À soi-même : Journal (1867-1915)/À Soi-Même (Journal, 1867-1915). Notes sur la Vie, l’Art et les Artistes

Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 33-82).


À SOI-MÊME


1867-1868. — Si par enchantement ou par la puissance d’une baguette magique vous pouviez voir ce qui se passe dans un petit atelier des Allées d’Amour, entre ces quatre petits murs témoins de tant d’erreurs et de fautes, de tant de lassitude et de défaillances, vous seriez étonné de la nouveauté de son aspect et de cette atmosphère toute nouvelle d’étude et de travail que l’on y respire.

Si l’on entend par génie le désir de faire si simple, si large, que la nature même soit traduite dans une mesure insensée, mais grandiose, j’en ai.


15 Octobre. — Je suis à la campagne depuis un mois ; mon impression est celle que j’ai toujours eue, il y a longtemps, avant que la beauté de l’art m’ait été révélée. Un grand bien-être physique, d’abord, ce qui n’est pas à dédaigner ; ensuite, une disposition d’âme excellente qui influe sur le caractère et nous rend véritablement meilleur.

Donc, pour le moment je suis content ; je travaille.

L’isolement de l’objet aimé fait son éclat et sa force. Il grandit, il s’impose et prend plus que partout la loi de son empire.

Les hommes officiels se croient puissants parce qu’ils décernent des médailles, des récompenses.

Un artiste est puissant quand il a des imitateurs. Nul n’a reçu de diplômes des mains de Millet, Courbet, Rousseau, et que de peintres ont reçu d’eux cette influence directe et dominatrice qui les entraîne à eux quand même.

Il y a un livre à faire sur l’Apothéose.

Les jurés officiels de peinture vous recommandent officieusement de présenter au Salon des œuvres importantes. Qu’entendent-ils par ce mot-là ? Un ouvrage d’art est important par la dimension, l’exécution, le choix du sujet, le sentiment, ou par la pensée.

Le principe du nombre n’entre pour rien dans les jugements portés sur le beau. Toute œuvre reconnue bonne et belle par un seul juré devrait être admise. Le Salon n’aura de diversité que lorsqu’il sera formé selon ce mode.


Que de désillusions en approchant très près d’un homme de génie ! Quelle illusion éternelle et intarissable le génie garde à l’égard des autres hommes !

Par la vision des murs de nos cathédrales, comme par celle des marbres de la Grèce ou de l’Égypte, partout où l’homme civilisé ou sauvage a vécu, nous revivons par l’art sa vie morale la plus haute ; nous la revivons spontanément, radieusement et c’est une résurrection prodigieuse.

En somme, il faut souffrir, et l’art console ; il est un baume. Et cet oubli que nous trouvons dans la recherche heureuse fait notre richesse, notre noblesse, notre fierté.

Ma vie dérogea peu de certaines habitudes coutumières, les déplacements rares que je fis ne m’ont pas permis d’interroger davantage les lois de mon expansion. Nos jours ont alterné entre la ville et la campagne ; celle-ci me reposant toujours, me donnant, avec les forces physiques, des illusions nouvelles ; celle-là, et surtout Paris, m’assurant le tremplin intellectuel sur lequel tout artiste doit s’exercer sans cesse ; elle me donna surtout la conscience dans la direction de l’effort aux heures d’étude et de jeunesse : autant il est bon de s’abandonner quand on crée, autant encore il est bien de savoir ce qu’il est bien d’aimer et où l’esprit s’envole.

Rembrandt me donna des surprises d’art toujours nouvelles. Il est le grand facteur humain de l’infini de nos extases. Il a donné la vie morale à l’ombre. Il a créé le clair-obscur comme Phidias la ligne. Et tout le mystère que comporte la plastique n’est désormais possible que par lui, pour le nouveau cycle d’art qu’il a ouvert hors de la raison païenne.

Je n’ai vraiment aimé la peinture et mon art que lorsque — le pli étant fait, — après des efforts en plusieurs sens, j’ai senti, je ne dis pas la virtuosité, mais tout ce que me donnaient d’imprévu et de surprises mes propres inventions : comme si leur résultat eût dépassé mes espérances. J’ai lu quelque part que le pouvoir de mettre ainsi dans un ouvrage plus de signification qu’on désirait soi-même et de surpasser en quelque sorte son propre désir par l’imprévu du résultat, n’est donné qu’aux êtres de sincérité et de loyauté entières, à ceux qui portent dans leur âme autre chose que leur art même. Je le croirais aussi : il leur faut le souci de la vérité, peut-être le don de pitié, ou d’en souffrir.

L’art serait-il un étai, un soutien de la vie expansive, et supposerait-il que, bornés et faibles, nous avons besoin de son appui ! Communion sublime avec toute l’âme du passé. Patrimoine grandiose de l’humanité défunte.



1868, Mai. — Comment les villes de province, particulièrement celles qui n’ont pas de musées, ne songent-elles pas à posséder, enfin, une collection des superbes reproductions photographiques des dessins à nous révélés par Braun.

L’étude qui fait tableau ne donne pas des ressources aussi durables que les morceaux fragmentaires établis sans souci d’ordre ni de mise en toile. Ce n’est pas celle que l’on consultera lorsque, dans le travail de l’atelier, on cherche l’appui du renseignement sûr. L’étude naïve, au contraire, celle que l’on fait dans l’oubli de ce qu’on sait avec désir d’approcher le plus docilement de ce qu’on voit, reste à l’inverse un document sûr, fécond, inépuisable en ressources et dont on ne se lassera pas. « A côté d’une incertitude, mettez une certitude », m’a dit Corot. Et il me fit voir des études à la plume, où les feuilles, par abondantes touffes, y étaient visibles, dessinées et comme gravées. « Allez tous les ans peindre au même endroit ; copiez le même arbre », m’a-t-il dit encore.



1869, Paris, 12 Avril. — La nature, dans une loi admirable, veut que nous profitions de tout, même de nos erreurs et de nos vices ; c’est une vie incessante, un labeur continu dont la sève est intarissable. Un seul regard sur nous prouve la vie et nous montre le pas accompli. Qu’est-ce donc enfin que le retour d’un vieillard sur lui-même et toute la foi qu’il en retire ?

Il y en a qui demandent ce que veut dire le mot spiritualisme. Ce sont ceux qui n’écoutent que leurs instincts et qui prennent pour de la folie les suprêmes révélations de la poésie. L’idéal est une chimère ; l’éclat de la vérité, les certitudes de la conscience ont pour unique cause la nature de notre éducation première et le milieu où nous avons vécu.

Le mot spiritualisme sera toujours compris comme exprimant l’opposé du mot matérialisme. Le définir est impossible.

Le beau et le bien sont au ciel. La science est sur la terre ; elle rampe.

L’espérance matérielle d’avenir immédiat donne dans l’action une grande énergie. Agir contre toute espérance est agir par vertu.

Le Code remplacera l’Evangile lorsqu’il sera l’expression sincère de la conscience universelle.

Lorsque la société mue par le bien apportera dans la loi l’esprit de moralité et de bien qui préside à l’effort individuel, ce jour sera le règne définitif de la liberté et de l’obéissance au verbe divin.

Au commencement, l’idéal touchait plus particulièrement quelques hommes : c’étaient les prophètes. Leur empire était légitime et la pression divine qu’ils exerçaient sur les autres était féconde et nécessaire. Mais les jours viennent où l’unanimité des vœux fera de la loi une expression docile de la grande conscience humaine et par conséquent le seul mobile de la liberté.



18 Août. — Ne nous décourageons pas, voyons un peu les autres et nous verrons qu’ils ont tous une large part de tribulations et d’ennuis. Ce n’est pas avec l’or que nous comptons sans cesse, mais avec d’autres rigueurs. Nous comptons avec la maladie, avec le monde, avec le temps et les années ; nous comptons avec nos amitiés qui s’éloignent ; nous comptons avec le cœur aussi ; et certes n’a-t-il pas ses raisons mystérieuses et son empire qui trouble les plus beaux jours ? Ne nous plaignons donc pas : le dur effort de la vie matérielle n’est pas le plus pénible. Je vous désire le pain sec, le pain dur, mais un cœur content.

D’ailleurs avec les ans qui nous surprennent survient aussi certaine sagesse qui fait l’obstacle moins lourd et le travail plus facile. Et l’étude, et les progrès ? Voilà les compensations qui nous sont acquises pour longtemps, pour toujours, et pour se renouveler encore.

On reconnaît un homme au choix qu’il fait de sa compagne, de son épouse. Toute femme explique l’homme dont elle est aimée, et celui-là réciproquement, peut révéler le caractère de celle-là. Il est rare à l’observateur de ne point trouver entre eux une foule de liens intimes et délicats qui lui rendront plus facile l’étude de la vie et la compréhension du cœur d ’autrui. Je crois que le plus grand bonheur sera toujours le fruit de la complète harmonie et le mal-être moral naîtra toujours en ceux qui n’ont point cédé. Le plus aimé des deux est le plus près de la perfection. Mais une parfaite union ne peut vraiment naître que dans le mérite ; elle prouve de part et d’autre une intelligence constante des droits réciproques et des devoirs. C’est là le secret de la paix et de l’harmonie : hors de là, c’est la discorde : mille preuves à l’appui pour celui qui sait discerner à travers les imperceptibles tendances du cœur, en ce monde infini d’aspirations et de désirs qui l’animent, le déchet désastreux des biens perdus, les débris de la fête et les douleurs qui les accompagnent.



Il y a quelque chose du cœur qui se dessèche à la lecture des pages écrites trop près de la nature humaine. Le mal de quelques écrits est de l’avoir mise à nu, cynique et abjecte ; il eut été mieux de nous la révéler dans ce qu’elle a de grand et de consolateur.

Écrire et publier est le travail le plus noble, le plus délicat que puisse faire un homme, car autrui est en cause : agir sur l’esprit d’un autre, quelle tâche, quelle responsabilité devant le vrai et devant soi-même ! Écrire est le plus grand art. Il traverse le temps et l’espace, supériorité manifeste qu’il a sur les autres comme sur la musique, dont la langue se transforme aussi et laisse dans la nuit des temps son œuvre du passé.

Votre mal est dans l’aristocratie. Dès l’heure de votre liberté, vous vous êtes jetés sur les biens de la terre, et les vices vous ont accompagnés. Égoïsme, concupiscence, despotisme, sensualité, oubli complet du bien général. Vous n’avez pas une ombre de vertu républicaine qui animait pourtant les hardis révolutionnaires, vos libérateurs généreux. De tous ces maux êtes-vous coupables ? Qui répondra ? La liberté entre vos mains ne pouvait briller d’un coup d’un éclat suprême. Le mal en est de la noblesse qui la première avait dévié ; aux jours d’affaiblissement et de doute, on en appelle à la foi absente ; on oublie que la liberté implique force et faiblesse, et que cet abandon même en est la preuve.

La faute, la défaillance, ce perpétuel obstacle à la réalisation du bien, fait le prix de nos efforts.

Quand je suis seul, j’aime les grandes routes ; avec moi seul, je m’entretiens. Mes pas libres vont facilement et mon corps laisse alors mon esprit sans entraves ; il discute, il raisonne, il me presse d’interrogations.

Mais avec Dieu, en ami de la nature, je préfère les sentiers embarrassés sous les obstacles d’un chemin sauvage que nul travail humain n’a touché. Je laisse aller mon pied dans l’herbe humide et m’inspire au contact de la branche que mon visage effleure ; les pierres, les buissons, quoique remplis de ronces, ne m’arrêtent que pour m’entretenir et me parler ; et, même sous un bois noir, bien sombre, j’aime l’orage, la pluie abondante, le froid, les glaces et la neige ; tous les frimas dont les hommes se plaignent ont pour moi un éloquent langage qui m’attire, me charme, et m’a toujours donné de profonds ravissements.

L’art plastique est mort sous le souffle de l’infini.

Heureux les sages dont la vie est pondérée, et dont les forces font équilibre avec le désir. Ils nous dominent, quelles que soient la médiocrité et l’infériorité de leurs intelligences ; ils nous jugent, ils nous dominent parce qu’ils ne luttent pas. Une vie tranquille est une vie méritée. Les nobles l’ont ; n’en soyons pas jaloux. Par leur haute assurance à vivre de loisirs, de leurs fortunes, ils ne choquaient que les âmes bien nées : ils ont l’honnêteté, la dignité, la bonté même ; leurs manières sont exemptes des petites préoccupations bourgeoises : là n’est pas leur tort. Ils sont coupables uniquement dans l’égoïste erreur qu’ils ont eu de supposer le peuple incapable des sentiments qu’ils ont ; et aussi pour avoir donné à travers l’histoire ce fatal exemple de luxe, de superflu et d’anticipation personnelle, et dont le goût du bien-être, qui est un trait de cette époque, est la conséquence. Le peuple ne pouvait qu’imiter ce qu’il avait vu ; et de là sa tourmente, car il n’a pas encore sa tradition. Les loisirs, le repos, la réflexion, l’occupation bienfaisante de la lecture n’avaient pas encore mis un peu d’idéal dans leur vie. Les soucis de la pensée n’ont pas encore fait sentir à ces âmes la noblesse et la dignité de la vie. Pouvait-il en être autrement ? Il eût fallu des anges pour vivre de sacrifice aux premiers jours de la liberté.

Il y a des rires stupides qui découvrent le cœur et mettent à nu les fonds cachés de l’âme. Il y en a d’autres qui révèlent des joies célestes.

Un homme d’action n’est pas ironique.

La fin d’un jour rempli donne à l’esprit des compensations infinies. Le suprême loisir des âmes d’élite est tout entier dans ces heures exquises qui suivent l’effort douloureux et fécond. Il y a un âge où l’équilibre des forces permet de nous assurer ces joies célestes et suaves, les plus belles de la vie, et les seules aussi qui nous donnent le droit de dire que nous avons vécu.



1870. — Le repentir est une nouvelle innocence.

Chaque jour qui s’en va porte avec lui sa peine, il soulève un peu le voile de la vérité. Le plus dur est de voir les amitiés s’attiédir ou s’éteindre ; elles sont perdues souvent par les riens de la vie qui séparent les hommes en idées, en occupations, en habitudes, en plaisirs ; mais seulement les amitiés d’enfance sont plus sûres, et sur elles il est très doux de s’appuyer. Peuple dit bien des choses : il y a ceux qui lèvent les yeux plus haut et qui souffrent ; ils demandent un peu de repos. La douleur parle, ils se taisent. Les meilleurs sentiments sont au fond de leur âme, et, dans leurs yeux mouillés de pleurs, on ne voit que la bonté.

Il y a aussi le peuple qui en veut aux savants, aux penseurs et aux sages ; ce sont les parvenus et les rois eux-mêmes.

On ne juge les autres que relativement à soi, en les comparant à soi, au lieu de ne les envisager que par rapport à la vérité. Cet homme est plein de défauts que n’ont pas ses amis ; tel autre exalté comme s’il était un ange n’accomplira point ses devoirs sociaux. L’opinion n’est écrite nulle part.

La plus grande supériorité de Jésus est de s’être fait aimer sans contestation. Sa légende qui n’a grandi que ses qualités aimées, n’a porté au souvenir de l’humanité que la candeur de son sourire, ou de son doux et constant amour pour ceux qui l’approchaient.



On ne vit que par les usages ; sous les formes admises de la politesse qui ne sont autres que les apparences de l’amitié, de la bonté, on cache un fond misérable. Si tant de soins et de pratiques fausses sont nécessaires à la durée de la société, aux rapports des hommes, il n’est rien de plus hideux que les dehors de l’amitié cachant la haine.



Ce qui distingue l’artiste du dilettante est seulement dans la douleur qu’éprouve celui-là. Le dilettante ne cherche dans l’art que son plaisir.

Il y a de la douleur à réclamer auprès de ceux qu’on aime. L’esprit de justice prime la bonté, et cependant il y a des heures, heures d’amour et de grâce, où pour donner, pour aimer, on serait volontiers injuste. Je n’ai jamais pu lire en moi lequel est le meilleur, celui qui donne ? celui qui justifie ? Il y a là matière à beaucoup réfléchir.

Arriverons-nous jamais à la certitude, à la conscience d’avoir tout fait, tout donné ? On marche continuellement dans un doute mêlé de confiance, et ces dispositions tiennent alternativement le fil de notre vie.

Et le monde, et la plupart de ceux dont nous tenons la main ne voient dans l’exercice d’un art qu’une occupation de délassement et de repos !

Le goût de l’art n’est rien auprès des soins du cœur. En chaque artiste est un homme, un être qu’il faut veiller aussi et cultiver. L’homme est peut-être le simple procédé pour l’œuvre de l’artiste. L’art est impuissant à rendre les nuances de ces situations et toutes les délicatesses de leurs influences.

L’artiste ne doit pas, d’autorité sacrée, se croire tant au-dessus des autres. Le sens de la création est bien quelque chose, mais il n’est pas tout. Tel homme fort médiocre, ou même entièrement nul à sentir la beauté, peut fort bien révéler des points très élevés et très nobles de la conscience. Certes, il faut bénir le Ciel de ce qu’il nous fait vivre dans un monde où Beethoven et le Dieu de l’art ont répandu la vie, et surtout s’enorgueillir de la comprendre ; mais je trouve profondément égoïste et médiocre la souffrance toute personnelle de ceux qui pour cela voudraient primer.

Le monde est peuplé de parleurs intrépides et de blasphémateurs ; le mal qu’ils font n’est qu’à eux-mêmes. Le vrai dommage, la véritable torture, n’est pour moi qu’au spectacle d’une fausse autorité qui s’impose. J’en veux à tous ceux qui, par leur crédit, leur position, l’autorité d’une parole irrégulièrement acquise ouvrent aux âmes naïves les premières joies du bien ou de la beauté. J’en veux à tous ceux qui sous les voûtes de nos temples font entendre sur le bien des clameurs malsaines ; à ceux qui martyrisent le génie ; à ceux enfin qui, dans le champ de la conscience, faussent et pervertissent le sens naturel de la vérité. Ceux-là sont les vrais coupables. C’est là le mal qu’il faut conjurer.

Les positivistes n’ont pas l’amour du beau moderne. Sa musique leur est fermée, si ce n’est la musique vivante, dramatique.

J’en ai connu d’une grande élévation de cœur, simples et touchants par leur bonhomie. Ils ont la bonté, la quiétude, quelque chose qui ressemble au sentiment du devoir rempli. Ils ont une part de la vérité, mais ils n’ont pas la vérité.

C’est une loi féconde et nécessaire que celle qui nous porte vers ce que nous n’avons point ; nous aimons ce qui nous complète. Art, morale et justice vont à des fins meilleures. Erreur est de chercher la formule du poète. La nature est trop diverse dans son activité infinie pour qu’il nous soit possible de pénétrer son action et d’en comprendre les procédés. Le cœur, l’amour dans sa fine docilité est encore le meilleur et le seul guide ; ce n’est peut-être que par lui que la vérité se révèle : il a le tact, la certitude, l’affirmation.

Si un vague et perpétuel regret se mêle à toutes les heures de ta vie, s’il persiste, et s’impose obstinément à tes pensées, à tes actions, à tes loisirs, ta volonté n’est qu’une force égarée, ton devoir n’est pas complètement rempli.

On montre de l’orgueil dès la première intimité dans les choses de l’esprit ; ceux qui n’ont vu de la beauté que le faste, l’extérieur, tout ce qui est sans la beauté interne, ont un plus grand amour pour eux que pour elle. Ils parlent avec emphase, ils entrent dans l’Église pour en être adorés. Cette préoccupation de leur personne est le signe de leur infériorité.

Ce qui reste et ce qu’il faut connaître des grands siècles, ce sont les chefs-d’œuvre. Ils en sont l’expression complète, unique et vraie. Aux autres époques, ce qu’il y a d’essentiel et de caractéristique dans les travaux de l’esprit humain est mieux écrit dans les documents secondaires, inférieurs, et plus près du peuple, ce véritable artisan de toute chose.

Toute conduite qui laisse croire à autrui autre chose que notre pensée est un mensonge. Tout acte dont le mobile est dissimulé est un mensonge. Le silence même en certaines circonstances peut donner lieu à des équivoques. Où donc est la loyauté, la sincérité ?

L’erreur commune aux gens du monde est de croire que le monde finit où ils sont. Un seul mot hors de place, un geste, la tenue, suffiront pour vous dérober. Le peuple n’est vu par eux qu’à l’épiderme.


1872, Juin. — De toutes les situations morales les plus propices aux productions de l’art ou de la pensée, il n’en est pas de plus fécondes que les grandes douleurs patriotiques. C’est qu’en effet, les différends suprêmes qui naissent entre les peuples si divers dans leurs aspirations et leurs tendances, créent chez les individus qui les composent des préoccupations d’un ordre très élevé. Quand elles se résolvent par le sort des armes, c’est-à-dire par les risques de la mort, chacun de nous a dans une mesure quelconque fait un sacrifice utile à son élévation morale. Ces généreuses angoisses dépassent alors de bien haut, la zone étroite et confuse de nos préoccupations personnelles et dirigent nos sentiments vers une fin meilleure. Elles élèvent les cœurs, éclairent la conscience, stimulent la volonté, développent l’intelligence : les mots humanité, patrie, honneur, devoir reprennent pour chacun leur signification véritable. Elles font enfin que l’activité des esprits s’éloigne des faits particuliers pour s’élever vers des notions plus abstraites et plus générales.

À l’appui de ces réflexions, on peut voir que les plus importants mouvements artistiques et nos plus grands épanouissements ont suivi de très près nos victoires et les désastres, et que dans l’intimité de notre évolution sociale, au cœur même de notre heureuse ou malheureuse patrie, l’ère du progrès et de la foi a suivi de très près l’heure solennelle et décisive de nos suprêmes révolutions.

Un observateur attentif pourrait voir à cette heure dans les productions de la pensée un caractère nouveau qui reflète dans une certaine mesure l’état moral du pays.

Vous avez la bonté propice et souveraine. Vous donnerez la vie à ceux qui vous approchent en élevant l’esprit, le cœur et tout ce qu’il désire.

Créature exquise, heureuse et charmante, votre approche est délicieuse et ineffable, elle rend meilleur et plus confiant, infiniment docile et tendre.

Doit-on vous dire que l’on vous aime ? Inclination bien idéale, plus pure que la tendresse et ses surprises, et qui persiste au souvenir de charmes si jeunes et si purs, invincibles comme ceux des anges. C’est le timide émoi d’une adoration réservée, c’est la candeur, le chaste amour qui tient du frère et du fiancé.

Ô Jeunesse, ô tendance du cœur, suprême et mystérieuse aspiration des âmes vers le ciel pur de la bonté, vous êtes la preuve de la vie future. Il y a dans vos discrets élans et vos mystérieuses exigences toutes les promesses de l’invisible et comme un appui dans l’inconnu. Allez, inclinez-nous sans cesse vers ce qui nous fait croire, menez-nous à nos fins, à la vie, il n’y a que bienfaits à l’heure où tu nous convies.



Aux jours graves de fin d’hiver la nature, en arrêt, est immobile. À ce repos intermédiaire, souffle de mort et prémice de vie, les heures ont une solennelle grandeur. Le silence, un suprême abandon nous préparent au réveil qui va venir.

Rien n’apparaît encore, tout est discret dans l’espace : les chants du ciel, aux cimes des plus hauts arbres, ne laissent rien prévoir de leur tendresse. Le soleil en son âpreté violente rayonne sans réchauffer, il tombe sur les branches grêles en ardeurs vives qui les brûlent. La terre, dans sa tristesse, prend des accents moroses et rien ne trahit encore ce qui sera demain.

En ces jours mornes, aux muets espaces, l’esprit est isolé. La douce impression qui cède aux impressions intimes ne naît qu’à l’abstraction et l’effroi. Il lui faut la confiance, l’espoir du lendemain.



Il répugne de voir à la barre et devant des juges un noir ecclésiastique qui témoigne contre un coupable. L’habit triste qu’il porte, son deuil austère, va fort mal dans un temple de la justice humaine, qui s’exerce purement sur nous et par nous, par nos passions et notre ardeur dans la lutte, notre vengeance et notre dureté.

Jésus, lui, n’accusa jamais. Il mourut seulement pour nous, avec le pardon et l’oubli sur les lèvres.

La vertu change de forme, elle peut être dans la résistance.

Le refus de mal faire, l’isolement complet à certaines heures peut être une action bienfaisante. On est injuste envers les hommes qui le pratiquent, hommes d’action et de volonté particulière.

La grande originalité de l'Internationale est d’avoir dit : Personne ne possédera. Voilà le vœu suprême, vœu sublime de l’humanité qui détourne ses regards de la terre, et commence à se sentir des ailes.



1873, Saint-Sylvestre. — Il y a toujours quelque solennité dans cet échange de vœux et d’espérances que nous formons sans cesse à la veille des jours inconnus. Il y a bien aussi quelque consolante douceur à se retrouver ensemble après des jours nombreux et rapides, lorsque l’angoisse n’a pas été trop vive, lorsqu’ils permettent d’en espérer de meilleurs. On voudrait que ceux qui vont venir fussent enfin ceux d’un repos et d’une joie constante, mais partout où l’on va, partout où l’on pense et existe, on est quand même en présence de la vie, en face des mêmes maux et des mêmes fatigues.

Ce dernier jour s’achève comme le premier commence : la vie du cœur l’emplit et lui commande.


1875, 7 Mai. — Je suis à Barbizon, j'ai là, près de moi, la forêt qui berce ses hautes cimes. Je veux la connaître et la comprendre. Et puis m’y reposer et oublier la vie fiévreuse de la ville, où je me suis bien fatigué durant l’hiver de cette année.

Mais tout effort amène la récompense, je le vois bien. J’y ai gagné quelques amitiés qui me sont chères, et, conséquemment, un peu d’appui autour de moi. C’est le petit cercle de Mme de R... qui m’attirait dans la soirée : quatre ou cinq vieux ou vieillards, deux ou trois jeunes femmes intelligentes et quelques jeunes gens. Les premiers ont connu les plus grandes illustrations de 1830, et, par eux, j’ai de nouveaux documents sur ceux que j’ai admirés. Delacroix, sa personne, sa vie, son caractère, c’était ce qui me captivait dans leurs souvenirs.



Quel plaisir de lire dans une chambre tranquille avec la fenêtre ouverte sur la forêt. J’ai ouvert le vieux Dante, il ne me quitte plus. Nous allons vers une amitié sérieuse.

Je viens de relire des lettres de Sévigné. Ce sera mon amie à certaines heures, quel charmant esprit : « Ma fille, je laisse trotter ma plume » ou bien encore : « Je suis allée me promener silencieusement avec la lune ».

La lecture est une ressource pour la culture de l’esprit : elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée ; mais la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sainement et fortement. L’œil est indispensable à l’absorption des éléments qui le nourrissait, ainsi que notre âme, et quiconque n’a pas, dans une certaine mesure, la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n’aura qu’une intelligence incomplète.

Voir, c’est saisir spontanément les rapports des choses.


Quimper, 3 Juillet. — On entend au dehors des pas marqués et des bruits sonores. Tout est bref et précis. L’éclat vif et soudain de tout ce qui se meut, frappe les yeux et l’esprit comme un trait. C’est là le Nord qui tombe, c’est le ciel qui s’abaisse obstinément, pesant et dur, sur les hommes qu’il accable. Il pleut, il tombe lentement un brouillard ferme. Tout est triste et comme opprimé. La nature entière, hommes et paysage, semble sentir le poids du fonds des temps. C’est la chaîne obstinée, le fatal élément du dehors qui tient tout dans les fers, sur le sol, dans le sombre séjour d’un pays frappé. Quelle étrange terreur, quelle dure tristesse qui tombe lentement sur la vie et les choses et qui glace le cœur le mieux étayé. Que faire ici, que voir et que sentir, si ce n’est d’écouter lentement les êtres qui s’agitent et leurs voix et leurs pas si rapides. Triste pays, accablé sous des couleurs sombres ; quel mâle et dur séjour tu proposes à celui que fatigue une vie dure et sans repos ! Tu n’es pas celui de la rêverie.

On me demande mes certitudes — en art. Il faut avoir le bon sens d’avouer, sans phrases et sans tromper personne, qu’on ne peut être bien certain que de la peinture qu’on a pu faire. Toutes les autres résident en puissance dans l’inconnu, dans le mystère des virtualités d’autrui qui pourront éclore.

Mon Credo apparaît donc inscrit dans ce qui résulte des ouvrages qui sont le fruit de mon effort personnel à travers toutes les ambiances de la pédagogie, officielle ou non, du temps où j’ai vécu, simplement.

Il est vain ou malfaisant de régenter.


Peyrelebade. — Soulac, Soulac, c’est le cri attendu qu’entend enfin le voyageur qui s’est porté vers la plage inconnue. Il ne voit rien d’abord : un large et mouvant tapis de sable, de grands pins sur la dune éboulée. Il est seul, presque perdu ; l’indigène étonné s’approche avec surprise. Quelques rares baigneurs aussi seront là dès l’arrivée pour y voir le nouveau venu ou l’ami. On est si seul là-bas, aux fins des terres, c’est l’unique impression que vous aurez aussi dans ce pays demi-mort et sauvage, sans vie et sans culture, confiné presque dans l’Océan.

On l’entend à deux pas et il vous attire. La mer est là, magnifique, imposante et superbe, avec ses bruits obstinés. Rumeur impérieuse et terrible, elle tient des propos étranges. Les voix d’un infini sont devant vous. Rien de la vie humaine. Sur le haut horizon, pas un navire, une voile à demi cachée est en plein Océan. Là, les côtes lointaines de la Charente, tachées de quelques points blancs imperceptibles qui sont des maisons. Ici, c’est la plage immense, indéfinie, dont les fins se confondent avec la mer elle-même, avec le jour et la lumière, avec l’éclat mouvant de la vague argentée.

Peintres, allez donc voir la mer. Vous y verrez les merveilles de la couleur et de la lumière, le ciel étincelant. Vous sentirez la poésie des sables, le charme de l’air, de l’imperceptible nuance. Vous en reviendrez plus forts et remplis de grands accents.

Poètes, allez voir ce rivage. Vous aurez à chanter le mystère de l’infini. Vous aurez sur ces bords la forte solitude.

Musiciens, allez entendre son harmonie.

Vous, enfin, fatigués de la vie mondaine, vous que le poids des jours accable, vous tous qui travaillez sans trêve et sans repos au sein de nos misères, vous tous, hommes des champs et gens du peuple, allez respirer la force et la foi dans la nature féconde, notre mère et amie.



Il est certaines choses du cœur qu’il faut subir et commenter dans le silence.

Elles viennent, elles s’en vont. Elles laissent des passes profondes. Quand le temps les a touchées de son ombre, elles sont alors comme un accroissement de nous-même, une augmentation de la vie, un surcroît suprême où nous sentons le tourment divin nous grandir ; où la sensibilité, hier aride et toute sèche, reprend sa vie, sa résonnance d’autrefois, la fraîcheur vive des premiers ans : germination sacrée qui pourrait nous induire à l’idée que rien de ce qui est du cœur ne saurait finir — peut-être.

Le vouloir n’a point de prise sur elles, du moins à certains jours et par instants : c’est là le plus troublant problème qu’un homme moral ait à résoudre. C’est la plus inquiétante question qu’un esprit mûr, une pensée soucieuse de la docile obéissance à sa loi, tendant à la perfection, tourmenté de se bien conduire, et qui n’a d’autre but que de donner intact le dépôt de sa moralité, ait par fatalité l’occasion de se poser.



« Le cœur a ses raisons », il les a, il les poursuit, il délibère en nous selon des lois secrètes infiniment mystérieuses, si bien qu’à l’occasion d’une rencontre de femme — rencontre fortuite — il s’empare de la personne entière, c’est la domination, un envahissement, une défaillance obscure, où l’on ne discerne plus très bien ce que c’est que la conduite, où la notion du bien et du mal n’est plus, ou n’est plus nécessaire, parce que ce qui est du cœur à cet instant divin est alors quelque chose de l’éternité.



Déjà, pour me l’être dit à moi-même, je sens comme un apaisement de ma tristesse ; comme si la loi d’aimer devait incessamment produire et créer partout où elle s’affirme, philtre délicieux, mirage charmant, verbe, extase et délire où le ciel même s’ouvre et se crée par elle.



Il y a quelques minutes de sa présence où ce que j’ai ressenti de plus délicat et de plus tendre de la femme et des femmes se répercuta dans mon cœur par la maturité de mon esprit, comme si en elle se résumait ce que j’ai le plus aimé, ce qui me révèle le plus de lumière, ce qui me domina le plus et m’attira vers le beau.

La femme est notre annonciateur suprême.



Chaque homme devrait faire l’histoire de son cœur. Il se mirerait là, il regarderait l’empreinte laissée par ces testaments tendres, instantanés ou lents, toujours involontaires, qui nous ont conduits par des chemins obscurs vers d’autres lumières, toujours et constamment renouvelées, vers des clartés de l’esprit plus hautes et plus belles, où les derniers pas de la vie par élection céleste, répercutent l’écho des émotions de l’enfant.

Rien ne s’effacera de ces tendres émois, et je les glorifie et les considère aujourd’hui comme l’histoire éprouvée d’une émancipation quasi religieuse et bénie.



Il se peut donc qu’en une approche — par le hasard ou l’inconnu produite, — on ne sait, spontanément, vivement, prise inconsciente, on soit lié. Imperceptiblement à première heure, sans le savoir déjà, mais déjà conquis, mené, obéissant, dans la subtile joie à se soumettre.

Le premier jour marque la préférence, le lendemain, au réveil, rien qu’à un regard échangé, une présence à nouveau ressentie, un son de voix qui donne à toutes les cordes de la sensibilité une résonnance nouvelle, tout sera dit, clairement révélé. Et le besoin de se faire connaître, de se tout dire, de s’épancher en elle, de raconter sa vie, les événements essentiels de sa vie, de se livrer, de s’abandonner, de lui tout apprendre de ce qu’elle ignore, comme après une séparation de longue date, où il importe que chacun sache, dans deux êtres qui ne font qu’un, les émotions de douleur ou de joie qu’il importe que l’ami partage.

Il ne restera plus, pour connaître à fond la grandeur du mystère qui nous conduit, la nuit de certitude qui nous fond, nous annihile, nous égare et nous ravit, qu’à connaître la douleur infinie d’une séparation après s’être connus depuis trois jours. Il ne restera plus qu’à connaître le vide immense que laissera son absence.

Le despotisme pervertit l’homme, ou bien le fait amèrement souffrir. Sans un constant effort pour sauvegarder sa vie, le libre essor vers le bien, il tombe infailliblement dans la fraude, le mensonge et, plus encore, dans le mépris de tout bien commun. S’il se refuse et s’il résiste, il souffrira dans ses chaînes de la stérilité de ses forces, et s’il aime la patrie et l’humanité, il souffrira pour tous comme il souffre pour lui. Voilà pourquoi l’amour de la liberté n’habite que les grands cœurs.

Le mérite et le vrai talent sont rares ; il faut en avoir l’apparence pour inspirer la confiance, qui fera notre autorité et notre prestige. Telle est la cause des vrais mensonges que la société fait faire à celui qui veut se mettre à même d’aller librement. Cette position n’est acquise qu’à cette triste nécessité de faire croire que nous savons beaucoup, même quand nous ne savons pas grand’chose.

On ne s’assemble pas par les qualités du même ordre : tel peut avoir du génie et voir par amitié ceux dont les qualités du cœur priment des facultés médiocres. Quel charme que la bonté, la douceur, l’indulgence !

On peut à l’infini diviser ceux qui aiment, mais l’idéal les réunit toujours.

Nul n’entrera dans tes espérances : les rêves, les désirs, les projets sont de faibles abstractions solitaires que personne ne formule avec nous. Dans ses aspirations vers l’avenir, ou au delà, l’homme est donc malheureux parce qu’il est seul, tout ce qu’il voit, tout ce qui est, le fait souffrir — hors ce qu’il aime.

Si j’avais un fils à diriger, je lui dirais : « Pars, va seul au milieu des hommes, puisque tu dois le devenir. Il n’y a de personnel essor que dans la liberté. »



1876, Mai. — Sans être et vouloir être d’aucune secte et d’aucune école, en matière d’art surtout, il y a une loyauté d’esprit qui doit applaudir au beau partout où il se trouve, et qui impose à celui qui le comprend le désir de la communiquer, de l’expliquer.

Je ne suis pas un intransigeant ; je n’acclamerai jamais une école qui, quoique préconisée de sa bonne foi, se borne quand même dans la réalité pure, sans tenir compte du passé. Voir et bien voir sera toujours le précepte premier de l’art de peindre, cela est une vérité de tous les temps. Mais il importe aussi de connaître la nature de l’œil qui regarde, de rechercher la cause des sentiments éprouvés par l’artiste et communiqués au dilettante — voire même s’ils en ont — de chercher en un mot si le don qu’il a fait est bien de bonne nature, de bonne trame ; et ce n’est que ce travail d’analyse et de critique achevé, qu’il importe de mettre l’œuvre faite à sa place, dans le temple que nous élevons en esprit à la beauté.

Dans la foule, on emporte avec soi l’obstination de sa destinée.



Le bon sens est l’aptitude à bien juger, même sans aucune culture, et dans un ordre de vérité un peu terre à terre. Cette aptitude sert souverainement les hommes qui n’ont affaire qu’aux réalités de la vie la plus immédiate, la plus prochaine. Il est indispensable à ceux qui font de l’art ; aussi, son absence peut stériliser chez les meilleurs esprits des dons précieux.

Cependant, on peut manquer totalement et ridiculement de sens pratique et avoir du génie. Soit !

Mais le peintre a toujours un œil, un œil qui voit.



1876. — La photographie uniquement utilisée à la reproduction des dessins ou des bas-reliefs me semble dans son vrai rôle, pour l’art qu’elle seconde et qu’elle aide, sans l’égarer.

Imaginez les musées reproduits ainsi. L’esprit se refuse à calculer l’importance que prendrait soudain la peinture ainsi placée sur le terrain de la puissance littéraire (puissance de multiplication) et de sa sécurité nouvelle assurée dans le temps…



J’ai de la répulsion pour ceux qui prononcent à pleine bouche le mot « nature », sans en avoir rien dans le cœur.

J’en vois, au plus fort de l’âge et du talent, qui n’ont plus que leur manière, pratique impuissante, manie stérile, turpitude, vain désir de se montrer habile. Ils méconnaissent les études de Corot, qui sont des chefs-d’œuvre de maladresse : l’œil et l’esprit y commandent tout ; la main y est esclave sous l’observation. Corot est l’ingénieux et sincère initiateur de cette pratique de l’art de peindre telle que celle des peintres de jadis quand ils étudiaient. Le paysage ainsi fait m’intéresse et m’attire comme une délectation. Et dire que l’industrie s’empare du modèle d’atelier : on trouve chez le marchand, des morceaux, des académies, tout le nu pris sur le vif : résultat vraiment mortel. C’est aussi hideux à voir qu’un plâtre moulé sur nature.

Pour le paysage, même cynisme : arbres, forêts, ruisseaux, plaines, ciels, nuages. On ne saurait rien faire de pire pour nous fausser la vue, corrompre les élèves, éteindre le germe de tout art sous les jeunes fronts.

Rembrandt, malgré sa mâle énergie, a gardé la sensibilité qui mène dans les sentiers du cœur. Il en a fouillé tous les replis.

La gravure est un agent tout autre que la fidèle photographie. Elle ne met pas en infériorité le morceau qu’elle retrace ou recrée ; elle ne lui est pas supérieure ; son but est différent ; elle est autre chose.

Tout document d’émotion et de passion, de sensibilité ou même de pensée laissé sur le marbre, la toile, comme aussi dans le livre, est sacré. C’est là notre vrai patrimoine, le plus précieux. Et de quelle noblesse nous revêt-il, pauvres et précaires créateurs que nous sommes : la moindre chronique, la date la plus précise d’un simple fait humain, diront-ils jamais ce que proclament les merveilles d’une cathédrale, le plus petit lambeau de pierre de ses murs ! Touché par l’homme, il est imbibé de l’esprit du temps. Chaque époque a son époque spirituelle ainsi laissée. C’est par l’art que la vie morale et pensante de l’humanité peut être recouvrée et ressentie.

S’il nous était donné de pouvoir recueillir et faire apparaître soudain la chaîne immense des matériaux sur lesquels l’homme a laissé, toute palpitante, la douleur ou les joies de sa passion, quelle sublime lecture !

Si j’avais eu à parler de Michel-Ange à l’occasion du centenaire, j’eusse parlé de son âme. J’aurais dit que ce qu’il importe de voir dans un grand homme est, avant tout, la nature, la force de l’âme qui l’anime. Quand l’âme est puissante, l’œuvre l’est aussi. Michel-Ange passa de longues périodes de temps sans produire. C’est alors qu’il écrivit des sonnets. Sa vie est belle.

Il y a, à Amsterdam, un tableau qui est encore dans la maison où l’a vu, où l’a placé Rembrandt. Le clou qui le supporte est encore le même que planta le maître, à la place et sous le jour qu’il a choisi. Nous sommes, en France, incapables de conserver ainsi une œuvre d’art si longtemps en un même lieu.

La musique est un art nocturne, l’art du rêve ; elle règne en hiver, à l’heure où l’âme se confine.

La musique façonne notre âme dans la jeunesse, et l’on reste fidèle, plus tard, aux premières émotions ; la musique les renouvelle comme une sorte de résurrection.



1877, 2 Juin. — Ce qu’on appelle le naturel, la grâce, le plein et doux essor de la personne humame est un signe de sa liberté, de sa supériorité. Ce que révèle une attitude vraie, l’harmonie, la beauté d’un mouvement libre, vient du fond même de la vie. Tous les dehors montrent une âme ; ils l’expliquent, ils la prouvent. Mais je ne puis aussi, sans me sentir vivre moi-même fortement et hautement, fixer un instant les yeux sur un être quelconque de la vie réelle qui se meut aisément et harmonieusement, par les lois d’un équilibre suprême : cela élève mon esprit et me fait penser.

Dans l’univers aussi, je le contemple ; le grand Etre si sûr, présent et mystérieux, dont les secrets m’affligent. Je le vois dans la nature entière, par ce jour si plein, si pur, le premier du Printemps. Vers lui mon cœur s’élève ; et plus haut, et plus loin, au fond du firmament, mes yeux se perdent, ils s’y fixent.

Je me sens fier et fort en ma vision consciente. Les choses du dehors qui s’épanouissent sans cesse autour de ma personne inquiète, affermissent en ce jour toute ma volonté. Je me sens homme enfin, homme en sa plénitude ; en moi, jusqu’à l’excès et à son comble, la vie s’accroît, elle palpite. Sensible à tout, tout vit, tout parle, et le verbe, jamais, ne s’exposa si clair, si haut, à mes yeux étonnés.

Il y a une bonté consciente, une bonté ferme, égale, qui se juge, comme l’idée du bien, qu’elle pratique. Elle naît de l’intelligence autant que du cœur : capable d’un bienfait constant, sans fin, c’est la sœur du devoir, c’est la justice humaine, avec sa hauteur, son dédain, son amour et sa dureté.

Il y a une bonté native. Une bonté faible et douce, inépuisable. Une bonté qui se répand toujours, sans regrets ni retours, qui prend sa source en toutes choses : celle-ci est un don de Dieu, l’autre nous vient des hommes ; celle-ci est le bien sacré, qui répand partout le bienfait et la vie, véritable graine céleste qui germe partout et qui répand la vie, et le seul bien ici-bas qui nous donne le droit de dire que nous avons vécu.

La plus pauvre et la plus humble des femmes, la femme triste et seule, celle en qui se résume l’effroi, la douleur du haillon, l’être faible, en un mot, et que le monde oublie, sera toujours l’être charmant et sacré qui mérite d’être, qui a droit au lendemain. Il faudrait que la vie eût flétri son âme, pour qu’elle n’ait plus de charme, ni douceur, ni beauté.

J’ai toujours aimé la misère, la grandeur du haillon. Il faudrait aussi que mon cœur fut bien bas pour lui retirer ma constance, mon appui, ma tendresse, et je ne connais pas de faiblesse plus misérable que celle qui nous détourne d’un être humain qui tend vers nous ses bras, nous donne son sourire, l’oubli de ce que nous lui usurpons.



10 Août. — On ne saurait écrire sans le souci de soutenir sa pensée chaque jour, à toute heure, en présence des choses et de la vie. L’univers est le livre que nous lisons sans cesse, la source unique, le moyen. La seule culture de notre esprit ne suffit pas ; il faut encore châtier sa réflexion constante et suivre avec vigilance la discipline austère imposée à tout cerveau qui tend à se développer et à produire ; hors de cela, il n’y a point de style qui vous est propre et qui nous révèle nous-même, tels ceux des grands prosateurs.

Mes plus pures amitiés sont parmi vous, pauvres enfants, qui vivez dans la rue, qui succombez dans les champs, sous les rayons du soleil qui brûle, ou sous la dureté de l’hiver glacial. Je quitterai la vie, content d’avoir compris vos doux sourires et le charme infini de vous aimer. Aimez-moi comme je vous aime. Jamais un seul instant, — je le dis du profond de mon âme — jamais je n’ai commis la moindre faute envers vous. Je suis prêt à donner pour vous le plus pur de mes forces, pour vous aider et partager l’âpreté de vos travaux.

Voir mourir une à une ses plus pures dispositions natives, voir tomber sans retour, comme de l’arbre qu’on émonde, les rameaux verts qu’il ne peut supporter, n’est-ce pas là, peut-être, une loi nécessaire qui nous amoindrit pour nous assurer la vie. Le temps nous porte vite ; les jours d’un homme à peine suffisent-ils pour mener à ses fins une seule de ses facultés ! Qui pourra voir jamais dans ce monde infini d’amour et de révélations actives qui soulevaient le cœur des dieux de l’art, qui connaît leurs prémices, avant que leurs généreuses mains aient formé les trésors qu’ils nous ont laissés ! O jeunesse, ardeur divine ! que de choses tombent de toi dans ce néant obscur et incompréhensible, et que d’efforts, que de labeur, plus tard, pour tenir vierge encore, et fécond, un seul des dons que tu nous a laissés !

Il ne faut point sourire ; la colère seule est prise au sérieux. Celui qui sans regret supporte la blessure est incompris et méconnu. Il faut frapper, il faut battre. Usurpe dans le contentement, hors de ça, c’est folie. Rends donc les coups que je te porte ou tu n’es point des nôtres. La force tue. Notre amour est pour elle ; et si tu cherches plus haut je ne sais quelle aventure de bonheur et de rêverie, à quoi bon notre appui ? Ainsi parlent les gens du monde, ennemis du solitaire.

L’abominable situation dans laquelle un esprit droit se trouve qui ne le place que dans les douleurs ! C’est partout la même ironie. Les plus proches sont les plus durs. Pas un mot de confiance, nulle sympathie. On dirait que celui qui va seul en la recherche de la vérité et qui s’épuise à chercher sa méthode, la loi de son effort, ne trouve d’appui qu’en raison de son infériorité et de la vulgarité de ses inventions. Le jour où la lecture d’une page de Dante nous élève et nous affirme, est celui du choc et de la blessure. Tu ne seras pas plus que moi, pense le semblable, qui voit sur notre front la trace de nobles rêveries. Alors, il raille. Bêtes et brutes, le mépris que vous recevez passera-t-il devant vous comme tout l’invisible ? La douleur que vous communiquez, laissera-t-elle en vous du meilleur et de l’âme ? Sentirez-vous, enfin, que votre rôle est le dernier. Celui qui souffre est celui qui s’élève. Frappez. Frappez toujours. La blessure est féconde.

Juger n’est pas comprendre.

Tout comprendre, c’est tout aimer.



Vers 1877 ou 1878. Lettre à un ami.

« Le bon sens est l’aptitude à bien juger, même sans aucune culture et dans un ordre d’idées un peu terre à terre. » Il sert souverainement les hommes qui n’ont affaire qu’aux réalités de la vie la plus immédiate, la plus proche, — fort peu ceux qui regardent au delà. Il est douloureux de constater que son absence peut stériliser chez les meilleurs esprits des forces distinguées. Avec de l’originalité, on peut se consoler de n’en point avoir. Mais on peut être tout à fait ridicule et manquer de sens pratique et avoir du génie.

Comment faisait-on pour cultiver son esprit quand il n’y avait pas de livres ?

On regardait l’univers et la terre. Et, dans la lecture qu’on faisait de cet ouvrage, l’homme formait le chapitre le plus émouvant : on se regardait vivre, on voyait l′homme comme maintenant au centre d’un infini dont le mystère était ni plus ni moins impénétrable, et dans les rapports de l’homme avec la nature, on découvrait toutefois des certitudes, et dans une certaine mesure la foi était aussi possible, aussi vive, l’élément même qui nous fait penser existait aussi.

Toute sensation fait penser. La lecture est une ressource admirable pour la culture de l’esprit, parce qu’elle nous modifie, nous perfectionne. Elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée. Mais il n’en est pas moins vrai que la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sainement et fortement. L’œil aussi est indispensable à l’absorption des éléments qui nourrissent notre âme, et quiconque n’a point développé en une certaine mesure la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n’aura qu’une intelligence incomplète : voir, c’est saisir spontanément les rapports des choses.

Je vous adresse ces courtes pages, une douce misère qui m’a fait rêver quelques jours. C’est au charme de nos soirées d’automne que j’ai résumé ces souvenirs. Ce moment de l’année favorise le retour vers le passé, il est triste et rappelle ce qui n’est plus. Il se fait dans l’âme un silencieux murmure aussi discret que la feuille qui tombe et que l’éclat tempéré du jour.



1878. — Pourquoi ne fût-ce qu’alors, après la guerre de 1870, à un âge tardif pour d’autres, et de renouveau pour moi, que me vinrent quelques amitiés clairvoyantes ?

Je fréquentais dans un groupe de jeunes gens cultivés, où j’avais un ami d’enfance : Jules Boissé. C’était un foyer cérébral, une élite, un de ces centres rayonnants et désintéressés de tout pouvoir qui ne cherchait que l’art, la beauté, le bien, et qui se dissipa plus tard par la mort des uns, ou l’acheminement des autres aux loisirs de la pensée ou du dilettantisme.

Le grand ferment intellectuel venait de la parole de Chenavard, qu’on écoutait chez l’une de ses élèves, Mme de X… Mais ce grand douteur, analyste décevant, éclairait, hélas ! le cénacle avec une lampe de mineur. Prêt à contredire et n’affirmant jamais, habile aux conjectures, il ressortait de ses propos spécieux un sentiment d’irrésolue faiblesse. Il propageait les scrupules, d’où l’anéantissement stérile de l’effort. Mais sa parole était substantielle. Il contait aussi l’anecdote ravissamment, subtilement. Ses propos étaient un livre ouvert sur les hommes de son temps, qu’il avait connus, tous comparés et pesés. Je lui demandais préférablement ses souvenirs sur Delacroix. Ce qu’il m’en disait me communiquait la foi fervente à produire.

Tout ce qui me fut conté de la vie et des goûts de ce grand et véhément artiste réveilla mes instincts, me fit libre, et mit à ma recherche de la ferveur, sans tourment.

Chenavard me dit qu’il se promenait souvent avec lui le long des quais, près des hauts murs de Notre-Dame, dans ce quartier solitaire si propice à la méditation. Son ami, raisonneur, chercheur et ahuri de théories, l’entretenait sur l’art, sur les maîtres et n’arrivait point à le convaincre de la fin prochaine de l’humanité. Malgré la causerie si fine et géniale de l’accompagnateur, il lui disait quelquefois : « Chenavard ne me parlez plus, je ne veux point vous écouter. » Et cependant, me racontait son illustre ami, lorsque ses yeux apercevaient dans une vitrine la gravure d’un maître qu’il aimait, de Rubens, du Corrège, alors il commençait brillamment à parler lui-même, et c’était à son tour de ne plus en finir…

Il travaillait presque toujours debout, s’éloignant et se rapprochant tour à tour du chevalet, en sifflant ou chantant un air de Rossini, dont il aimait beaucoup la musique.

Un peintre de ses amis, inconnu maintenant, avait le pouvoir de l’influencer beaucoup. Cet esprit si indépendant s’intimidait quelquefois et il confiait volontiers à cet ami sa palette en lui laissant le soin de faire lui-même sur la toile la correction qu’il indiquait. Mais à peine quelques retouches faites, Delacroix n’y tenant plus, arrachait lui-même les pinceaux de la main où il les avait placés, et apostrophait son intime collaborateur des épithètes les plus mordantes et les plus spirituelles. Et il revenait à sa première idée. En public, dans le monde, même modestie. On sait qu’il faisait l’éloge des écrivains classiques.

L’avidité — la bêtise peut-être — l’ardeur ou la passion effrénée du succès ou de parvenir, ont avili l’artiste jusqu’à pervertir en lui le tact de la beauté. Il se sert directement et honteusement de la photographie pour lui transmettre la vérité. Il croit — de bonne foi ou non — que ce résultat suffit quand cela ne peut lui donner qu’un accident fortuit du phénomène brut. Le cliché ne transmet que la mort. L’émotion éprouvée en présence de la nature même lui fournira toujours une somme de vérité autrement authentique, contrôlée par lui-même, la seule. L’autre est une communication dangereuse. On m’a dit que Delacroix l’avait préconisée : je m’en étonne beaucoup. Son dire est à vérifier.



14 Mai. — Gustave Moreau est un artiste qui n’a pas et n’aura point toute la célébrité qu’il mérite. L’excellente qualité de son esprit et le raffinement qu’il met dans la pratique de l’art de peindre, le placent à part dans le monde des beaux-arts contemporains. Il produit peu ou, du moins, il paraît peu, à en juger par la rareté de ses expositions ; mais il produit toujours avec certitude, avec une sûreté de talent qui dénote quelqu’un qui sait clairement ce qu’il cherche, ce qu’il veut. Les vives et brillantes aquarelles que j’appellerai aquarelles historiques, le révèlent pleinement, fortement et laissent paraître du charme nouveau dans sa manière un peu rigide, un peu roide. Le Phaéton, notamment, est un ouvrage de haute portée. Je ne sais quel souvenir des belles ébauches de Delacroix me prend en présence de cette page éclatante dont l’audace et la nouveauté de la vision pourraient aller de pair avec les créations de ce maître. Delacroix a plus d’abandon, plus d’abondance ; la puissance de son imagination l’a porté vers les sujets les plus variés de l’histoire ; il a surtout plus de passion, et la lumière surnaturelle qui tombe sur son œuvre entier le met à part et bien haut dans l’Olympe. Mais je vois en Moreau plus d’excellence dans la recherche, une exquise et délicate pénétration de sa propre conscience de peintre. Il sait ce qu’il veut, et veut ce qu’il sait, en artiste consommé et impeccable. Il est comme l’écrivain qui cisèle sa forme sans rien perdre du bon essor de ses idées. Une admirable raison guide la marche de son imagination.

Ce Phaéton est une conception pleine de hardiesse, qui a pour objet la représentation du chaos. L’a-t-on jamais imaginé de la sorte ? Je ne sais ; nulle part la représentation plastique de la fable n’a été formulée avec un tel accent de vérité. Il y a dans l’éclat de ces nuées, dans l’audacieuse divergence des lignes, dans l’âpreté et le mordant de ces couleurs vives, une grandeur, un émoi, et, en quelque sorte, un étonnement nouveaux. Cherchez dans les innombrables illustrations de la fable quelqu’un qui ait interprété celle-ci de la sorte ; je vous défie, si vous avez pénétré un moment sous les voûtes si froides du temple académique, d’y trouver un esprit qui rajeunisse ainsi l’antiquité avec une liberté si entière et dans une forme à la fois si contenue et si véhémente.

Ce maître (car c’en est un, s’il faut donner pleinement ce titre à ceux qui commandent assez aux autres et à eux-mêmes pour arriver au plein essor de leur originalité), ce maître n’a point quitté depuis son début, les légendes de l’antiquité païenne, et les présente sans cesse sous un jour nouveau. C’est que sa vision est moderne, essentiellement et profondément moderne, c’est qu’il cède docilement surtout aux indications de sa propre nature. Avouons-le, la vie de ces œuvres-là est une vie factice et fausse dont personne ne se soucie.

On a peu publié sur les arts du dessin ; les livres et les brochures si abondants sur toute autre matière, font sur ce point presque totalement défaut. La curiosité populaire, qu’un penchant de plus en plus prononcé mène à la lecture n’a, là-dessus, que de rares occasions de prendre cours. A part quelques traités d’esthétique pure, ou d’autres travaux donnant des aperçus d’ensemble sur les Écoles et sur le beau — travaux qui ne s’adressent qu’à des esprits déjà cultivés ou spéciaux — le public qui aime la lecture rapide, ne trouve ici que peu de choses à glaner, à la faveur des expositions annuelles seulement, dont l’organisation est toute récente en province ; il peut alors parcourir des yeux dans les feuilles quotidiennes, des analyses, ce qu’il a pu lui-même observer. Mais ces sortes d’écrits dont la base est dans l’actualité ne permettent point à ceux qui les publient de s’écarter d’une donnée particulière, dont la fin n’est pas l’instruction. D’ailleurs, le critique ainsi placé entre l’appréciateur et l’artiste est bien souvent porté pour celui-ci par des préférences et des idées personnelles, lesquelles ne peuvent être pour celui-là que d’une influence non décisive.

La seule force en laquelle se produisent des articles capables de donner un essor quelconque à la pensée est dans les revues, cette forme nouvelle du livre, où quelques esprits distingués traitent quelquefois des questions plus générales. Mais ces sortes de publications ne tombent pas sous les yeux de tout le monde, le spécialiste seulement s’en soucie ; tandis que l’amateur moins raffiné, pour qui l’art est un luxe et qui ne s’en occupe qu’à ses loisirs, ne peut en profiter que lorsque l’article de la revue recueilli et groupé, a pris la forme plus durable et plus déterminée du livre. Or, ces livres manquent. Peu de penseurs ont tourné leur pensée vers les arts ; et, ajoutons vite aussi que le publiciste militant, celui qui s’adresse journellement au public, ne s’en soucie pas davantage.

La cause du grand abandon des arts du dessin, tient à des causes générales qu’il serait long d’énumérer ici.



C’est en hiver que la musique a son plus grand prestige, elle plaît surtout le soir, d’accord avec le silence, pour plaire à l’imagination qu’elle éveille : c’est l’art nocturne, l’art du rêve, mais le tableau vient du soleil. Il naît avec le jour et la lumière, et c’est pourquoi toujours, à la saison nouvelle, au moment où le peintre de paysage va vers le champ, le dilettante parisien se tourne de préférence vers l’art de la couleur et de la vie, comme un doux repos après l’hiver et les veillées.



La vérité, l’action, l’art de mettre en scène des personnages vivants, tel est le nec plus ultra de la création littéraire. Il n’est pas commun en Allemagne, ce pays du rêve, de la musique et de l’abstraction. Mais en France, mais en Angleterre !



Il semble que toute la sève musicale de la Germanie ait arrêté son cœur sur les bords de l’Atlantique ; l’Angleterre n’a pas de musique. Elle a suivi la branche littéraire ; et, comme c’est le peuple de la passion et de la vie, elle a produit cette étonnante pléiade de poètes et de littérateurs qui dépasse dans la richesse et la variété la production de tous les autres peuples.



La traduction d’une œuvre littéraire lui fait perdre son goût, son parfum ; on a mis la sève dans une autre coupe. C’est comme un nectar évaporé qui a perdu son arome.


Journal[1].

Première journée. — J’ai aimé trois fois en quelques heures. Les femmes sont ici les êtres les plus étranges et les plus terribles ; elles mettent à la torture le cœur le moins sensible : la grâce, l’abandon, la fierté, le génie, voilà le trait suprême de ces êtres incompréhensibles, qu’il est si douloureux d’aimer et si difficile d’oublier. Les enfants sont adorables de naturel et de passion.

Mais ce pays de la lumière et de l’étendue m’a ravi. J’ai vu, pour la première fois, vos neiges suspendues, aériennes, ô montagnes, et je suis sous l’éclat de votre immensité. Vos cimes élancées percent l’espace, et pénètrent l’azur aux profondeurs sans fin. O fête ravissante, que de choses là-haut pour celui qui vous voit soudain, vivement, et qui vient de quitter la ville obscure et banale ; on y sent l’épopée, la poésie ; notre âme est peu de chose — première étape heureuse et rapide. C’est demain jour de fête ; peuple charmant, je te reverrai.

Deuxième jour. — Celui de Jésus, pourtant, mais banal et sans poésie. Jour marqué cependant pour penser au doux consolateur des pauvres ; mille prières, nul amour, aucun acte en son nom ; la lutte, un choc d’idées contraires. Le souvenir du grand cœur qui rêva la justice et le règne de l’idéal s’évanouit au grand jour. Journée banale et stérile à parler de ceux qui possèdent et de ceux qui n’ont rien.

Tes collines, d’où le regard voit l’infini, où le sentiment de notre infinité nous pénètre, là, même le cœur a besoin d’appui. La solitude donne à l’amour une intensité véhémente, obstinée. L’isolement de l’objet aimé fait son éclat et sa force. Il règne, il s’impose, il prend possession du cœur le moins sensible. La plus âpre des voluptés serait de posséder en un désert l’être qui est le plus sacré. La joie que donnerait ce rapprochement de deux âmes serait infinie. Il y a une puissance de bonheur qui ne peut être atteinte que là. O femmes, ô montagnes, quel monde est le plus grand ? On répondrait selon les jours et le temps. Ces cimes à vingt ans me ravissaient avec persistance ; dix ans plus tard, je suis resté plus tendrement bercé au bord des eaux si claires qui baignent leurs racines. A l’ombre de ces vertes collines qu’autrefois j’avais vues desséchées par les ouragans d’hiver, le désir m’est venu de me recueillir ; j’ai vu moins grand et plus profond. Est-ce faiblesse ? Qui le dira ? Les ailes ne sont pas à ceux dont le regard ne s’élève plus vers l’espace. Il y a du cœur, de la bonté à reposer ses yeux sur la nature amie et vivante qui nous assure dans notre destinée moins d’esprit et plus d’amour dans tout ce qui est directement du cœur.

Je suis descendu de ces vertes collines pour aller tout en bas ; et ces premiers moments d’admiration ont insensiblement changé. A mesure que ma vue s’est détournée du ciel, elle s’est appuyée sur l’homme. Si bien qu’en dix jours, j’ai fait le voyage du pays des rêves à celui de la réalité. Il y a peut-être une loi mystérieuse et consolante dans les ressources de la vie qui nous fait descendre dans l’intimité humaine à mesure que nous quittons celle du dehors.

Il est étrange que l’impression dominante que je rapporte de ce pays des grands horizons, est une impression d’amour. Je termine et résume ces journées en élevant mon esprit à cet être mystérieux et charmant que Dieu plaça près de nous pour nos joies et nos peines, et je vénère avec émotion tout ce qui vient du cœur quand il est simple, silencieux et confiant. Il y a une volupté fine et attendrissante à pénétrer les caractères à travers les dehors si variés des conditions humaines. Celle des pauvres est la plus attachante et, parmi eux, celle des jeunes filles : ce qu’il y a de plus attendrissant et de plus doux. Il y a aussi pour chacun des prédilections particulières ; peut-être avons-nous parmi la terre des attaches intimes pour les lieux où nous avons vécu. Le sol basque est pour moi comme une patrie ancienne où, certainement, j’ai vécu, souffert et aimé. Il n’est pas le plus petit souffle de ses brises, le moindre bruit de ses eaux, la plus simple de ses voix charmantes qui n’éveillent en mon cœur d’incompréhensibles harmonies et comme des souvenirs de mon berceau. Tout ce qui est de lui m’attendrit et me transporte. Je garderai longtemps l’impression rapide de ce court voyage. Je désire que le bonheur m’y ramène avec ceux qui me seront chers chez les pauvres.

Troisième jour. — Il est dommage de voir se perdre certaines grandeurs de nos traditions et de notre héritage. Domaines et châteaux et même les noms lointains que notre histoire illustre n’ont plus de grandeur ni de tenue. Des fils bourgeois et prosaïques disposent à leur gré, sans religion ni poésie, de ces restes précieux si bien faits pour leur inspirer le désir de les occuper avec fierté et hauteur. Mais il semble qu’on soit aujourd’hui de passage ; ils ne sont pas chez eux. La plupart logent dans ces sombres et hautes murailles comme ils seraient dans une auberge qu’ils vont tout à l’heure quitter. Ils parlent d’art pour nous donner le change : les vœux d’égalité sont le tombeau de la pensée ; ils le disent sans le comprendre ; ils ignorent et ne voient point ces œuvres mêmes que les autres leur ont léguées. Ils piétinent sur la beauté ; leurs mains brusques éraillent la toile inspirée que leurs yeux obstinés ne sauraient voir. Ils mettent sans pudeur le marteau sur les pans de ces murs antiques pour les former à leurs usages, croyant vivre avec originalité ; ne sachant pas qu’ils subissent, avec une irréparable faiblesse, les mœurs et les actes de ceux qui avaient plus crié qu’eux. Cet épanouissement banal de la richesse basse et sans instinct des grandes choses, inspire aux autres un jugement vrai. C’est parmi elle que sont les pauvres et ce sont les seuls qu’il est juste de ne pas secourir. Les riches sont les avides de vérité, les plus comblés d’intelligence, des dons du cœur aussi.

Eternelle misère des uns, illusion des autres, rencontre douloureuse de ceux qui croient se consoler de la vie en occupant beaucoup de terre et des autres qui ne cherchent que l’idée et se perdent dans la recherche et vers la vérité.

L’imprimerie est un fait si important que nous sommes encore à son avènement ; l’esprit le plus distmgué peut se laisser prendre à ce qu’il y a de neuf et de frappant dans la lettre moulée et multipliée. De là, tant d’abus et d’injustice et aussi la raison de la considération subite qui entoure le publiciste.

Celui-ci ne pardonne plus à ceux qui ne mettent pas l’œuvre au jour quand même. Il me paraît être dans l’état du marié que l’on rencontre après six mois de mariage : Mariez-vous, vous dit-il, mariez-vous, ne faut-il pas se marier ?

L’autorité qu’un autre a sur nous ne vient pas de sa situation ou de sa renommée. Elle naît spontanément et à première vue chez celui dont nous sentons docilement la supériorité.

Les grandes épopées naturelles des époques en formation ont une plus grande part de beauté que les autres poèmes des Grands-Siècles.

En elles sont encore toutes vivantes l’âme et l’aspiration divine d’une génération entière. Les épopées sont les grands monuments de l’humanité : les œuvres purement littéraires disent beaucoup moins ; la traduction déjà leur enlève quelque part de leur beauté ; elles sont restreintes et beaucoup limitées dans le temps, et pour cela ne méritent qu’une importance secondaire.

Quant à l’épopée individuelle, qui est factice et plus strictement littéraire, elle dit peu et n’a pas longue chance de durée. Elle serait enlevée du rayon littéraire que l’histoire ne perdrait pas le plus indispensable de ses documents.

Quatrième jour. — Une petite ville, des gens sur les portes épiant. Les persiennes sont tirées et l’on sent des regards dirigés sur soi. Quelle triste misère que la vie qui s’écoule ainsi entre quatre rues, entourée de gens distraits qui mettent leur passion et leur vie à parler d’autrui ! Quelle gêne, quelle dépendance pour celui qui élève son esprit vers de nobles choses, et comme le moindre jardin en pleine solitude a son mérite ! Vous vous ennuyez là-bas, vous dira-t-on, on y est bien seul — amusez-vous vous-mêmes, pauvres attristés de ce monde, épiez, guettez, cherchez, calculez bien ; la vie qui s’écoule ainsi vous amène à la mort après un long supplice ; la liberté n’est point à vous. Elle est partout où l’on peut penser à loisir, sans obstacle ; elle est partout où vont les fous et les sages écouter les bruits étranges que vous n’entendez pas, au bord des eaux courantes, sous le ciel bavard et discret ; partout où la nature, si elle pouvait nous voir, nous contemple ; où elle nous inspire, nous console et nous enchante. Elle n’est pas sur vos portes ou derrière vos jalousies où se forge l’obstacle de l’opinion.

Beau ciel et superbe contrée qui, hier, me ravissaient ; pardonnez cet oubli de vos splendeurs éloquentes et de votre langage consolateur. Au milieu de cet infini, j’ai oublié la vraie vie, celle qui vient de vous.

Sixième jour. — Des bohémiens, des poètes. Ils sont étranges, héroïques et légendaires. Ils arrivent, s’effacent comme le feraient ceux qui n’habitent nulle part. Ils cèdent à la poussée immense, inconnue, dont on sent le moteur au fond des âges. On est petit auprès d’eux, chétif et pusillanime. Un rire hautain mêlé de mépris et de protection accueillit l’obole que je leur donnai dans la main qu’ils me tendaient sans bassesse et comme avec enfantillage. Une marche rapide les emporta, sans qu’ils eussent tourné la tête, et sans rien de la curiosité qui nous animait, ils partirent avec élan, comme le ferait un oiseau qui s’envole. A dix pas, ils ne pensaient déjà plus à nous.

On ne saurait avoir l’idée de la possession au pied des mon- tagnes. Des enclos sur ces pentes rapides, fécondes et riches, quelle petite misère — on m’a coupé l’arbre qui borde mon terrain, je plaiderai, de là la dispute. Et les deux créatures humaines perdues comme un atome au pied de cette immensité, oublient de les voir et de chercher de plus hautes pensées que celles que leur inspire la contemplation de leur part chétive. Une heure de méditation sur le haut de ces sommets élevés, d’où se déroulent de vastes plaines où les champs et jardins s’y perdent comme des points imperceptibles, donnent tout à la fois le sentiment de l’infirmité de leur rôle et de leur force et l’égalité d’impuissance si pleinement répandue. Au retour, il laisserait au repos le pauvre qui a pris l’arbre au seuil de cet infini. D’ailleurs, on est là partout et nulle part. On est dans l’inconnu, dans la forêt sauvage, inoccupée. Il semble que l’arbre séculaire qui vous abrite appartient à tous et à ceux de tous les temps. Le vol n’existe pas ici, ou, du moins, le sentiment qui le dicte est différent que dans la plaine. La loi devrait sévir différemment qu’ailleurs. Le malfaiteur même, s’il est mal intentionné, obéit plutôt à des instincts plus naturels et plus sauvages que dans un centre civilisé, où la personnalité de chacun se fera plus vivement sentir.

Dixième jour. — Sur quoi nous appuyons-nous ? Sur la nature humaine. Deux yeux profonds et doux nous captivent et voilà que nous aimons. Nous donnerions de notre sang pour la possession du cœur nouveau qui nous est ouvert à jamais, et la plus grande de nos amertumes est bien celle qui vient de la rigueur du monde qui nous éloigne de l’objet aimé et désiré. Que deviennent ces sympathies ? Elles vivent, elles persistent, elles s’en vont dans l’infini. Oui, le cœur a besoin de l’âme, et l’âme appelle une immortalité. Sans cet appui dans l’inconnu, que ferions-nous donc sur la terre ? Un être infime, éperdu, abandonné, dans les mornes angoisses de l’isolement et des larmes qu’il nous faut répandre et qui nous apaisent. O vérité mystérieuse, douloureuse et rassurante que celle de la sympathie subite, immédiate et sans erreur révélée ! Cruelle est la contrainte qui la brise ou l’éloigne, et la douleur suprême est bien celle de l’amour sans espoir : je souffre, un tourment infini m’abîme et me consume ; je souffre, plainte obstinée qui me vient souvent au souvenir de moi-même et qui résume le meilleur de mes jours.

Cher et vaste pays que j’admire et qui tant m’émeut, toi dont le ciel tout bas me caresse et me console, toi dont les profonds nuages et les vertes collines me donnent comme le souvenir d’une enfance bienheureuse dans un monde inconnu de bonheur et d’innocence, éloigne de mon esprit la faiblesse. Le bruit morne de tes eaux dit aujourd’hui la mort et la mélancolie ; éveille en moi la force et la confiance.

O tristesse, grâce infinie, ardeur secrète et aristocratique, la hauteur, la fierté, s’épand de vos blessures ; il y a une confiance forte aux sources mêmes de ce mal, quand il est docile, sans colère.

O montagne, l’homme infime qui te gravit, est perdu dans ton immensité : tu ne seras jamais partagée ; ton domaine est celui de tous. Ta lisière, là-haut, si près de ces beaux nuages qui caressent tes plus hauts sommets est voisine du ciel où chacun peut s’inspirer et s’élever. Montagnes et nuages, même région d’idéal et de rêverie !



Harlem, 20 Juillet. — Il me semble que je suis au bout du monde ; j’écris ici faiblement, dans la tristesse inévitable d’une arrivée. J’éprouve une crainte d’enfant dans ce pays morose, demi-obscur, plein de silences, où le ciel remuant donne le malaise. Et puis, j’ai la défiance instinctive qui naît en nous sur le sol étranger. Pourquoi me faut-il le dire ? C’est que depuis vingt-quatre heures que je l’ai quitté, j’ai déjà un désir dévorant d’entendre parler français. Je serais revenu sur mes pas à moitié route, si le train ne m’eût emporté malgré moi à travers des marécages, des eaux, des mers, des bateaux et, surtout, des moulins qui se répercutaient jusqu’à l’horizon, bas et monotone. Le paysage qui se déroulait là sous mes yeux m’était bien connu ; on l’a vu bien des fois au Louvre dans la galerie des maîtres : au premier plan, sur une herbe grasse, épaisse et de couleur puissante, des bestiaux paissent le sol humide ; au loin, quelques étangs, des arbres demi-submergés ; puis, le mât d’un navire qui excite un peu la surprise de le voir voyager ainsi sur la prairie, remorqué lentement ; puis, des moulins, toujours des moulins qui tournent à pleines ailes, tous invariablement et parallèlement orientés sous le vent toujours présent et rapide. L’homme y paraît très peu ; il se perd dans cette atmosphère épaisse et troublée, sans plus grand rôle pittoresque que la maison, le chemin, l’animal ou le nuage, qui est toujours gros de pluie, mais fort beau. Tout est rompu, ondoyant, sans contours visibles. Le seul dessin de ce paysage est dans la rigidité de cette ligne unique et horizontale qui coupe le tableau en deux, et s’étend indéfiniment devant soi, autour de soi, avec une force qui ne manque pas de grandeur.

Cela est pauvre et triste, dénué de tout intérêt pour la vue ; aucun faste, rien du dehors ne provoque un étonnement marqué, fécond, durable, comme dans les contrées largement décoratives où des tableaux naissent à chaque pas, avec leurs cadres, leurs lignes et leurs plans. Ma plus grande surprise fut à Rotterdam, la ville la plus grandiosement pittoresque de ces infortunés parages ; mais encore sa beauté appartient-elle à cet ordre particulier des choses hors de l’ordinaire, où la nature s’impose à l’homme ou ne lui demande qu’un concours hors de sa condition.

Imaginez une ville flottante, le mot est vrai, une ville où l’on perd le sentiment du sol et de la sécurité. Je l’ai traversée dans le jour, mais son image m’est restée comme un rêve où se hérissaient des mâts de navires et de hauts moulins se livrant mutuellement de vives luttes. Leurs grandes ailes pointaient et tournaient dans le ciel, le long des rues ou des ponts tournant eux-mêmes sur des pivots invisibles ; oui, des ponts mouvants qui se rangeaient respectueusement devant le bateau qui, sur les promenades de cette ville, est un roi. La voie ferrée la traverse, ou, plutôt, est spirituellement posée sur les toits ; si bien que du haut du train, on peut voir ce panorama si rare et si puissamment grotesque d’une ville moderne posée en pleine eau et supportant une voie de fer. Ce spectacle frappe l’esprit comme d’une aberration de la nature elle-même et prédispose à réfléchir sur la puissance de l’homme qui est ici. Tout en lui dénote une énergie extrême, surabondante. Les têtes que j’observe du fond de mon mutisme forcé, ont toutes un éclat vital inconnu en pays français ; on agit ici lentement, avec la volonté vive. Singulière race, puissante et bonhomme, grotesque même, que je comprends et n’aime point, mais je pressens la poésie de ces mœurs casanières et tout ce qui vit sous les fronts taciturnes de ses enfants.



21 Juillet. — Je cours en toute hâte à la peinture et je trouve la vie : en entrant dans cette salle de l’Académie de Harlem, où trois cents têtes vous regardent avec une ardeur si vive, j’ai cru me trouver au milieu d’une foule d’autrefois lorsque Frans Hals vivait lui-même.

Ce peintre extraordinaire a là huit toiles qui le révèlent tout entier, depuis ses débuts jusqu’à sa fin surprenante. Sa maturité vint tard, vers quarante ans, au delà, peut-être, et les œuvres de sa vieillesse sont les surcroîts reçus d’une organisation inouïe qui, pour ainsi dire, ne veut point faiblir. Si jamais le génie prouve que la nature procède par exception pour le génie, c’est bien ici, en présence de ces œuvres suprêmes et dernières, faites avant de mourir et sans décroître sous la main d’un ouvrier de quatre-vingts ans. Il y a là comme la vision de la peinture qui devait naître deux cents ans après lui, par les yeux des réalistes français contemporains, du décadent si vous voulez, du nouveau sans nul doute.

Cette excessive singularité de l’art extrême exhumé si loin de Paris, ce raffinement dans la vision trouvé deux siècles avant nous fait naître la surprise, comme si les lieux et le temps n’existaient pas pour le génie. L’art est une fleur qui s’épanouit librement hors de toute règle ; il dérange singulièrement, ce me semble, l’analyse au microscope de savants esthéticiens qui l’expliquent. Les races peut-être, la délicate étude des tempéraments et de leur fusion dans un peuple pourra fournir une explication péremptoire, et sans appel, lorsque l’on parlera de Rembrandt, de Shakespeare ou de Michel-Ange, ces prophètes. Frans Hals, qui ne l’est pas, est pourtant l’homme le plus puissant qui ait traduit la vie animale au paroxysme.



27 Juillet. — Je revois les Hals, ils me semblent maintenant à cent mille coudées au-dessous de Rembrandt, qui est haut comme une montagne. De la vie et encore de la vie, mais seulement de la vie animale. J’interroge ces têtes, elles ne me disent rien, je les vois vivre de la vie des bêtes : le souvenir des syndics exécutés dans le souvenir des tableaux de Hals que Rembrandt a dû connaître ou dont il a vu sûrement les ouvrages, me domine aujourd’hui.

Dans sa dernière manière seulement, Hals me paraît avoir atteint la supériorité. Est-ce faiblesse de main, est-ce une décroissance par trop sensible des forces physiques de cet excellent ouvrier, il y a tout d’abord dans les travaux qui datent des dernières années de sa vie, un amollissement très marqué dans l’exécution ; mais quelle singulière aisance, quel dédain du détail, quelle force à voir vite et finalement et grandement la réalité réelle. Il y a là un œil dont on sent le paroxysme de la puissance. Vers la fin. Hals est un maître. Il a, de plus, à ce moment, un rapport avec quelques peintres français contemporains qui charme. Y aurait-il eu imitation par ces derniers ? Non. Il y aurait à établir comparaison entre les intransigeants et ces œuvres : on y trouverait ce qu’il y a de légitime, de sincère et de neuf dans les recherches des réalistes français.

Autrement dans son ensemble, ce musée frappe aussi par un caractère espagnol qui n’a jamais été remarqué : ces figures, ces hallebardes, drapeaux, panaches, feutres pittoresques, ces étoffes cossues et aristocratiques me rappellent les scènes représentées par Vélasquez.

Il y a autour de moi des figures épanouies d’une fraîcheur de carnation fine qui donnent désir de peindre. Toutes ces têtes qui vivent et palpitent autour de moi se détachent sur un fond sombre d’une clarté et d’une richesse inconnues en pays français.



Amsterdam. — Ronde de nuit — un peu de désillusion. Cependant, après inspection, le charme opère. La vie si intense de Hals lui porte tort ; pourtant, la supériorité du génie l’emporte ; par places, à droite du tableau, c’est superbe — les parties obscures ont noirci, sans nul doute ; peut-être la dimension du tableau dépasse-t-elle celle de la perfection dans la plastique — abstraction faite de la somme de vie sanguine que j’ai vue dans Hals, le tableau a un charme profond et étrange — tout ce qui est dans la demi-ombre est mieux que les personnages du premier plan. Quoi de plus compréhensible dans l’œuvre de ce maître ! Encore une fois, par places, il y a des têtes qui, regardées de loin, prennent une magie magnifique. De la magie, c’est le mot vrai — la qualité de la lumière est féerique et surnaturelle. Suppression faite des deux ou trois personnages qui sont en pleine évidence, le reste est magnifique.

Les Syndics, plus parfaits que La Ronde de Nuit, la Visée moins supérieure. C’est le plus beau Rembrandt que j’ai vu.



Nul maître n’a peint le drame comme Rembrandt. Partout, dans ses moindres esquisses, le cœur humain est en cause.

Rubens a le génie de la mise en scène.


1879, Anvers, 5 Août. — Oserai-je avouer que Rubens parle une langue que je ne comprends pas ! Assurément, La Mise en Croix révèle la puissance de cet esprit dans sa plus grande mesure ; je ne crois pas avoir vu jamais un tel débordement d’action et de vérité de gestes, d’attitudes, d’expression et de variété d’expressions, comme le comporte un si vaste sujet ; jamais une aussi riche invention dans la mise en toile n’a paru aussi intimement soutenue par la profondeur et la beauté touchante de la pensée : le peuple, les bourreaux, les larrons, dont un superbe de force brutale, les enfants, qui, toujours, sont gracieux et charmants comme, d’ailleurs, on les voit dans ce bon peuple de Flandre ; les femmes, toutes natives et vraies dans leur beauté qu’elles ignorent, telle que cette Madeleine infinie que vous voyez au bas de la croix avec les pieds du mort divin sur ses jeunes épaules, et dont la douleur si profonde me ferait dire ici que Rubens sut peindre la Bonté ; tout cela me subjugue et m’anime, je me sens bien en présence d’une supériorité de création réelle et, cependant, je me refuse à ce génie : quelque chose qui m’est absolument contraire m’empêche de le comprendre, de l’aimer.

Rubens, disons-le, est un maître de décadence — on ne dirait pas cela de Rembrandt — il appartient à la période décroissante de l’art ancien, car il n’a rien fait de vraiment neuf et de nouveau. C’est un génie bouillant, plein d’ardeur et d’idées, qui a jeté sa gourme à travers son temps, sur les murs des églises, dans les palais, au milieu des cours et des princes, dont il fut l’ami et le préféré ; il n’a pas souffert ; — rien ne dit — ce long et douloureux martyr d’une mise au jour d’un idéal nouveau. Il n’est pas coloriste — cela peut paraître un paradoxe — mais je ne dirais pas que ces mêmes rouges, ces mêmes bleus, cette enlumination en quelque sorte poncive de chaque objet, chaque étoffe, soit le principal titre de sa gloire. Une simple grisaille de lui contient autant que l’ouvrage définitivement exécuté. C’est qu’il jette, de premier élan, la large idée qu’il s’est faite de la scène qu’il va peindre, c’est qu’il la montre tout d’un trait, venue en sa grandeur, ses masses, sa vérité : il a compris la foule, il l’a vue ; il a peint la Douleur, la Bonté, la Grâce, la Beauté abandonnée des enfants et des femmes ; il a touché, je crois, aux fibres les plus sensibles du cœur humain ; il a, sans doute, toutes les cordes suprêmes de la lyre éternelle sur laquelle les grands hommes ont fait entendre les angoisses de notre destinée ; il a tout cela et n’a pas une ombre, un soupçon de représentation plastique — il n’a ni la ligne, ni le plan, ni la simplicité, ni rien de ce qui est pour la sage et claire et simple présentation des choses. En cela, il a de la parenté avec l’école anglaise ; comme elle, il ne généralise rien par la ligne dont il semble ne point se douter — j’entends la ligne droite, cette abstraction active et décisive, sans laquelle la forme, comme le tableau, n’a point d’organisme. Il dessine en construisant avec une grande force, chaque objet, chaque personne, connaît admirablement tous les jeux des muscles du corps humain. En cela, il est moderne, il prépare ces personnalités du Nord qui, comme Delacroix notamment, expriment la vie des choses beaucoup plus par une réflexion de la nature extérieure dans leur mémoire que par l’observation et l’analyse immédiate du modèle.

Il a toutes ces grandeurs, tous ces dons et leurs richesses, mais il n’a pas souffert ; — c’est peut-être la seule cause de mes refus à le placer parmi les plus grands. Dans le temple d’amour que nous élevons en esprit aux grands hommes, il est deux cycles, deux places distinctes qu’il importe de bien séparer : dans l’une, sont les plus grands maîtres, les voici seuls et souffrants, accablés sous le poids de leur haute infortune.

Où est la limite de l’idée littéraire en peinture ?

On s’entend. Il y a idée littéraire toutes les fois qu’il n’y a pas invention plastique.

Cela n’exclut pas de l’invention, mais une idée quelconque que pourront exprimer les mots, mais alors elle est subordonnée à l’impression produite par les tâches purement pittoresques, et n’y paraît qu’à titre d’accessoire et, en quelque sorte, de superflu. Un tableau ainsi conçu laissera dans l’esprit une impression durable que la parole ne pourra reproduire, à la seule exception d’une parole sous forme d’art, un poème par exemple.

Dans une composition littéraire, nulle impression produite. L’effet réside uniquement dans les idées qu’elle fait naître et qui se produisent surtout par le souvenir. Il n’y a pas alors d’œuvre d’art réelle ; un récit vaut mieux ; c’est de la pure anecdote.

Exemple : il y a une expression autre que simplement plastique dans l’Ange Gabriel, de Rembrandt ; les divers âges de la vie et la manière de sentir le merveilleux ne sont-ils pas rendus avec une infinie délicatesse dans ce vieillard qui tombe comme abîmé dans la divinité ; dans cet adolescent qui admire, mais aussi analyse, regarde, interroge ; en cette femme, qui joint les mains et prie ; en cette autre, plus vieille, qui s’évanouit ; et, plus bas, dans ce chien qui aboie et semble représenter la bête dans son effroi et sa peur ?

Ces nuances, assurément, sont du domaine de la littérature et même de la philosophie, mais on sent bien que tout cela n’est mis qu’à titre d’accessoire et que l’artiste qui a ainsi pensé volontairement ou inconsciemment, n’en a pas fait l’unique condition de son tableau. Et la preuve, c’est que toute cette recherche si touchante et si naïve et profondément vraie aussi, ne paraît qu’après une longue analyse, et que la plupart des spectateurs qui ont été frappés par cette œuvre merveilleuse, étaient sous l’empire d’une impression qui ne venait pas de là : l’unique accent de cette composition sublime est dans la lumière surnaturelle qui illumine et qui dore le messager divin. Là, dans la nature pure et simple du ton et dans les délicatesses du clair-obscur, est le secret de l’œuvre tout entière, invention toute pittoresque, qui incarne l'idée et lui donne, pour ainsi parler, de la chair et du sang. Cela n’a rien à démêler avec l’anecdote.

Presque tous les chefs-d’œuvre de la Renaissance expriment une idée littéraire, et souvent même chez les peintres français, une idée philosophique. L’art uniquement pittoresque est en infériorité, et ce n’est pas sans justesse que la Hollande et l’Espagne n’ont ni l’éclat ni le prestige de l’art italien.



Dimension. Ses Rapports avec le sujet.

On peut voir chez les plus grands maîtres une exubérance dans les moyens dont ils semblent ne pas se rendre compte. Leurs forces les portent trop loin ; très souvent, ils dépassent les limites matérielles en lesquelles ils devraient encadrer leurs pensées : l’exagération dans laquelle ils tombent alors le plus facilement est dans une dimension excessive de la surface peinte ou dessinée. Avant ou après avoir trouvé la mesure exacte pour la représentation de leurs sujets, et même simultanément, il leur arrive de la dépasser, de ne point s’y borner. C’est le génie qui foisonne, et produit des fruits abondants et moins excellents.

Ainsi fit Durer lorsqu’il grava sur bois des dessins si grands qu’ils étaient destinés à la décoration des appartements plus que du livre. Rembrandt, malgré son génie de l’eau-forte, ne put s’empêcher de tenter des planches très grandes ; et il est facile de juger combien celles-ci sont loin de la perfection qui brille dans les planches de dimension ordinaire.

Ainsi, pour les peintres, et plus encore, car il est plus facile dans cet art évidemment moins limité que la gravure, de se laisser aller au charme, à l’appétit de la production en grand.

Les œuvres les plus parfaites ont été produites dans une dimension, que le goût et le raisonnement indiquent : mais ces dimensions qu’un artiste médiocre trouve avec facilité semblent chez les artistes les plus inspirés être plus l’effet du hasard que de leur conscience.

Il serait curieux de chercher quelles ont été les œuvres traitées dans une dimension accomplie, absolue, et de voir à quel degré d’épanouissement elles ont pris jour, chez les divers peintres.

Chez Bresdin, même extravagance : il crée le dessin à la plume, mais à côté d’œuvres si belles, on en voit qui gagneraient à être traitées plus en petit. Sur la pierre, il ne se modère pas davantage : dans les grandes épreuves, il n’y a plus de rapport entre la finesse, la délicatesse du détail et la surface d’ensemble que l’œil doit envelopper.

Il est infiniment plus beau dans les petites lithographies, où son génie, essentiellement minutieux et profond, s’exerce rationnellement et trouve des accents qui sont d’accord avec les ordonnances esthétiques et plastiques de son œuvre[2].



1881. — Un groupe de quelques barbares sublimes, arrivés de la Terre de Feu, êtres fiers, hautains, cruels, puissants et grotesques, m’a donné comme un rêve de la vie primitive, la nostalgie de la vie pure et simple des commencements. Je n’ai jamais senti avec autant de force, l’écart que fait notre propre nature entre la bête qui rampe et notre fin plus haute. Ils ont les signes de notre grandeur ; elle éclate en leurs yeux et gestes, avec plus de force que dans l’homme civilisé. C’est l’animal dans la toute-puissance de son instinct, la certitude, la beauté non corrompue de sa plastique ; car ils sont moulés dans le bronze antique, ces membres si fermes et si fins : de délicates attaches achèvent ces extrémités parfaites, où il ne brille aucun bijou, aucune erreur à la vue.

Et, cependant, pour qui les observe, il est facile de comprendre l’état relatif de leur perfection, à eux aussi : ils s’assemblent et parlent bas, avec mystère, comme par crainte d’être surpris dans cet échange secret de leurs idées. Ils ne parlent, assurément, que pour dire quelque chose qui leur est de première importance : ces regards qu’ils jettent sur nous expriment aussi bien la supériorité que la sauvagerie ; nulle crainte n’y paraît, d’ailleurs. Celui-ci, couché le long de la terre, le menton sur les deux poings, suit de l’œil, jusque fort loin, un homme civilisé qui passe. Dans le dédain qu’il ressent, sa curiosité ne lui donne pas surcroît d’un plus grand effort, car il reste immobile et tourne ses regards vers un autre objet humain qui est à sa portée, sans que son corps ni sa tête ne bougent.

Un riche financier, actionnaire du jardin sans doute, entre dans le cercle grillé qui les enferme. Les sauvages regardent avec obstination le ruban rouge qui pare sa boutonnière, tandis que je les compare. Est-il laid ce vieux bourgeois ; sont-ils beaux ces sublimes enfants de la vie polaire ! Leur nudité sort de la terre comme une fleur de l’Inde, épanouie, luxuriante, harmonieuse et immobile, dans la splendeur de sa vie radieuse et muette. Il faudrait voir ces chairs rigides encadrées de lianes, à l’ombre de la forêt vierge, ou s’étalant sur le sable d’or des grèves désertes et immaculées.

Quel poème qu’un organisme aussi parfait, sortant des boues primitives pour bégayer à côté de nous les premières strophes d’un hymne universel !



  1. Journal écrit à Uhart (Basses-Pyrénées) en 1878
  2. Ecrit pendant un voyage en Hollande.