À soi-même : Journal (1867-1915)/Fromentin

Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 137-138).

FROMENTIN

Je suis allé voir Fromentin, qui est un homme du monde : il en a toute la politesse et l’amabilité composée. J’allai chez lui par un jour triste, où je cherchais un cœur d’artiste, une main cordiale. Mais je n’ai vu qu’un être bizarre, mobile, suspect de cœur, difficile à comprendre : l’auteur de Dominique, pourtant ! Je l’avais vu dans ce roman ; je l’ai vaguement et certainement reconnu. Il m’a fait de forts jolis compliments en me tendant la main — toujours une main du monde — fine, aristocratique, une main de race.

Quand il apprit que je faisais aussi de la peinture, il me regarda soudain dans les yeux en me disant : « Comment ? nous sommes confrères ! » Il a répété souvent ces mots-là, après lesquels il gardait le silence et tenait fixé sur moi ce regard profondément observateur et singulier, perspicace, horriblement gênant.

Puis il me dit aussi de l’aller voir, m’assurant que mon nom serait parmi les privilégiés ou amis pour pénétrer à toute heure. Mais je ne suis point retourné chez lui. Quelque chose que je ne puis expliquer m’y manquait. Combien je lui préfère aussi, les abords simples et si confiants du doux Chintreuil…

(Juin 1868.)