À soi-même : Journal (1867-1915)/Delacroix
1878 — À mesure qu’il poursuit l’accomplissement de son œuvre, au cours de sa bruyante carrière, il tend de plus en plus à réaliser son dessin par une représentation plus prompte et active du corps humain. Il faut au début des études attentives du modèle : le robuste et puissant relief qu’il y obtient en témoigne (notamment dans la Barque de Dante), mais ce n’est que plus tard qu’il s’inquiète de l’ossature, de la contexture proprement dite, et qu’il regarde l’homme dans ce qu’il a de permanent et d’essentiel. On dit que ce ne fut qu’à l’âge de soixante ans qu’il posséda un squelette. Il avoue alors que, s’il lui était possible de recommencer l’étude de la peinture, il débuterait par cette étude-là. Le beau dessin qu’il fit au crayon pour la décoration de la Chambre des Députés, le dessin de l’Éducation d’Achille, prouve avec évidence qu’il avait alors le sens représentatif du corps humain bien autrement qu’en sa jeunesse : on y assiste au mouvement de la vie elle-même comme si elle palpitait sous un épiderme de cristal. Cela est particulier chez lui : à mesure qu’il analyse la nature, qu’il la scrute et la décompose, il ne perd pas un seul moment le sentiment qu’il a si intense et vif de la vie, de la passion, il la créa toujours ; là est sa puissance. Le don vital est en lui le moteur continu qui le conduira d’une œuvre à l’autre et par degrés jusqu’à la fin.
N’est-ce pas la marque du génie de paraître ainsi parmi nous tout un, entier, unique, petit prince ou grand roi du royaume ?
Un art de ce caractère est rare : il ne peut, quand il éclôt, nous apparaître tout à fait de la sorte. Lorsque Delacroix débuta avec puissance et en puissance, il était loin d’avoir trouvé sa langue, sa technique. Il avait tout pour surprendre : audace, ardeur, originalité, tempérament, mais rien encore de ce qu’il lui fallait acquérir lentement pour donner pleinement sa flamme lyrique. Il ne donna jusqu’à trente ans que sa gourme, et ces premières extravagances du génie qui surprennent, saisissent et captent les regards. Certes, on sait comme il fit tapage. C’est après la vue du Maroc qu’il se trouva. Il y prit sur nature même des notes précises et, dans les effets variés et multiples du paysage, des documents dont il devait se servir pour toujours. Ce génie si ardent, si véhément, agité d’un bout à l’autre de son œuvre par la passion, ce peintre qui débuta par la peinture d’une damnation, de la peste et des heurts révolutionnaires, est obligé de s’assagir un moment par l’exécution de sujets plus calmes. Sa Noce juive est le premier essai. Elle est la première page où cette imagination anxieuse se repose enfin, se cherche, médite et se recueille sur les pouvoirs de la palette et du registre de ses tons. Il la possédera plus tard pleinement dans ses Femmes d’Alger en appartement, que l’on peut considérer comme son chef-d’œuvre, quant au talent d’y manier les effets du prisme par un nouvel art de juxtaposition. Ça, c’était l’affaire du coloriste, c’était l’affaire du peintre pur, qui élargissait, qui agrandissait pour plus tard après lui la notion même de la peinture. Mais il y avait en lui le dramaturge. Il lui fallait, au surplus, satisfaire aux bouillonnements de son imagination et de ce que lui suggérait la lecture des auteurs aimés de son temps. C’est avec eux et pour eux qu’il se crée un moyen. Il transige dans l’intérêt de son cœur et de sa sensibilité qui palpite et bondit à la lecture de Shakespeare, Byron. On voit, dans un Journal, toute l’activité de son imagination inventive, dans une note des projets qu’il se propose de réaliser.
Tout le monde connaît dans l’œuvre du maître la forte et robuste création de la Médée. La lithographie l’a rendue presque populaire. Elle en donne une idée assez juste ; elle en a la couleur et la finesse ; elle rend avec une extrême douceur, ce coloris lumineux et doux que le temps efface si vite, et ceux qui la possèdent peuvent la considérer comme une reproduction précieuse.
Mais parmi les productions de ce maître si étrangement et si diversement controversé, celle-ci est assurément une des plus populaires ; elle obtint, à l’heure même où Delacroix était le plus contesté, les approbations de la foule et de presque tous les juges qui étaient contraires à cette nouvelle manière de comprendre l’art.
Ceux qui connaissent son œuvre ont pu voir qu’il procède toujours par deux voies différentes, et en quelque sorte en deux états d’esprit qui en apparence sont contraires et semblent s’annuler l’un l’autre. En effet, il s’abandonne parfois au plaisir de peindre, il charme les yeux, il représente la vie lumineuse, l’éclat des étoffes, et, comme Véronèse, il fait une page de peinture proprement dite, où la seule passion qui l’anime est celle qu’il a pour sa palette.
D’autre part, il ne crée que sous l’empire d’un sentiment très intense, après de silencieuses lectures qui ont rempli son âme de feu. Cette muse est celle qu’il écoute surtout à ses douces heures, elle est toujours présente, son œuvre le témoigne ; et c’est celle qui, dans notre manière de voir, nous occupera sans cesse.
Il fit, disons-nous, de profondes lectures, celles des maîtres contemporains, allemands et anglais ; quelques esprits, trop subtils peut-être, ont cru voir dans cette aptitude et dans ce parti pris, il semble, de ne procéder que de l’idée littéraire, ou du moins de la poésie exprimée déjà dans les lettres, le signe évident, manifeste, d’une infériorité ! Il n’en est rien. Delacroix fut de son temps, voilà tout. Il savait bien aussi qu’il fallait avant tout séduire son monde, ce public si facilement hostile ; il rechercha toute sa vie le langage de son moment.
À cette heure, le souffle saxon ou germain donnait à outrance. On lisait Gœthe, Schiller, Heine ; on se passionnait pour Byron ou Shakespeare ; il s’en préoccupait lui-même, et mise à part l’incomparable critique qui doublait et gardait si bien cet artiste, n’y avait-il pas aussi en lui l’homme qui respirait l’air de son temps ? Il le savait ; il céda en connaissance de cause, il céda consciemment et volontairement à ce moteur de toute idée, au souffle dominateur du siècle dont il était et dont il voulait être.
Dès le début, à l’heure où il peignit la Barque et les Damnés, on eut pu croire à une destinée différente. Cette page toute fumante du feu de l’inspiration ne révélait cet esprit que dans le fond ; la forme aurait pu faire croire à un avenir différent.
Assurément, elle est moderne, parce que le sujet l’emporte, parce que la poésie farouche et romanesque de l’enfer est là tout entière ; elle est moderne parce qu’elle tient enfin de Dante lui-même, et que ce vaste esprit, le plus étonnant peut-être, car la suprématie de Shakespeare ne m’est pas encore prouvée, ce grand génie toscan, dis-je, était assez puissant lui-même pour être présent encore de nos jours parmi nous. Mais il y a ici lieu de noter un fait en apparence peu sensible et que personne n’a vu, c’est l’incompétence de Delacroix à l’illustrer une seconde fois. Assurément, les peintres qui renvoyaient l’auteur à ses débuts, en lui disant qu’il n’avait produit que cette page, n’étaient pas dans une erreur entière, absolue. Mettons-nous un instant à côté d’eux et nous allons les comprendre.
Le maître tient encore au passé par des attaches classiques. Le mode de représentation est essentiellement formel, plastique ; il procède par surfaces planes ; il modèle, il recherche le relief des choses. La ligne est soutenue ; l’ordonnance est presque sobre. Ce qu’on appelle le Morceau est peint pour le morceau lui-même ; en un seul mot, et au risque de passer ici pour un irrévérencieux critique, cette œuvre est une œuvre qui ne révèle rien de neuf, rien de ce qui est originellement inventé, si ce n’est, nous l’avons dit, la poésie farouche de Dante que nous pouvons chaque jour retrouver abondamment à sa source première, dans les vieux vers du grand poète. Tout cela n’était-il pas fait pour séduire les peintres officiels de son temps ! Et mon Dieu, à part la merveilleuse et puissante entente de la couleur et la force du tempérament qui éclatent en elle, ils auraient pu la concevoir eux-mêmes.
Non, cette page n’est pas la plus belle du maître. Elle est tout au plus la première invention d’un génie qui se cherche et qui, au sortir des bancs de l’école, tente une première affaire dans l’idéal, et n’y trouve qu’une idée d’un écolier de génie, voilà tout.
Quelques années encore et il va comprendre que Dante et le monde latin ne sont pas sa voie : il n’y revient plus, il a sourdement la conscience que ses muscles ne le porteront pas plus loin en cette voie, qu’il n’y suffirait pas et bientôt il va s’abandonner à sa nature essentiellement nerveuse, à l’expression pure, à la représentation de la vie intérieure seulement et ne cherchera plus à lutter dans la plastique même, avec des maîtres anciens qui le dépassent et il comprend enfin que son époque est une époque d’expression pure, que le romantisme n’est autre chose que le triomphe du sentiment sur la forme, et sans retours ni regrets, il entre dans sa vraie voie, qui est celle de la couleur expressive, de la couleur que l’on pourrait appeler couleur morale.
Il en est le créateur et nous voici sur le terrain que nous aimons à lui donner. Il crée l’expression par la couleur. Il fait exprimer à la palette ce qu’elle n’a pas dit encore ; chaque objet, chaque touche donnée par ce rare pinceau prendront la signification nécessaire à l’ensemble, et représentent toujours et victorieusement l’état d’âme des personnages présents dans la toile. Or, comme nous sommes au xixe siècle, il emprunte aux poètes du siècle les situations principales de ses toiles et nous le verrons principalement épancher sa verve géniale et son ardeur à les illustrer. Voilà l’histoire de sa conversion première.
La couleur, exprimant désormais la passion et la vie intérieure, tendait en son dernier perfectionnement à la pondération : l’harmonie, la juxtaposition nécessaire, et cette harmonie suprême n’est autre que l’unité de la couleur appliquée à l’histoire aux sujets humains. Elle est dans les annales de l’art un avènement capital, mais elle n’était jusque-là que l’apanage du paysage. Delacroix l’a impérieusement soumise à l’histoire ; il en a fait un moyen d’expression le plus subtil et le plus éloquent. Ce nouveau stade si important est ce qui donnera dans l’avenir à l’artiste la valeur et l’approbation qui lui sont dues, cette situation spéciale et glorieuse qu’occupent tous ceux qui agrandissent le domaine de l’art et qui écartent par le seul effet de leur génie l’obscur nuage qui nous voilait encore une part de la vie.
Le char d’Apollon. — Voici l’ouvrage qu’il fit dans toute la plénitude de son talent et de ses forces.
Quelle en est la grande expression, le trait principal ? C’est le triomphe de la lumière sur les ténèbres. C’est la joie du grand jour opposée aux tristesses de la nuit et des ombres, et comme la joie d’un sentiment meilleur après l’angoisse. Il peint chaque détail dans le sens qui lui est particulier. Vénus est entourée de bleu tendre ; dans un nuage gris tout exquis de tendresse, les amours volent et déploient les ailes orientales. Cérès a toute la poésie de nos plus beaux paysages, elle est ensoleillée. Mercure exprime dans son manteau rouge tout le faste du bien-être capitonné et du commerce. Mars est d’un violet terrible ; son casque est d’un rouge amer, emblème de la guerre. Le peintre exprime tout par les accessoires. Mercure est sombre, toute la partie étouffée est moins traduite encore dans le monstre qui écume, dans le corps si superbe de la nymphe couchée, un des plus beaux morceaux qui soit sorti de ses mains, en sa dernière manière, que dans cette gamme indéfinissable, dans ces tons malades qui donnent l’idée de la mort.
Cette œuvre si puissante, si forte parce qu’elle est nouvelle, est tout un poème, une symphonie. L’attribut qui définit chaque dieu devient inutile, tant la couleur se charge de tout dire et d’exprimer juste ; le reste de tradition qu’il conserve encore, pour la clarté, est inutile.
C’est ainsi qu’il procède encore quand il travaille la petite coupole du Sénat et en le plus grand nombre de ses tableaux de chevalets.
Comparons maintenant par la pensée un tableau de l’école passée, la Noce de Cana par exemple, avec cette page essentiellement nouvelle. Pouvons-nous y trouver une place aussi grande donnée à l’idée ? Elle n’y est point. Venise, Parme, Vérone n’ont vu la couleur que par le côté matériel. Delacroix seul touche à la couleur morale, à la couleur humaine ; c’est là son œuvre, et ses titres à la postérité.
On ne peut chercher si ce grand poète a atteint la perfection ; disons que l’artiste audacieux qui agrandissait et menait l’idéal de la peinture ne pouvait atteindre d’un seul élan à l’expression la plus parfaite ; il obéissait ainsi à la loi qui dirige tous les novateurs. Les artistes qui touchent à la perfection n’ont pas beaucoup d’idées. Il n’y a pas d’exemple à donner dans l’histoire de l’art. Delacroix croit que la neuvième symphonie n’est point parfaite ; l’introduction des voix manque de lien avec le sentiment qui pénètre ; s’il touche à la perfection, disons alors que la musique, cet art d’une muse souveraine et supérieure, n’avait pas à combiner les formes nouvelles dans des moyens plus difficiles et plus rigoureux de la plastique.
Disons-le, sans rien enlever de l’idée que nous nous faisons de sa haute mission, Delacroix ne devait pas atteindre à la perfection ; mais cela ne nous empêche pas de condamner sans regret le passé des coloristes proprement dits ; que les jeunes élèves émus et enthousiasmés en présence du maître n’aillent au Louvre désormais que pour y chercher la force d’un art purement plastique ayant atteint, il est vrai, par Léonard, le sommet du beau dans son expression la plus essentielle ; mais nos muscles nous font défaut désormais pour reprendre cet art italien et l’exprimer comme cette race éminemment agissante et passionnée. Nous allons vers les sensations nerveuses : tout nous y mène ; la musique, qui désormais est populaire, ne tardera pas à porter aux arts plastiques une atteinte suprême. Point de salut hors de la voie qu’a suivie le grand maître dont nous parlons ici.
S’il nous faut profiter des transformations accomplies par l’école des naturalistes — école qui, à mon avis, ne fait que continuer l’école classique — tâchons au moins de donner à la couleur vue la beauté suprême et si pure de la couleur sentie ; tout l’art moderne est là ; rien de grand, de beau, de profond, ne peut se traduire dans un autre mode… Je ne crois le retour au passé possible qu’après l’invasion d’une race barbare, des Russes par exemple et Dieu merci, nous ne le verrons pas.
Si les complémentaires sont prises à égalité de valeur, les yeux humains pourront à peine en supporter la vue. Mélange du bleu et de l’orange à quantités égales : gris incolore.
Mais si l’on mêle ensemble deux complémentaires à proportions inégales, elles ne se détruiront que partiellement et l’on aura un ton rompu qui sera une variété du gris. Cela étant, de nouveaux contrastes pourront naître de la juxtaposition de deux complémentaires dont l’une est pure et l’autre rompue. La lutte étant inégale, une des deux couleurs triomphe et l’intensité de la dominante n’empêche pas l’accord des deux. Que si maintenant les semblables sont à l’état pur mais à divers degrés d’énergie, par exemple le bleu foncé et le bleu clair, on obtiendra un autre effet dans lequel il y aura un contraste dans la différence d’intensité et harmonie par la similitude des couleurs.
Enfin si deux semblables sont juxtaposées, l’une à l’état pur, l’autre rompue, par exemple du bleu pur avec du bleu gris, il en résultera un autre genre de contraste qui sera tempéré par l’analogie. On voit donc qu’il existe plusieurs moyens différents mais également infaillibles de fortifier, de soutenir, d’atténuer et de neutraliser l’effet d’une couleur, et cela en opérant sur ce qui l’avoisine, en touchant ce qui n’est pas elle.
Une des ressources les plus précieuses est l’introduction du noir et du blanc. Le noir et le blanc sont, pour ainsi parler, des non-couleurs qui servent, en séparant les autres, à reposer l’œil, à le rafraîchir, alors surtout qu’il pourrait être fatigué par l’extrême variété autant que par l’extrême magnificence. Suivant les proportions qu’on leur donne, suivant le milieu où l’on les emploie, le blanc et le noir atténuent ou rehaussent les tons voisins ; quelquefois le rôle du blanc dans un tableau sinistre est celui qui joue en plein orchestre un coup de tam-tam. D’autre fois, le blanc peut être employé pour corriger ce qu’aurait de brutal la contiguïté de deux couleurs franches telles que le rouge et le bleu.
Modulation des couleurs. — Les principales nous viennent des orientaux. Tressaillement de la surface colorée par le ton sur ton ; ton vibrant.
Mélange optique. — Deux couleurs juxtaposées ou superposées dans certaines proportions (c’est-à-dire suivant l’étendue que chacune d’elles occupera) formeront une troisième couleur que nos regards percevront à distance, sans que le tisseur ou le peintre l’ait écrite ; cette troisième couleur est une résultante que l’artiste a prévue et qui est née du mélange optique (ou des réactions réciproques d’un ton sur l’autre) exemple : Coupole du Luxembourg : une femme demi-nue assise à l’ombre. Femmes d’Alger : Chemise à semis de petites fleurs. Les murs sont garnis de mosaïques bleues et jaunes à petits dessins, composant une grande tonalité d’un vert doux, frais, indéfinissable. Ouverture d’un rouge vif. Dallage composé de petits carreaux violets et verts formant mosaïque. Pour exalter et harmoniser ces couleurs, il emploie tout ensemble le contraste des complémentaires et la concordance des analogues (en d’autres termes la répétition d’un ton vif par le même ton rompu). Il emploie l’action des blancs, des noirs, qui est tour à tour un repoussoir, un mordant et un repos ; il emploie aussi la modulation des couleurs et ce qu’on appelle le mélange optique.
Par exemple le corsage orangé de la femme couchée sur le divan laisse voir le bord de ses doublures de satin bleu ; la jupe de soie violet foncé et rayée d’or. La négresse porte un boléro d’un bleu clair et un madras orangé, trois tons qui se soutiennent et se font valoir l’un l’autre, à ce point que le dernier rendu encore plus éclatant par la peau bronzée de la négresse a dû être coupé avec des couleurs du fond afin de ne pas s’en détacher avec trop de violence. Ces contrastes, on le voit, sont des juxtapositions des complémentaires et des analogues.
Il faut tempérer le contraste sans le détruire, il faut pacifier les tons en les rapprochant : la femme qui est assise près de la négresse et qui a une rose dans les cheveux porte un demi-pantalon vert semé de mouchetures jaunes, tandis que sa chemise de soie présente un ton qui est modifié par un imperceptible semis de fleurettes vertes. Mais ce n’est point isolément, c’est par séries qu’il appose des tons et les entrelace, les fait se pénétrer mutuellement, se répondre, se mitiger, se soutenir.
Noce juive au Maroc. — Le ton chaud dans l’ombre et le ton froid dans le clair, il en résulte une sensation particulière, celle de la fraîcheur sous un ciel d’Afrique.
Lorsque je vis Delacroix en 1859, il était beau comme un tigre ; même fierté, même finesse, même force.
C’était à un bal officiel de la Préfecture où l’on m’avait dit qu’il se trouverait. Mon frère Ernest m’y accompagnait et ne le connaissait pas plus que moi ; mais il me désigna d’instinct une personne petite, aristocratique, qui se tenait debout seule, devant un groupe de femmes assises dans le salon de la danse. Longue chevelure noire, épaules tombantes, attitude cambrée. Nous nous en approchâmes discrètement et le maître, c’était bien lui, leva sur nous ce regard clignotant, unique, qui dardait plus vivement que les lustres. Il était de la plus grande distinction. Il avait la grand’croix à son col droit et haut, il abaissait quelquefois les yeux sur elle. Il fut accosté par Auber qui lui présenta une toute jeune princesse Bonaparte « désireuse, disait Auber, de voir un grand artiste ». Il frissonna, s’inclina avec un fin sourire et dit : « Voyez, il n’est pas bien gros. »
Il était de taille moyenne, maigre et nerveux. Nous l’épiâmes tout ce soir-là au milieu de la foule et jusqu’à sortir à la même heure que lui, sur ses pas. Nous le suivîmes. Il traversa Paris nocturne seul, la tête penchée, marchant comme un chat sur les plus fins trottoirs. Une affiche où l’on lisait « tableaux » attira sa vue ; il s’en approcha, fit la lecture, et repartit avec son rêve, je veux dire son idée fixe. Il traversa la ville jusqu’à la porte d’un appartement de la rue La Rochefoucauld qu’il n’habitait plus. Était-ce assez de distraction dans l’habitude ! Il revint tranquillement avec ses pensées jusqu’à la petite rue Furstemberg, rue silencieuse où il habitait désormais.
Je suis passé bien des fois depuis devant la modeste porte où il disparut ce soir-là, et même j’ai cédé à la curiosité pieuse de visiter l’appartement.
C’était un local comme on en construisait autrefois, haut de plafond, vaste et spacieux. Il fit élever lui-même un atelier donnant sur jardin, avec jour au midi, et d’en haut. J’ai regardé avec respect ces lieux mémorables où le maître a passé la fin de sa vie. Une pleine lumière tamisée par un store, entrait abondamment dans la pièce vaste, où j’aurais voulu voir revivre des œuvres ardentes telles qu’elles naissaient de sa main passionnée. Il me semblait que la pensée du maître était encore présente et qu’elle m’accompagnait partout.
Le petit jardin attenant, où l’on accède en descendant de l’atelier même, lui servait sans doute de lieu de repos. « Reposez-vous souvent », conseillait-il. Tout fait croire qu’il allait alors là reprendre force et ardeur, en plein air, près des fleurs, à l’ombre des frais arbustes qui grandissent et s’épanouissent encore dans cet enclos. Nul bruit du dehors n’y pénètre ; on se croirait loin de Paris. Des lettres du solitaire, écrites à un ami éloigné, constatent qu’il se plaisait beaucoup dans le silence de ces lieux calmes, où ont été médités et accomplis ses derniers travaux.
C’est là que la mort arrêta sa main généreuse. Elle frappa vite. La courte maladie qui l’emporta le prit en pleine maturité de pensée, à l’heure où il constatait lui-même l’ardeur de ses forces et la sève de son esprit. Il fut frappé d’épuisement comme le fut Raphaël, quand les dernières ébauches laissées sur le chevalet débordaient des ardeurs de cette âme qui s’épancha durant quarante ans, sans défaillance et sans arrêt.
Le romantisme est à prendre et à garder tel qu’il est. Chez Delacroix, il est le triomphe du mouvement et de la passion sur les formes. Où donc ai-je lu que Victor Hugo le visitant une fois, quand l’ébauche du Massacre de l’Évêque de Liège était sur le chevalet, le poète ne voyant pas très bien l’arme du meurtrier demanda au peintre ce qu’il avait voulu faire. Delacroix répondit : « J’ai voulu peindre l’éclair d’une épée ». L’à-propos sur les lèvres de ces deux êtres est bien suggestif…
Ce maître libre, ardent, artiste par-dessus tout et de qui je tiens le premier éveil et la durée de ma propre flamme, il n’a pas encore ce me semble la place véritable que le temps lui doit. Pour avoir fait parler passionnément les couleurs du prisme, pour les avoir, le premier, touchées d’un génie altier qui les dota du pouvoir d’exprimer la vie morale, il a subi dans le temps qui le suivit je ne dis pas une éclipse mais un arrêt, un délai mis à sa domination. Le naturalisme embroussaille sa route. Les bons ou appréciables peintres qui l’ont suivi, que l’on désigne, on ne sait pourquoi, du nom d’impressionnistes, ont donné des fruits moins rares, convenons-en : il faut les cueillir près du sol, un peu bas. Ceux d’Eugène Delacroix plus haut venus, dans les régions fertiles de l’imagination et du lyrisme, sont aussi le produit de l’humaine passion. Dans tout ce qu’il a peint, on sent la présence de l’homme. Le cas n’est pas négligeable. Et l’humanité se garderait bien d’oublier un art où elle se mire et s’exalte ; elle s’en écarte parfois, mais elle y revient toujours.
J’ai eu la bonne fortune d’aller voir chez son cousin Riesner (un aimable vieillard) des pièces nombreuses, des portraits, des dessins inconnus, toutes reliques de Delacroix ; ces souvenirs les plus intimes qu’il a touchés, je les ai vus comme si j’avais été chez lui-même.
En dehors de tout ce que j’ai pu tirer personnellement de ces fréquentations nouvelles, il y a aussi dans la parole de ces vieilles personnes un charme nouveau pour moi, et qui m’a donné comme un avant-goût de la sagesse. Ils sont toujours dans l’Idée et s’aperçoivent si peu du nombre de leurs jours ! Ils sont là, près de la petite femme qui les réunit, comme y seraient des enfants à leurs premières recherches. Sans parler trop de Chenavard, qui pèse beaucoup moins par le génie que par l’intelligence, il y a le père Français qui a pour la musique les plus délicates entrailles (on ne s’en douterait guère à sa stature).
Voilà le premier plan ; moi je suis au second, au troisième, selon les jours. Ça dépend des réunions. Quand on ne parle pas, je suis un peu plus en cause, mais c’est la musique qui devient le langage unique et c’est alors que, modestement, je tourne les feuillets… Presque tous l’aiment, les plus jeunes ont mes goûts, les autres restent fidèles aux maîtres anciens, anciens comme eux. La musique façonne notre âme dans la jeunesse, et l’on reste fidèle plus tard aux premières émotions ; la musique les renouvelle comme une sorte de résurrection.
- (1878.)
Voici les derniers mots qui m’expliquent et me résument[1] :
L’œuvre d’art naît de trois sources, de trois causes :
De la tradition qui vient du fond primordial et des acquisitions constantes faites par les hommes de génie qui nous lèguent incessamment dans le temps la vie morale et pensante de l’Humanité tout entière dont le grand livre, écrit en lettres vitales parce qu’elles sont de leur sang, est ouvert constamment devant nous dans nos temples, sur nos murs, dans toute œuvre d’art réellement sincère et sentie et par laquelle nous reconnaissons notre propre noblesse, notre grandeur. C’est par elle que l’on constate le respect toujours dû à ceux qui enseignent. Et j’entends par ceux-ci tous les amis sévères de la beauté et de l’idéal, tous ceux qui l’admirent et la vénèrent, dont un seul mot d’admiration peut nous révéler des champs nouveaux de la vérité.
Toute la mission du corps enseignant, Académie, Institut, est seulement comprise dans la conscience qu’il a de garder ce dépôt vraiment sacré, et en cela je reconnais ouvertement, contrairement à toute une école contemporaine, la légitimité et l’intégrité de sa durée, à la condition toutefois que les hommes qui la représentent soient eux-mêmes ses fidèles et sévères disciples.
De la réalité, ou en d’autres termes de la Nature, qui est un pur moyen pour exprimer notre sentiment et le communiquer à nos semblables et hors duquel notre propre ambition de créer reste à l’état de rêve, d’abstraction, et en quelque sorte de simple palpitation de la vie qui n’a point sans cela de parfait organe pour apparaître fortement, pleinement, dans toute la clarté et la pureté de son expression suprême.
Enfin de notre propre invention personnelle, de l’intuition originelle qui combine, résume tout, cherche un appui dans le passé et la vie présente pour donner à l’œuvre contemporaine un organisme nouveau, un tempérament qui se rajeunit sans cesse dans le développement continu de la vie humaine, dont le progrès est incontestable et modifie sans cesse les moyens d’exprimer l’art.
Ces trois modes du verbe, du verbe éternel de la beauté, apparaissent pleinement et constamment aux grandes époques, lorsqu’une civilisation librement épanouie peut alors tenter de s’élever sans obstacle vers sa vérité. Exemple : Phidias, Léonard de Vinci, types sacrés qui ont élevé l’art à des hauteurs plastiques inaccessibles, peut-être à jamais perdues et vers lesquels les plus grands esprits se tournent sans cesse pour aimer, prier et se recueillir.
Une œuvre d’art sincère ne paraît qu’à son heure ; pour être bien comprise, il lui faut son moment : tel maître a fait son œuvre trop tôt, tel autre trop tard ; il est rare qu’une gloire heureuse grandisse librement autour du génie, surtout en notre temps, où chaque artiste cherche solitairement sa voie, sans autre initiateur à son rêve que lui-même.- ↑ Écrit en Mai 1887.