À soi-même : Journal (1867-1915)/Bresdin

Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 156-162).

RODOLPHE BRESDIN

On oublie trop quelquefois les hommes de valeur que la bonne fortune nous amène ; le vrai talent n’est pas toujours entouré des justes égards qu’il mérite. Partout où la pensée s’affirme sans les soutiens d’une lutte militante, sans les fortes contradictions ou les vives approbations de l’enthousiasme, on peut dire que l’homme de valeur ne reçoit que dans une mesure imparfaite la récompense de ses généreux efforts. C’est pour cela que, dans sa propre patrie, fort souvent le génie succombe faute d’adversaires pour le combattre ou d’amis pour l’exalter. Le talent qui vient de loin, entouré déjà du prestige de la réputation faite, parvient sans doute à jeter plus d’éclat ; mais que d’entraves, que de difficultés encore ne rencontre-t-il pas dans notre imprévoyance, dans l’inexpérience de quelques juges trop empressés souvent à les expliquer avant de les avoir bien compris !

Si le savoir quelquefois nous trompe, si le plus beau côté du talent passe inaperçu pour nous souvent dans ce qu’il a de plus précieux et de plus puissant, c’est surtout lorsqu’il se présente par une allure un peu libre et nouvelle. M. Bresdin, quoique fort apprécié par un petit choix d’amateurs dont l’admiration est des mieux motivées, n’a pas conquis à Bordeaux la place et la notoriété qu’il mérite. Autour de ce nom, précédé cependant d’une réputation justement acquise et déjà signalé par quelques plumes autorisées, ne s’est pas produit la surprise que semblait appeler un talent aussi singulier et aussi nouveau. Pourtant, disons-le en toute franchise, c’est un artiste de fine et bonne race : à sa forte originalité, à sa production si variée, en même temps que fournie, féconde et vivace, on reconnaît la vraie marque de l’artiste de haut rang et de meilleure famille ; c’est à ces titres surtout qu’il se recommande à l’attention des amateurs épris de beautés nouvelles, de parfums rares, à tous ceux enfin qui, blasés d’imitations insipides, cherchent l’art dans ses routes inconnues ou inexplorées.

Trois procédés servent alternativement à la manifestation singulière : le dessin à la plume sur pierre, l’eau forte, et le dessin à la plume, un genre tout nouveau que lui seul exerce et dont il est pour ainsi dire le créateur. Son œuvre la plus répandue est un grand dessin sur pierre, connu sous le nom de Bon Samaritain. Création étrange. Il n’est pas sans utilité de dire ici que l’artiste ne s’est pas proposé de représenter le paysage que nous apercevons tous les jours de notre fenêtre ; jugée à ce point de vue, cette œuvre serait certainement imparfaite, car il n’en est pas, parmi celles de nos contemporains, qui ait été inspirée plus en dehors de tout esprit d’imitation. Ce qu’il a voulu, ce qu’il a cherché n’est autre chose que nous initier aux impressions de son propre rêve. Rêve mystique et fort étrange, il est vrai, rêverie inquiète et vague, mais qu’importe. L’idéal est-il précis, l’art ne puise-t-il pas au contraire toutes les forces de son éloquence, son éclat, sa grandeur dans les choses qui laissent à l’imagination le soin de les définir.

Conception et recherche des éléments propres à la formuler, frapper, saisir notre imagination troublée, telle est la seule théorie qui a présidé à cette œuvre, si du moins le sans façon de la fantaisie obéit à quelque loi. Considérée à ce point de vue, cette œuvre a réellement atteint son but, car il n’en est pas qui laisse en notre esprit une marque aussi forte, une empreinte aussi vive et d’une plus grande originalité.

On peut joindre à cette œuvre la Sainte Famille, due au même procédé, mais de dimension plus petite, ce qui convient beaucoup mieux à ce genre de dessins où le détail est si minutieusement recherché. Elle est plus complète, plus riche, plus franche dans son expression. On ne peut rien trouver de plus naïf, de plus touchant que cette petite page assurément créée dans un moment de verve heureuse, d’abandon à l’idéal. Recherche délicate et fine du détail, richesse d’ordonnance, pourtant contenue, sobre, simple d’effet.

Telle est la haute qualité esthétique de cette œuvre peu connue parce qu’elle devient rare, mais qui restera certainement comme l’expression la plus complète des recherches de son auteur. Nous pouvons ajouter aussi la Comédie de la Mort, œuvre d’une autre portée, moins plastique sans doute, mais non moins intéressante. Puis enfin, les essais d’une illustration assez importante que l’artiste n’a pu terminer. Dans les premières planches de ce recueil si spécial, si en dehors de tout ce qui se fait aujourd’hui, on peut puiser encore à pleines mains dans un vrai trésor de capricieuse fantaisie.

L’aquafortiste est moins connu. Cependant c’est assurément dans ce procédé souple et rapide que l’artiste a trouvé son véritable élément. Il en connaît toutes les ressources et toutes les ruses. Porté par son propre tempérament aux recherches les plus subtiles et les plus raffinées, et aussi par une conscience rigoureuse, on peut dire que ses eaux-fortes ne sont qu’une longue suite d’essais tentés sous le désir incessant d’approcher de la perfection. Aussi quelle variété, quelle souplesse de moyens ! Il attaque le cuivre avec cette assurance de l’artiste pour qui le procédé a cessé d’être rebelle. Car, sans insister sur cette habileté matérielle qui n’en ferait qu’un artiste secondaire, il se recommande par un mérite plus important et qui lui donne une place unique parmi les aquafortistes contemporains : c’est qu’il crée.

À toutes les ressources du praticien subtil et consommé, il joint encore les qualités plus élevées du penseur et le charme de l’imagination. Et certes, en est-il de plus imprévu et de plus varié dans ses fantaisies ? Paysages, marines, batailles, intérieurs, sujets de genre et des plus variés servent tour à tour de prétexte à cette imagination vagabonde pour manifester çà et là ses plus riches caprices et embellir tous les objets auxquels elle s’attache dans le libre champ qu’elle parcourt.

C’est parmi les dessins à la plume qu’on doit classer la Famille tartare en voyage, les Vieilles maisons, etc. Ici, l’auteur est plus vrai. Ce procédé, qui permet la retouche, lui permet aussi d’approcher davantage de la nature, pour laquelle il a toujours eu une humble vénération. — Il n’est pas inutile de relever ici l’erreur répandue par quelques critiques, qui ont beaucoup trop dit que M. Bresdin descendait trop directement des maîtres mystiques de l’Allemagne. Certainement, on reconnaît chez lui une communion ardente avec Rembrandt, et surtout Albert Durer.

L’amour des maîtres n’est pas un bien grand défaut et ne blâmons pas trop l’archaïsme. Lorsqu’il est bien compris, l’archaïsme est une sanction. L’œuvre d’art descend directement d’une autre œuvre ; si l’étude de la nature nous donne les moyens propres à manifester notre individualité, si l’observation et l’analyse patiente de la réalité sont les premiers éléments de notre langage, il n’en est pas moins vrai que l’amour du beau, la recherche des beaux exemples, doit incessamment soutenir notre foi. Nulle surprise alors si le fervent disciple offre parfois la faible image d’un dieu qu’il cherche, qu’il adore.

Heureux même tous ceux qui se sentent assez dignes, assez forts pour aller, sans vertige, à la lueur des grandes gloires que les fervents entourent, et pour lesquelles la postérité réserve encore, en immortel hommage, le don de ses plus beaux lauriers ! Que leurs disciples soient les bienvenus ! Si M. Bresdin a quelque parenté avec ces maîtres, il faut remarquer que c’est beaucoup plus dans les moyens que dans la pensée ; car sa personnalité est sortie assez victorieuse et assez viable d’un contact qui aurait écrasé un disciple moins bien doué. Il a certes pour lui une manière de voir que nul maître ne lui a apprise.

Ce qui le caractérise en effet, ce que nul chez les anciens comme chez les modernes n’a pu lui donner, c’est cette inaltérable individualité, c’est cette couleur si singulière qui répand sur tout son œuvre ces effets étranges, mystérieux, légendaires ; c’est cette manière si libre de frayer avec la nature et qui reflète, jusque dans les moindres essais sortis de sa main, une inexprimable tristesse. Car si l’artiste est inhabile à reproduire directement la nature, si le dernier élève d’une académie serait plus apte à représenter avec minutie les objets qui tombent sous les yeux, ces objets le frapperont pourtant et parfois par leur côté le plus expressif et le plus vivant.

Nous avons certainement vu ces nuages bizarres, ces ciels brouillés si profonds et si tristes. On sait quel parti il a su tirer de ces fouillis pleins de choses étranges où le regard aime à poursuivre mille et mille apparitions. L’eau n’est pas moins pour lui l’objet d’une admiration particulière en ce qu’elle a de tendre ou de mystérieux. On le voit, c’est un paysagiste ; il est donc moderne. C’est toujours sous le ciel qu’il place ses scènes préférées ; témoin la Famille tartare en voyage, cette page si fortement imprégnée de sentiment et d’impression.

C’est encore par un côté particulier à l’école française que l’artiste est appuyé d’un penseur. Cette imagination, pourtant si impétueuse et si jeune, semble contenue et comme dominée par un désir constant où se trahit, sans qu’il le raisonne sans doute, l’état exclusif et dominant de son être intérieur. Ce qu’on retrouve partout, presque d’un bout à l’autre de son œuvre, c’est l’homme épris de solitude, fuyant le monde, fuyant éperdument sous un ciel sans patrie, dans les angoisses d’un exil sans espoir et sans fin. Ce rêve, cette anxiété constante apparaît sous des phases les plus diverses. Quelquefois, c’est sous la forme de l’enfant divin, dans la Fuite en Égypte si souvent reproduite par l’artiste. Parfois c’est toute une famille, une légion, une armée, toute une peuplade fuyant, toujours fuyant, l’humanité civilisée.

Voilà surtout ce qui caractérise M. Bresdin. Voilà ce que les maîtres de la Hollande ou de l’Allemagne n’ont pu lui donner, car ce côté de l’art humain et philosophique est une qualité dont s’enorgueillit l’école française.

C’est donc aussi parmi les eaux-fortes et les dessins originaux qu’il faut chercher la vraie signification de cette individualité. C’est dans ces trois procédés qu’il faut l’étudier pour arriver à la bien comprendre. Aussi, si la Ville consent à posséder le souvenir de cet artiste, qu’elle le choisisse dans ce qui donne son expression la plus complète, et qu’elle mette surtout dans ce choix tout le discernement que demande une chose aussi sérieuse, aussi chère aux vrais amateurs.

Nous croyons souvent que les êtres qui se vouent à l’art n’obéissent qu’à un goût ou un penchant frivole ; si nous y regardons de plus près, si notre attention devient plus éclairée, nous y verrons que c’est quelquefois le lot des consciences les plus pures et les plus sévères.

Aussi, si l’on veut vraiment enrichir les collections publiques d’œuvres dignes d’être imitées, si l’on cherche ces œuvres parmi les artistes de mérite qui donnent à l’art des influences nouvelles, nous les trouverons toujours chez ceux qui joignent à la beauté du talent ce louable désintéressement qu’accompagne toujours la sincérité.

Ces natures rares demandent peu qu’on parle d’elles ; leur seul malheur sera toujours de se tenir un peu trop dans le recueillement d’une discrétion silencieuse. Allons à elles ; cherchons à les mieux comprendre, par une analyse plus profonde de leurs productions. Mais si l’on doute, si l’on hésite encore sur la juste appréciation de cet artiste que Bordeaux possède déjà depuis quelques années, il est pourtant un choix d’amateurs sérieux qui n’ont pas hésité longtemps pour estimer à sa juste valeur cette personnalité si intéressante ; nous croyons fort que leur estime lui prépare pour l’avenir les justes approbations qui lui sont dues.