yeux.
1908. — Le peintre qui a trouvé sa technique ne m’intéresse pas. Il se lève chaque matin sans passion, et, tranquille et paisible, il poursuit le labeur commencé la veille. Je lui soupçonne un certain ennui propre à l’ouvrier vertueux qui continue sa tâche, sans l’éclair imprévu de la minute heureuse. Il n’a pas le tourment sacré dont la source est dans l’inconscient et l’inconnu ; il n’attend rien de ce qui sera. J’aime ce qui ne fut jamais. Le souci doit être l’hôte habituel et constant du bon atelier.
Le souci est comme une équation entre la palette et le rêve. Il est le ferment du nouveau ; il renouvelle la faculté créatrice ; il est le témoin d’erreurs sincères et de l’inégalité du talent. L’homme est alors visible chez l’artiste, et celui qui regarde son œuvre est plus près de lui.
1909, 27 Juillet. — Elles sont vraiment intéressantes, un fonds d’idées très riches : Quel analyseur de sa propre nature ! Il serait à désirer, s’il veut trouver la paix, le bonheur, qu’il fermât son intelligence, sa lucidité trop consciente (lumière de mineur) pour ne plus s’occuper que des simples substances qu’il emploie.
S’il veut connaître mon expérience, elle est dans ce que je vous dis là : Peindre, peindre ; ne se trouver que dans la pâte, le pinceau à la main. Ensuite, ne penser à rien et « fumer sa pipe ».
Quant à ce qu’il veut savoir aussi de l’étude du modèle : tous les maîtres présents et ceux du passé ont conseillé, exigé l’étude de la nature. Mais point en « fumant la pipe », non, très activement, au contraire, le crayon ou le pinceau à la main, avec, pour compagnes, toute la raison et l’intelligence dont on est capable.
Bresdin, il est vrai, ne travailla jamais d’après nature ; mais c’était chez lui de l’impuissance : je le vis une fois tenter de faire le croquis d’un cheval arrêté devant sa fenêtre. Il commença par l’oreille, et, finalement, la tête était plus grosse que le corps en son entier. C’était l’impossibilité la plus enfantine de formuler ce qu’il voyait. Mais, remarquez que, pour les travaux aux éléments minuscules qu’il faisait, sa mémoire pouvait y suffire. Il en est autre chose de la peinture décorative, de celle que votre ami appelle « peinture musicale », et qu’il serait mieux de désigner ainsi : surface morale suggestive.
Dites-lui que s’il veut connaître ce qui est de selon moi, je veux dire ce qui est de mon acquisition patiente et dernière, dites-lui que, pour cet art expressif dont il parle, il faut, au contraire, en me servant de sa belle expression, « ausculter avec myopie le brin d’herbe ou le caillou ».
C’est après avoir dit cette sorte de chapelet que l’imagination prendra l’essor et, avec elle, toute l’ébullition, toute l’exaltation nécessaires. Outre la ressource de conserver en carton des documents (toujours vivants et instructifs), même lorsque le papier qui les fixe aura jauni. Il se passe ainsi, quand on a fixé par le menu, obstinément, patiemment, tous les replis de sa vie, une sorte de puissance imaginative infusée, prête à jaillir ; elle est elle-même la source de cet art suggestif.
Je ne vous parle ici que de moi ; mais je fais aveu sincère : j’ai dû passer par des études qui sont, en quelque sorte, le contraire du vitrail que votre ami a vu. Il faut que le peintre ait chez lui, sous la main, des éléments fixés. Je ne crois pas que l’on puisse s’en distraire. Aucune mémoire visuelle n’y suppléera.
Je sais que la terre tourne, que tout passe, et même qu’il est nécessaire que les Dieux changent, comme l’a dit Renan ; mais je ne saurais, à la minute où je respire et vous écris, penser de mon art autrement : manger du morceau par analyse la plus attentive et la plus minutieuse, le crayon à la main : voilà mon régime.
J’y ai failli aux heures du péché. Mais le repentir est une nouvelle innocence quand il est suivi de la réhabilitation par l’action réparatrice. Action qui ne serait pas venue sans le péché (autrement dit expérience — autrement dit connaissance). Et je vous prie de croire que douce et légère est la sérénité qui découle de cette connaissance de soi !
Que votre ami ne se cherche pas dans des formules, des doctrines ; qu’il travaille : l’oracle lui parlera, comme par surprise, à la minute où il aura le pinceau à la main. Non, quand il réfléchira.
Pas tant d’analyse, sauf celle des matières qu’il emploie, et qui l’attirent. Elles détiennent, elles aussi, en elles-mêmes, une part du secret. Elles sont de meilleur conseil que les maîtres. Elles priment toutes les théories. Qu’il « ausculte » avec subtilité leurs ressources. Plus il les connaîtra, plus son esprit les illuminera. L’art expressif n’irradie dans sa plénitude que par des substances. Votre ami n’est pas sans le pressentir.
1909. — L’art n’emprunte rien à la philosophie et n’a d’autre source que l’âme au milieu du monde qui l’entoure. Son essence est inconnue, comme celle de la vie ; et sa fin, c’est l’art même. Maurice Denis alourdit le sien d’attributions sociales et religieuses ; il effleure la politique, et c’est dommage. Ses dons étaient capables de le situer en meilleure place et plus haut que dans une impasse. Sa probité le garantira de toute étroitesse.
Soumettre le talent et même le génie à des concepts de justice ou de morale est une grande erreur. Elle provient chez l’artiste d’une prédominance de l’intelligence spéculative sur la libre divination.
Une œuvre conçue en vue d’un enseignement sera dans sa facture conduite par de mauvais chemins. Un tableau n’enseigne rien ; il attire, il surprend, il exalte, il mène insensiblement et par amour au besoin de vivre avec le beau ; il lève et redresse l’esprit, voilà tout.
Non, il ne faut pas enchaîner son art à des convictions politiques, ni à une morale. Au contraire, l’art doit fournir au philosophe, au penseur, au savant, et peut-être même au théosophe, qui sait ? matière à spéculer et à aimer.
Le principe mystérieux d’une vocation est irréductible, comme l’amour, comme la mort.
1910, Mai. — Quelle singulière enquête : on parle de porter au Panthéon les restes de Puvis de Chavannes.
Mais, pour avoir vu rire autrefois dans la foule qui se pressait et s’amusait devant ses tableaux (le Pauvre Pêcheur et l’Espérance notamment), je ne puis en accueillir la pensée qu’avec un triste sourire.
Ce revirement de faveur ne montre-t-il pas l’éternel et fluctueux caprice de la reconnaissance des hommes ? A dire vrai, ceux qui furent indifférents le sont encore, et la démonstration contraire d’aujourd’hui doit nous cacher bien des choses et qui sont incertaines.
Je ne me range pas à ce désir, car le transfert des restes mortels d’êtres illustres ou inconnus touche péniblement ma sensibilité, et même ma pensée. Je vois, au contraire, une certaine grandeur dans le respect du lieu, humble ou fastueux où parents et amis ont pleuré devant l’être cher, là déposé, à l’heure suprême et déchirante de la mort. Ce lieu reste un signe fatal, qui ne se mesure pas à notre mesure, ni à notre justice. Il est d’un autre ordre.
On ne saurait y remédier.
Ce qui ne change pas, ce qui est vivant et présent à jamais, c’est l’action permanente d’un maître par les ouvrages qu’il a laissés. Puvis de Chavannes a sa voix toujours active au Panthéon dans les fresques de Sainte Geneviève. Pourquoi y ajouter des cendres, dont le silence, après tout, appartient à l’inconnu ?
La glorification et l’apothéose d’un grand homme sont dans l’hommage qu’on lui rend par l’apparente et haute place que l’on donne à ses œuvres, en son vivant ou après.
Il serait curieux de voir au Parlement le souci de s’occuper d’art autrement que pour une collectivité ! Comment ? On s’y occuperait d’un artiste, d’un poète ! Le grand imagier mural Puvis de Chavannes en vaut la peine ; il en valait la peine.
Juillet. — Pour une notice de catalogue.
Je ne m’adresse pas ici aux esprits métaphysiques, je ne m’adresse pas non plus aux pédagogues, parce qu’ils n’ont pas les yeux fixés avec constance sur les beautés de la nature ; les habitudes de leur mentalité les maintiennent trop loin des idées intermédiaires qui lient les sensations avec les pensées : leur esprit s’occupe trop d’abstractions pour qu’ils puissent partager et goûter pleinement les jouissances d’art, qui supposent toujours les rapports de l’âme avec les objets réels et extérieurs.
Je parle à ceux qui cèdent docilement, et sans le secours d’explications stériles, aux lois secrètes et mystérieuses de la sensibilité et du cœur.
L’artiste subit, au jour le jour, le rythme fatal des impulsions du monde universel qui l’entoure. Centre continuel des sensations et toujours souple, hypnotisé par les merveilles de la nature qu’il aime, qu’il scrute, ses yeux, comme son âme, sont en rapport perpétuel avec les phénomènes les plus fortuits. Il incline même à cette communion qui est douce pour lui quand il est peintre. Comment sortirait-il d’un état où il se complaît et se borne, pour pénétrer comme le savant ou l’esthéticien, dans la généralisation ? Il ne le peut : cette opération hors de soi lui est impossible. Ne lui demandez pas d’être prophète ; il donne seulement son fruit, telle est sa fonction.
S’il se compare aux autres pour les juger, ce ne sera que par une opération malaisée, difficile, fort difficile qu’il ôtera les lunettes de ses yeux pour voir avec lucidité le fruit des autres sans le secours de leurs verres. Il ne saura parler bien que de soi, de sa propre aventure, du cas unique, heureux ou tragique où le plaça son destin.
Pour ce qui est de moi, je crois avoir fait un art expressif, suggestif, indéterminé. L’art suggestif est l’irradiation de divins éléments plastiques, rapprochés, combinés en vue de provoquer des rêveries qu’il illumine, qu’il exalte, en incitant à la pensée.
Si mon art n’a pas tout d’abord trouvé d’écho dans le public de ma génération rationaliste, où fut construit l’édifice aux voûtes un peu basses de l’impressionnisme, la génération présente (puisque tout évolue) le comprend mieux. La jeunesse d’ailleurs, de mentalité bien différente, touchée plus qu’autrefois en France par les ondes suprêmes de la musique, s’ouvre nécessairement aussi aux fictions et aux rêves de la plastique idéaliste de cet art.
Sur la perte de sa propriété de Peyrelebade.
Nous sommes tenus à certains lieux par des attaches invisibles qui sont comme des organes pour l’homme créateur.
Peut-être est-ce à la soumission à ces choses par un acte de volonté, de liberté, de tact, de docilité, aux nécessités de l’inconscient que nous trouvons l’originalité. On dit que Beethoven eut besoin de revenir dans une certaine demeure qu’il avait quittée ; il en eut besoin pour l’achèvement d’une symphonie. Qui le croirait, pour la musique pourtant, cet art de la vie interne. Je le comprends. Quitter un lieu habituel a toujours été une sorte de mort en moi. La vie revient ailleurs après, mais autre, et l’on a peur de cette inconnue. Je ne saurais vous dire le tourment profond que me donne un simple déplacement, un changement de demeure. Je suis stagnant. Il me faut, pour reprendre vie et goût au labeur au nouveau gîte où je vais être, du temps, beaucoup de temps, des saisons même. Ceci vous dira ce que me fit le détachement de la vieille maison de Peyrelebade, où ce que je fis de plus ardent, de plus passionné, de plus spontané vint surgir sous mes yeux : toutes les surprises de moi-même, toute ma conscience d’artiste, outre les souvenirs.
Quitter un lieu habituel participe de la mort. De là, l’effroi d’un recommencement ailleurs. Au fait, je dois à mon pays ces visages tristes que vous savez, et que j’ai dessinés parce que je les ai vus et parce que mes yeux d’enfant les avaient conservés aux résonnances intimes de mon âme. Oui, un vieux pan de mur, un vieil arbre, un certain horizon, peuvent être la nourriture et l’élément vital d’un artiste ; là, où il a raciné. Le jour où Rembrandt déconseilla à ses élèves les voyages, et surtout celui d’Italie, je crois qu’il fut l’annonciateur de l’art profond.
L’art est pour qui l’aime un tuteur, on ne saurait nier l’appui, qu’on y trouve pour le maintien spirituel. La lecture d’un beau livre, d’une seule page de ce livre, l’accent d’un accord, d’une harmonie suprême, un chant connu, entendu subitement, agissent, nous prennent, nous tiennent subitement dans un état pensant. J’ai cru jadis que l’art était inutile : il est peut-être nécessaire.
1911, Septembre. — La Joconde est consacrée. J’entends par là qu’elle a reçu, dans la durée du temps, au cours de quatre siècles, l’hommage de l’admiration des maîtres. Ce n’était pas pour son sourire ; mais si la peinture, essentiellement, dans ce qu’elle a de plus strict, a pour but de produire sur une surface plane, à l’aide du clair et de l’obscur, le plus grand relief possible d’un des éléments de la nature, fût-ce un visage humain avec le rayonnement de l’esprit, ce but y est atteint par Léonard, hautement, fortement, jusqu’au prodige.
Décembre. — A Monsieur X...
Vous seriez tout à fait aimable de me dire ce que vous entendez par ce mot Humaniste que vous employez dans une appréciation sur mes ouvrages, à l’occasion d’une exposition récente.
Tout en vous remerciant de ce que vous exprimez, à leur éloge, et dont je suis touché parce qu’il est visible que vous les aimez, je vous avoue ne rien comprendre à ce mot humanisme, là placé.
Pour vous éclairer mieux sur le désir que je vous exprime, laissez-moi vous dire qu’il est dans ma pensée que tout artiste bien né, doit, aux termes derniers de sa carrière, faire une sorte d’examen de conscience où il révise et regarde s’il a conduit à bonne fin les dons naturels qu’il avait reçus. Je suis, après un demi-siècle, à cette heure-là qui m’est douce et délicieuse. Je le déclare souvent à de jeunes artistes pour les éclairer sur ce qu’ils trouveront de bon dans la vieillesse, s’ils ont la sagesse et la probité de rester toujours eux-mêmes, c’est-à-dire de ne cultiver que la fleur de leur propre jardin, fleur unique, humble ou luxuriante, mais qui sera toujours la marque de leur maîtrise.
Je crois avoir, autrefois plus que maintenant, donné dans des dessins et des lithographies, des expressions humaines et variées ; je les ai même, par fantaisie permise, portées dans le monde de l’invraisemblable, en des êtres imaginaires que j’ai tâché de rendre logiques avec la logique de la structure des êtres visibles. Mais je sens bien qu’à leur endroit ce mot humanisme ne peut point être appliqué.
Qu’exprime-t-il donc sous votre plume ?
J’entends humanisme à propos d’une œuvre d’art. En quelques lignes vous pouvez m’édifier.
(Cette lettre ne reçut aucune réponse.)
Comme il serait doux de vieillir, si le cours des années tarissait en nous la source des douleurs ! Mais non. Sur la pente que nous descendons, nous avons un compagnon trop fidèle : le cœur ne nous quitte pas.
Il décrit avec nous l’inverse d’une spirale, il se rapproche d’un point de plus en plus noir, qui est la fin, la fin inéluctable.
Que fera-t-il là, l’insatiable?
1912. — Il suffit de se boucher les oreilles dans une salle de concert pour se croire dans une maison de fous. Avec un sens de moins, vous assistez à une fantasmagorie incompréhensible.
Pareillement dans l’art, l’homme de génie quel qu’il soit, avec un sixième, un septième sens danse devant des sourds, parle à des muets, peint pour des aveugles, et l’effet qu’il produit est absurde.
Que ceci console l’artiste de sa condition étrange et fatale de ne paraître au milieu des autres que pour produire un éclat de rire.
Il porte la folie qui va se gagner, elle est l’avènement d’un sens nouveau qui va naître chez ceux qui le regardent et le dénigrent : accroissement de vie, même à l’insu de ceux qui ne la connaissent pas encore.
« Des fleurs presque théoriques asservissant l’aspect visuel à l’impression globale qu’a prise la pensée ». C’est peut-être vrai, sauf l’idée de théorie.
En tous cas, cette appréciation contrôle et spécifie quelques-uns de mes travaux. Il se peut qu’à mi-route de la réalisation, un aide subit de ma mémoire m’ait quelquefois contraint à un arrêt de certains ouvrages pour le résultat dit ici, les trouvant formulés et organisés à ma guise : fleurs venues au confluent de deux rivages, celui de la représentation, celui du souvenir. C’est la terre de l’art même, la bonne terre du réel, hersée et labourée par l’esprit.
J’ai bien des fois, par exercice et pour ma nourriture, peiné devant l’objet jusqu’aux menus accidents de son apparence visuelle ; mais la journée me laissait triste, dans un inassouvissement. Et je laissais le lendemain couler l’autre source, celle de l’imagination par le rappel des formes, et j’étais alors rassuré et apaisé.
La critique d’art n’est pas créatrice.
On peut la tolérer chez des êtres pensifs, sensibles, capables de s’objectiver particulièrement ; des êtres doués d’une allégresse communicative et ardente qui reflétera, par amour et admiration, quelque chose de la beauté qu’ils aiment : flamme jaillie du foyer divin qui gagne en étendue et suscite d’autres flammes.
Mais le commentaire, le commentaire pur, n’a d’excuse que s’il refond les principes sans cesse, toujours nouvellement, à chaque frisson d’un art nouveau. Il doit proclamer les découvertes.
Une enquête sur la vie des peintres? Et pourquoi? Croirait-on trouver là des révélations qui leur apporteraient la justice ! A quoi bon.
L’artiste vient à la vie pour un accomplissement qui est mystérieux. Il est un accident. Rien ne l’attend dans le monde social. Il naît tout nu sur la paille sans qu’une mère ait préparé ses langes. Dès qu’il donne, jeune ou vieux, la fleur rare de l’originalité — qui est et doit être une fleur unique — le parfum de cette fleur inconnue troublera les têtes et tout le monde s’en écartera. De là, pour l’artiste, un isolement fatal, tragique même ; de là, l’irrémédiable et triste inquiétude qui enveloppe sa jeunesse et même son enfance et qui le rend farouche quelquefois jusqu’au jour où il trouvera par affinité des êtres qui le comprendront.
Il vaudrait mieux ne point parler de ces douloureuses origines : les connaître ne changerait rien. Quelque chose du destin ou de la nécessité, assigne à chacun sa route, au cours de laquelle des difficultés plus ou moins grandes se rencontrent pour nous, comme pour tout le monde. Ce n’est pas la justice qui nous importe, c’est l’amour. La grande affaire est de savoir nos ouvrages compris, appréciés, désirés.
Pour ce qui est de moi, je détourne habituellement ma pensée de ma genèse endolorie. Trop faible pour la lutte, ou la dédaignant peut-être, j’ai attendu ; j’ai mis au dehors, comme j’ai pu et quand les circonstances s’offraient, des ouvrages qu’on aimait autour de moi dans un petit cercle. Je crois qu’ils ont plaidé ma cause au loin beaucoup mieux que je ne l’eusse fait moi-même. Ce sont eux qui m’ont frayé la route et qui racontent mon histoire. J’ai lieu de croire que les plus récents diront la joie compensatrice des mauvais commencements.