À soi-même : Journal (1867-1915)/Berlioz

Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 136-137).

BERLIOZ

Une œuvre d’art ne s’épanouit qu’à son heure. Pour être bien comprise, elle a son moment : tel maître a fait son œuvre trop tôt, tel autre trop tard ; il est rare qu’une gloire heureuse grandisse librement pour un génie surtout de notre temps où chaque artiste, chaque penseur cherche sa voie et n’a d’autre initiateur de son œuvre que lui-même.

Que de pensées viennent en foule à mon esprit à l’appui de cette affirmation qui vient tout d’abord et tristement sous ma plume ; que de douloureuses carrières n’avons-nous pas vues en ce siècle, fournies avec douleur et bonne foi à travers le dédain et l’indifférence communes ; que d’efforts et que de larmes, quel dur combat pour la vérité.

Laissons les retours tristes et les ressentiments qu’une étude attentive de notre temps effacera peut-être ; serait-ce une loi nécessaire, une loi fatale et supérieure que celle qui nous fait condamner aujourd’hui ce que nous adorerons demain ? Faut-il que les générations se succèdent ainsi, avides, superficielles et bruyantes et que les doux et profonds esprits qui, par amour et bonne foi, scrutent le fond des choses, soient condamnés, quoiqu’ils veuillent et quoiqu’ils fassent, à ne vivre que d’amertumes ?

Berlioz fût un de ceux-là.

Sa définition : la musique est l’expression d’une âme passionnée et malheureuse.

(4 Avril 1878.)