À soi-même : Journal (1867-1915)/Confidences d’Artiste


Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 11-30).


CONFIDENCES D’ARTISTE


À Monsieur A. BONGER
en bonne amitié


J’ai fait un art selon moi. Je l’ai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible, et, quoi qu’on en ait pu dire, avec le souci constant d’obéir aux lois du naturel et de la vie.

Je l’ai fait aussi avec l’amour de quelques maîtres qui m’ont induit au culte de la beauté. L’art est la Portée Suprême, haute, salutaire et sacrée ; il fait éclore ; il ne produit chez le dilettante que la délectation seule et délicieuse, mais chez l’artiste, avec tourment, il fait le grain nouveau pour la semence nouvelle. Je crois avoir cédé docilement aux lois secrètes qui m’ont conduit à façonner tant bien que mal, comme j’ai pu et selon mon rêve, des choses où je me suis mis tout entier. Si cet art est venu à l’encontre de l’art des autres (ce que je ne crois pas), il m’a fait cependant un public que le temps maintient, et jusqu’à des amitiés de qualité et de bienfait qui me sont douces et me récompensent.

Les notes que je formule ici aideront plus à la compréhension de cet art que tout ce que je pourrais dire de mes concepts et de ma technique. L’art participe aussi des événements de la vie. Ceci sera la seule excuse de parler uniquement de moi.

Mon père me disait souvent : « Vois ces nuages, y discernes-tu, comme moi, des formes changeantes ? » Et il me montrait alors, dans le ciel muable, des apparitions d’êtres bizarres, chimériques et merveilleux. Il aimait la nature et me parlait souvent du plaisir qu’il avait ressenti dans les savanes, en Amérique, dans les vastes forêts qu’il défrichait, où il se perdit une fois durant des jours, de l’existence courageuse et quasi sauvage qu’il y mena jeune, hasardeux de fortune et de liberté.

Du récit qu’il nous faisait ainsi en famille de ses entreprises et de ses actes d’alors (il fut colon, il eut des nègres), il m’apparaissait comme un être impérieux, indépendant de caractère et même dur, devant qui j’ai toujours tremblé. Bien qu’aujourd’hui, à lointaine et confuse distance, et avec tout ce qui reste de lui dans mes yeux, je vois bien au fond des siens, qui facilement s’humectaient aussi de larmes, une sensibilité miséricordieuse et douce que ne réprimaient guère les dehors de sa fermeté.

Il était grand, droit et fier, avec beaucoup de distinction native. Né dans les environs de la petite ville de Libourne, où quelques villages et maintes familles portent notre nom, il était parti jeune pour la Nouvelle-Orléans, au moment des guerres du premier Empire, fils aîné d’une famille aisée, mais appauvrie par les duretés du temps. Son ambition était d’y acquérir de la fortune pour revenir au foyer natal afin d’y mettre une aisance atteinte et qui n’y était plus.

Il nous a confié bien des fois qu’il débarqua là-bas sans ressources, et qu’il dût faire, pour parer aux besoins matériels immédiats, divers métiers d’expédient, que la chance toujours accompagnait. Après avoir exploré et défriché des forêts, il devint rapidement possesseur d’une fortune assez grande, se maria avec une Française, et quelque cinq ou six années après son mariage, dut songer à revenir en France, moi déjà conçu, et presque à naître, second fruit de son union.

Les voyages sur mer étaient alors longs et hasardeux. Il paraît qu’à ce retour le mauvais temps ou des vents contraires risquèrent d’égarer sur l’océan le navire qui portait mes parents ; et j’eusse aimé, par ce retard, le hasard ou le destin, naître au milieu de ces flots que j’ai depuis contemplés souvent, du haut des falaises de la Bretagne, avec souffrance, avec tristesse : un lieu sans patrie sur un abîme.

C’est quelques semaines après le retour que je vins au monde, à Bordeaux, le 20 avril 1840.

Je fus porté en nourrice à la campagne, dans un lieu qui eut sur mon enfance et ma jeunesse, et même sur ma vie, hélas ! beaucoup d’influence[1]. C’était alors bien désert et sauvage ; les lieux ont changé ; je vous parle de ce qui fut. On y allait alors en diligence et même en voiture à bœufs, locomotion monotone, d’une lenteur paisible et engourdissante. Mais l’esprit libre, les yeux dispos, on s’allongeait sur le banc du char pour ne plus voir que le déroulement du paysage, doucement, délicieusement, à peine remué sur place, en état fixe de suggestive contemplation.

On traversait ainsi sans bruit, ni les surexcitations d’un voyage d’aujourd’hui, et même sans fatigue, la route longue et triste qui s’allonge indéfiniment de Bordeaux à Lesparre, droite et seule, coupant des landes sans fin de sa ligne uniforme et haute de beaux peupliers. La vue s’y étend jusqu’à l’horizon, par-delà des genêts, ainsi que sur un océan de terre, un infini. Mais sans y ressentir l’effroi des solitudes de la Bretagne, ni la désolation de ses grèves, ni la mélancolie de leurs échos. On dirait que, dans l’air celtique, il s’est accumulé un long dépôt de l’âme humaine, pleine de jours et de temps, comme un esprit des choses, de légende aussi. Elle y chante ses chœurs qui sont la substance même de tout le peuple, de son passé, de son génie, la permanente évocation de ses tourments et de ses désirs.

Dans la région dont je vous parle, située entre les vignes du Médoc et la mer, on y est seul. L’océan, qui couvrait autrefois ces espaces déserts, a laissé dans l’aridité de leurs sables un souffle d’abandon, d’abstraction. De loin en loin, un groupe de quelques pins, faisant entendre un continuel bruissement de tristesse, entoure et désigne un hameau, ou quelque parc pour des moutons. C’est une sorte d’oasis autour de laquelle de tranquilles bergers dessinent, avec de hautes échasses, leur étrange silhouette sur le ciel. Ces petits villages n’ont point d’églises. Partout l’humanité qu’on y trouve semble s’anéantir, éteinte et dissoute, chacun les yeux navrés, dans l’abandon de soi-même et du lieu.

C’est à travers ces arides plaines que j’ai passé la première fois enfant, avant l’éveil de ma conscience, presqu’en deçà de ma vie, j’avais deux jours.

Je les ai traversées bien des fois depuis : les bœufs furent remplacés par des chevaux, ceux-ci par le fer dur sur les voies et les engins du monde moderne — je ne récrimine pas. Il reste toujours là l’esprit de l’espace et des lieux déserts, et le bruissement harmonieux des pins sous le vent du large, et les bruyères, et le silence et l’admirable éclat de la lumière dans le clair azur.

Sur la lisière de cette lande, longeant le beau fleuve, s’allonge, étroit et resserré de vignes, le Médoc, avec ses résidences nettes, ses chemins étroits, son luxe de culture traditionnelle, où la terre est comme souveraine de tous les hommes riches ou infortunés.

Le vin, qui la fit autrefois célèbre, domine tous les espoirs des habitants qui lui sacrifient tout de leurs ressources ou de leur labeur. Mais il vient ou ne vient pas. Et pendant les années de disette, l’homme reste quand même assujetti au joug de sa culture. Domination mystérieuse. Il semblerait que ceux qui s’attachent ainsi à la terre, sous un pouvoir occulte, travaillent obscurément, mais bienfaisamment, à la durée nécessaire de ses sucs ; sorte de loi rétributive fixée à leur insu pour la délectation des êtres.

Je bénis ceux qui restent encore attachés à la culture de cette liqueur de vie qui nous verse encore à l’esprit un peu d’optimisme. Elle est un des ferments de l’esprit français ; elle est aussi la liqueur du rêve ; elle exalte jusqu’à la mansuétude.

Dans ces régions du Médoc, mon père était possesseur d’un ancien domaine entouré de vignes et de terres incultes, avec de grands arbres, des genêts toujours, des bruyères tout près du château. Lorsque j’étais enfant, on ne voyait au delà du seuil que des terrains vagues garnis de ronces, de fougères, et des restes de larges allées plantées d’ormeaux et de chênes, routes abandonnées, à demi sauvages, qu’on réservait autrefois pour le service de tout domaine : un reste de solennelle grandeur, décor naturel, sans convention et sans lignes, taillé sans pénurie à larges coupes, en plein bois ou forêt vierge peut-être, à travers des terres qu’on ne mesurait pas.

Je fus confié là, dans ce vieux manoir, au sortir de la nourrice, à la garde d’un vieil oncle, régisseur alors du domaine, et dont la physionomie débonnaire aux yeux bleus tient grande place dans les souvenirs de mon enfance.

Si j’interroge ces souvenirs autant qu’il est possible de faire renaître des états lointains d’une conscience aujourd’hui défunte, et par les changements de sa survie, je me vois alors triste et faible. Je me vois regardeur prenant plaisir au silence. Enfant, je recherchais les ombres ; je me souviens d’avoir pris des joies profondes et singulières à me cacher sous les grands rideaux, aux coins sombres de la maison, dans la pièce de mes jeux. Et au dehors, dans la campagne, quelle fascination le ciel exerça sur moi !

Très tard aussi, longtemps après — je n’ose dire à quel âge, car vous me traiteriez d’homme incomplet — j’ai passé des heures, ou plutôt tout le jour, étendu sur le sol, aux lieux déserts de la campagne, à regarder passer les nuages, à suivre, avec un plaisir infini, les éclats féeriques de leurs fugaces changements. Je ne vivais qu’en moi, avec une répulsion pour tout effort physique.

Les sensations reçues et dont il me reste un souvenir lointain sont celles de mes jeux avec les petits enfants de la maison, au milieu desquels on me laissait fort libre. Période confuse, d’où la mémoire me sert assez mal, et qui ne refléterait d’ailleurs ici que peu de chose, sinon les ébats éternels de l’enfance, loin des contraintes de la ville et de ses gênes.

J’étais tranquille, point batailleur, inhabile aux entreprises des vagabondages par les champs où les autres me conduisaient. J’étais plutôt confiné dans les cours ou le jardin, et occupé de jeux paisibles.

J’étais d’ailleurs maladif et débile, entouré toujours de soins ; on avait prescrit de m’éviter les fatigues cérébrales.

Je fis à sept ans un séjour à Paris durant une année, et je me souviens des grandes promenades avec la vieille bonne qui m’accompagnait. Je vis à cet âge les musées. Une empreinte en ma mémoire est restée des tableaux de drames ; je n’ai dans les yeux que des représentations de la vie violente, à l’excès ; cela seul me frappa.

J’ai dit une enfance maladive, et c’est la raison pour laquelle je fus mis tard à l’école, à onze ans, je crois. Cette période est la plus triste et la plus lamentable de ma jeunesse. Externe cependant ; mais je ne me vois que tardif aux classes, travaillant avec un effort qui m’attristait. Que de larmes j’ai versées sur des livres d’ennui que l’on me prescrivait d’apprendre mot à mot. Je crois pouvoir dire que de onze à dix-huit ans, je n’ai ressenti que de la rancœur d’études.

Elles furent inégales, sans suite, sans méthode, faites dans deux pensions de Bordeaux, peu de latin. Je ne revivais et n’étais heureux que les jours de sortie, durant lesquels je m’occupais. J’avais copié les lithographies d’alors selon les premiers modes de la hachure. J’en ai conservé quelques-unes. Ces vieux documents d’un premier âge, loin de me faire heureusement tressaillir, ne me donnent aujourd’hui que le frisson, comme la répercussion d’un spleen lointain, redevenu réel par ces images.

Rien de particulier autrement.

La grande émotion est à l’heure de ma première Communion, sous les voûtes de l’église Saint-Seurin ; les chants m’exaltent ; ils sont vraiment ma première révélation de l’art, outre la bonne musique que j’avais déjà beaucoup entendue en famille.

Ainsi pareillement jusqu’à l’adolescence, la divine adolescence. État d’esprit perdu à jamais ! Je fus le visiteur radieux des églises, le dimanche, ou bien je m’approchais au dehors des absides, sous l’attirance irrésistible des chants divins.

J’allais de préférence dans les pauvres quartiers de la banlieue où les temples sont populeux, la piété plus naturelle et vraie. Ce sont là des heures dont je me souviens comme ayant ressenti une vie à son comble, haute et suprême, inouïe. Etait-ce par l’art ? Etait-ce de communion avec le peuple que j’aimais, ou de la foule que j’aime encore ? J’ai retrouvé depuis dans Beethoven de suprêmes joies, mais elles me semblent diminuées de tout ce que l’humanité y cumule et la change : nous mêlons à la neuvième symphonie notre triste joie. Celle issue des chants sacrés me révélait entièrement alors un infini sans mélange, découvert comme un absolu réel, le contact même de l’au-delà.

Vers l’âge de quinze ans, on me donna pour le dessin un professeur libre, chez qui j’allais travailler les jours de sortie. Il était aquarelliste distingué, et très artiste. Son premier mot — je m’en souviendrai toujours — fut de m’aviser que je l’étais moi-même et de ne me permettre jamais de donner un seul trait de crayon sans que ma sensibilité et ma raison ne fussent présentes. Il me fit faire des études, qu’il appelait études sur nature, où je ne devais traduire que ce qui m’était motivé par les lois de la lumière et de la statique. Il avait horreur de ce qui s’exécute de pratique. Il apportait dans l’analyse des copies qu’il me faisait faire un sens pénétrant et subtil des procédés, une clairvoyance à les décomposer et les expliquer, qui m’étonnaient beaucoup alors, et que je comprends aujourd’hui. Il possédait des aquarelles des maîtres anglais qu’il admirait beaucoup. Il me fit faire des copies.

Très indépendant, il me laissait aller à mes sympathies. Il considérait comme un bon augure les frissons et les fièvres que me donnaient les toiles exaltées et passionnées de Delacroix. En ce temps-là, il y avait en province des expositions ouvertes à des envois nombreux des grands artistes. C’est ainsi que je pus voir à Bordeaux des œuvres de Millet, Corot, Delacroix, les débuts de Gustave Moreau. Mon professeur me parlait devant elles en poète qu’il était, et ma ferveur en redoublait. Je dois à mon enseignement libre beaucoup des premières poussées de mon esprit, les meilleures sans doutes, les plus fraîches, les plus décisives ; et je crois bien qu’elles valurent pour moi beaucoup mieux que l’enseignement d’une école d’État.

Lorsque, plus tard, j’allai à Paris pour tendre mon effort à l’étude plus complète du modèle vivant, il était tard, heureusement ; le pli était fait. Je ne me suis guère départi, depuis, des influences de ce premier maître romantique et enthousiaste, pour qui l’expression était tout, et l’effet une attirance ou subterfuge d’art indispensable. C’est avec lui que j’ai connu la loi essentielle de création ; j’entends la loi de constitution, ses mesures, ses rythmes, cet organisme d’art qui ne peut être appris par règles ni formules, mais qui se transmet et se communique par la communion du maître à l’élève ensemble au travail. Le bon démon me prit ainsi. Quand ce sens me fut révélé, j’eus hâte de me laisser aller à la joie de m’épancher en des esquisses. Et c’était vraiment un effort de raison, de devoir, presque de vertu, quand il fallait me mettre à l’étude objectivement ; je préférais tenter la représentation des choses imaginaires qui me hantaient et où j’échouai infructueusement au début. J’en fis cependant beaucoup : paysages, batailles, évocations d’êtres épars dans des plaines rocheuses, tout un monde de désespérance, noires fumées du romantisme qui m’embrumaient encore.

Je fis aussi des dessins d’après des estampes, ceux-ci avec un réel plaisir. S’il m’était permis de recommencer aujourd’hui mon éducation de peintre, je crois que je ferais beaucoup, pour la croissance et le plus grand développement de mes facultés, des copies du corps humain ; je le disséquerais, l’analyserais et le modèlerais même, pour le reconstituer aisément de mémoire à profusion. D’études de l’ossature, j’en fis beaucoup. On ne reconnaît la nécessité de cette science que plus tard. À soixante ans, Delacroix disait que, s’il recommençait sa carrière, il n’étudierait que le squelette (c’est bien l’aveu d’un peintre imaginatif) ; il venait pour la première fois d’en posséder un. On dit que Michel-Ange se mit délibérément à l’étude de l’anatomie à l’âge de trente ou quarante ans. Quelle mystérieuse aventure que de venir au monde ainsi fait, inconscient du mode de développement de ses propres virtualités, et de provoquer en quelque sorte l’éveil de sa certitude, la connaissance de sa propre source et de sa force, à travers les mille périls des influences du milieu et du temps, ou des formules de la pédagogie ambiante !

J’ai gardé un souvenir tendre et pieux de mon maître et des heures ferventes d’étude et de douceur passées en son atelier (j’avais quinze à dix-huit ans), un atelier entouré à profusion des fleurs d’un jardin hors ville, dans le silence de la solitude, et sous le jour d’une large baie donnant lumière à la lisière d’un petit bois.

Plus tard, lors de mes venues à Paris, et au retour, je vis toujours ce professeur aimé parce que visiblement il adorait l’art, la musique, les beaux livres : il en parlait avec une flamme où se consumait sa substance. Mais lui, s’étant retiré de Paris et de ses fatigues avec quelques déboires, il me revoyait affectueusement avec inquiétude. Considérant la lenteur où me tenaient d’infructueux essais, il me conseillait de produire beaucoup, et quand même, pour faire, disait-il, ma "trouée". Il pensait qu’à trente ans c’était bien tard pour donner le premier fruit. Il avait peut-être raison à l’égard de certains autres ; il se trompait pour moi. Je me cherchais encore à cet âge.

J’étais aussi lié d’amitié avec Armand Clavaud, botaniste qui fit plus tard des travaux de physiologie végétale. Il travaillait dans l’infiniment petit. Il cherchait — je ne sais trop vous dire — sur les confins du monde imperceptible, cette vie intermédiaire entre l’animalité et la plante, cette fleur ou cet être, ce mystérieux élément qui est animal durant quelques heures du jour et seulement sous l’action de la lumière. Clavaud était extraordinairement doué. Nature de savant autant qu’artiste (ce qui est rare), toujours apitoyé sur les révélations du microscope, toujours à ses collections d’herbiers qu’il visitait, soignait et classait sans cesse, il s’adonnait encore avec passion à la lecture et à des recherches littéraires, avec une érudition éclairée. Ainsi, il avait pu former dans le silence, les difficultés et l’isolement de la vie de province, une bibliothèque qui ne comptait que les chefs-d’œuvre, ceux des littérateurs de tous les temps. Il me parlait des poèmes indous, qu’il admirait et adorait par-dessus tout, et qu’il se procurait onéreusement, en s’imposant des privations dans sa pauvreté. Très avisé, il était au courant de tout. Lorsque parurent les premiers livres de Flaubert, il me les désignait déjà avec clairvoyance. Il me fit lire Edgar Poe et Baudelaire, Les Fleurs du Mal, à l’heure même de leur apparition. Il professait pour Spinoza une admiration quasi religieuse. Il avait une manière de prononcer ce nom avec une sensibilité et une douceur dans la voix qu’on ne pouvait entendre sans émotion.

Dans les arts plastiques, il goûtait la vision sereine de la Grèce autant que le rêve expressif du moyen âge. Delacroix, dont la peinture rencontrait encore beaucoup de réfractaires, était défendu par lui avec véhémence ; et j’entends encore la démonstration qu’il me faisait de ce sens de la vie et de la passion qu’il y sentait, me parlant de l’irradiation vitale qui s’épand des attitudes de ses guerriers, amants ou héros ; de la vie passionnelle, en un mot, qu’il y voyait et qu’il comparait au génie de Shakespeare, me disant qu’un seul mot des dialogues du dramaturge anglais dessine immédiatement en entier le personnage. De même chez Delacroix : une main, un bras aperçus dans un fragment de la scène traduisent aussi toute la personne.

Ah ! cette main dramatique et disproportionnée du père de Desdémone, et qui maudit ! Combien souvent m’en a-t-il montré avec exaltation la beauté, la légitimité de sa déformation. Le style de cette main, en sa hardiesse, fut, je crois bien, l’initiale essence et la cause de beaucoup de mes premiers travaux.

Je dois donc aux entretiens de cet ami, d’une intelligence si lucide, les premiers exercices de mon esprit et de mon goût, les meilleurs, peut-être, bien qu’il envisageât avec crainte les essais infructueux que je tentais alors dans mon art. Il me préférait occupé de lectures, peut-être à écrire, je ne sais.

Je le vis toujours lui aussi plus tard, lors de mes venues à Paris. Il était, quand je revenais à Bordeaux, mon refuge. Lorsqu’il mourut il y a quelques années, je sentis, soudain, qu’un appui me manquait. Sa mort me laissa un malaise. Je fus dans un litige, litige douloureux et sans issue devant l’inexorable. Je voudrais maintenant lui donner ma pensée résolue, et plus sûre qu’autrefois. Il ne connut de moi que la sensibilité d’un être flottant, contemplatif, tout enveloppé de ses rêves. Lui, plus âgé que moi, dont l’instruction était forte et solidifiée de sciences, malgré son idéalisme, il était comme un bloc ; je l’écoutais.

Voici quelques paroles de lui que j’ai notées :

« Le beau est l’évolution libre, aisée de la force (force considérée ici comme bienfaisante). »

« Le laid est le triomphe de l’obstacle, ou le triomphe de la force malfaisante. »

« Il y a l’élément statique et l’élément dynamique ; la beauté peut être calme et représenter le repos ou bien représenter le mouvement et la vie. »

« Si je dis que le beau est le libre essor de la vie, la définition n’est point rigoureusement juste, parce que si je regarde un soleil couchant, une belle ligne de montagnes, ces objets ne sont pas vivants dans la parfaite acception du mot : le mot force convient mieux à la définition, le terme est plus général. »

« Le sublime est une évolution de la force bienfaisante mêlée à l’idée de réussite, de bien général, de justice. »

« L’apothéose (ou faux sublime) est l’essor de la personne humaine, dans un sens personnel, égoïste, limitée dans le moi : c’est du pur égoïsme. »

« Le sublime est de l’altruisme ; l’apothéose est le contraire. »

« Il y a une subordination dans les divers modes de la beauté. Une œuvre d’art est d’autant plus belle qu’elle a d’importance dans la durée et l’espace. »

« La grâce est la beauté du mouvement. »

Je vous parle toujours là de ma jeunesse. À dix-sept ans, j’entrepris, avec peu de foi et seulement au gré de mes parents, l’étude de l’architecture. J’ai travaillé journellement chez un architecte de talent, quelque temps aussi chez Lebas. J’ai fait beaucoup de géométrie descriptive, des masses d’épures, toute une préparation en vue de l’Ecole dite des Beaux-Arts, où j’ai échoué dans les examens oraux.

Mais rien n’est perdu dans une étude ; je crois devoir beaucoup, comme peintre, à celle que je fis comme aspirant architecte, des projections des ombres qu’un professeur éclairé me fit faire avec une attention méticuleuse, appuyant l’abstraction de la théorie et des démonstrations sur des corps tangibles, et me proposant, dans les problèmes à résoudre, des cas spéciaux d’ombres projetées sur des sphères, ou autres solides. Cela m’a servi plus tard : j’ai plus aisément rapproché l’invraisemblable du vraisemblable, et j’ai pu donner de la logique visuelle aux éléments imaginaires que j’entrevoyais.

En somme je me suis fait seul, comme j’ai pu, et parce que je ne trouvais pas, dans l’enseignement que j’essayais de recevoir, mon vrai régime.

J’ai fait de la sculpture durant une année à Bordeaux, dans l’atelier particulier du professeur de la ville. J’ai touché là cette matière exquise, douce et souple qu’est la terre glaise, en m’essayant à des copies de morceaux antiques.

Ici, à l’Ecole dite des Beaux-Arts, à l’atelier X…[2]. je fis un grand effort dans l’application à rendre des formes ; ces efforts furent vains, inutiles, sans portée ultérieure pour moi. Je puis vous le confier aujourd’hui, après avoir réfléchi sur mes facultés et mes pouvoirs au cours de ma vie entière, j’étais mû, en allant à l’Académie, par le désir sincère de me ranger à la suite des autres peintres, élève comme ils l’avaient été, et attendant des autres l’approbation et la justice. Je comptais sans la formule d’art qui devait me conduire, et j’oubliais aussi mon propre tempérament. Je fus torturé par le professeur. Soit qu’il reconnût la sincérité de ma disposition sérieuse à l’étude, soit qu’il vît un sujet timide de bonne volonté, il cherchait visiblement à m’inculquer sa propre manière de voir et à faire un disciple — ou à me dégoûter de l’art même. Il me surmena, fut sévère ; ses corrections étaient véhémentes à tel point que son approche à mon chevalet éveillait chez mes camarades une émotion. Tout fut vain.

Il me préconisait d’enfermer dans un contour une forme que je voyais, moi, palpitante. Sous prétexte de simplification (et pourquoi ?), il me faisait fermer les yeux à la lumière et négliger la vision des substances. Je n’ai jamais pu m’y contraindre. Je ne sens que les ombres, les reliefs apparents ; tout contour étant sans nul doute une abstraction. L’enseignement qu’on me donna ne convenait pas à ma nature. Le professeur eut de mes dons naturels la plus obscure, la plus entière méconnaissance. Il ne me comprit en rien. Je voyais que ses yeux volontaires étaient clos devant ce que voyaient les miens. Deux mille ans d’évolution ou de transformation dans la manière de comprendre l’optique sont d’ailleurs peu de chose à côté de l’écart créé par nos deux âmes contraires. J’étais là, jeune, sensible et fatalement de mon temps, à écouter je ne sais quelle rhétorique issue on ne sait comment des œuvres d’un certain passé. Ce professeur dessinait avec force une pierre, un fût de colonne, une table, une chaise, un accessoire inanimé, un roc et toute la nature inorganique. L’élève ne voyait que l’expression, que l’expansion du sentiment triomphant des formes. Impossible lien entre eux deux, impossible union ; soumission qui eût amené l’élève à être un saint, ce qui était impossible.

Peu d’artistes ont dû souffrir ce que j’ai vraiment souffert dans la suite, doucement, patiemment, sans révolte, pour me ranger, ainsi que les autres, dans la lignée ordinaire. Les envois au Salon qui suivirent cet enseignement, ou plutôt, cet égarement d’atelier eurent, vous le pensez bien, le même sort que mes travaux d’élève. J’ai persévéré dans cette impasse trop longtemps ; la conscience d’une conduite ne m’était point encore venue. On m’a fait, par cet éloignement où l’on m’a laissé, distinct des autres et indépendant. J’en suis fort heureux aujourd’hui. Il y a toute une production, toute une sève d’art qui circule maintenant hors des ramures de l’organisme officiel. J’ai été amené à l’isolement où je suis par l’impossibilité absolue de faire autrement l’art que j’ai toujours fait. Je ne comprends rien à ce que l’on appelle des "concessions" ; on ne fait pas l’art qu’on veut. L’artiste est, au jour le jour, le réceptacle de choses ambiantes; il reçoit du dehors des sensations qu’il transforme par voie fatale, inexorable et tenace, selon soi seul. Il n’y a vraiment production que lorsqu’on a quelque chose à dire, par nécessité d’expansion. Je dirai même que les saisons agissent sur lui ; elles activent ou amortissent sa sève : tel effort, tel essai tenté hors de ces influences que les tâtonnements et l’expérience lui révèlent, sont infructueux pour lui, s’il les néglige.

Je crois avoir eu le souci de la conduite de mes facultés ; je me suis cherché avec conscience sous les éveils et la croissance de ma propre création, et dans le désir de la présenter parfaite, c’est-à-dire entière, autonome, ainsi qu’elle devait l’être pour elle-même. Mais avais-je un tempérament de dessinateur ou de peintre ? A quoi bon le chercher maintenant ? Le discernement assez vain qu’a fait la pédagogie de ces deux modes importe assez peu. Cependant, par analyse, nous les distinguons. La pratique du dessin me vint plus tard, appelée par la volonté, lentement, presque douloureusement. J’entends ici par dessin le pouvoir de formuler objectivement la représentation des choses ou des personnes selon leur caractère en soi. J’y ai toujours tendu à titre d’exercice, et parce qu’il est nécessaire d’évoluer dans l’élément le plus essentiel de l’art qu’on exerce ; mais j’obéissais aussi aux incitations de la ligne seule — de même que je cédais au charme du clair-obscur. Je me suis encore efforcé de réaliser par le menu, avec la plus grande part de détails visibles, et avec relief, un morceau, un détail fragmentaire. C’était l’étude qui m’attirait le plus sans me préoccuper de son utilité. Ces fragments m’ont servi bien des fois depuis, à reconstituer des ensembles, et même à en imaginer. C’est là le mystérieux chemin de l’effort, et du produit, dans l’acheminement d’une destinée. Il est quelquefois décisif, et très déterminé chez les uns ; il fut souvent troublé et inquiet chez moi ; mais jamais je ne perdis de vue une fin plus haute et n’ai résisté aux attirances que je sentais venir des autres arts. Je fus un fidèle écouteur aux concerts; j’ai eu constamment dans la main un beau livre.

Mon aptitude contemplative me rendit douloureux mes efforts vers une optique. À quel moment suis-je devenu objectif, c’est-à-dire assez regardeur des choses, assez voyant de la nature en soi, pour aller à mes fins et m’approprier des formes visibles ? Ce fut vers 1865. Nous y étions en plein naturalisme d’avant-garde ; Courbet étalait à plein couteau de la vraie peinture. Ce classique méconnu faisait fermenter la jeunesse vraiment peintre. Millet bousculait aussi l’esprit des mondains en dessinant le paysan en sabots et la rusticité de sa vie rase et passive. J’avais un ami qui m’initiait, en théorie et par l’exemple, à toutes les sensualités de la palette. Il fut pour moi comme le pôle opposé ; de là des discussions sans fin. Nous faisions ensemble du paysage où je m’efforçais cependant à la représentation du ton réel. J’ai réussi des études à ce moment-là qui sont sans aucun doute de la peinture, incontestablement.

Ce compagnon de ma jeunesse indépendante me fut profitable, et la vie, avec ses hasards, ses duretés, ses offenses à nos goûts par les dures obligations de la nécessité, l’éloigna plus tard de la peinture. Combien d’autres encore pleins de dons naturels, vont se perdre et se fondre ainsi à la suite des hommes quelconques ! Nous naissons tous avec un autre homme en nous, en puissance, que la volonté maintient, cultive et sauve — ou ne sauve pas. On ne sait point, on ne saura jamais, ce qui fait que celui-ci devient un artiste, cet autre un financier, ou un fonctionnaire, bien que partis ensemble, auréolés des mêmes virtualités. C’est là un point insondable, irréductible. La fortune ou la pauvreté n’y sont pas un obstacle : on a son âme partout ; on dispose d’une matière partout. C’est affaire de conduite intérieure, hors des faiblesses de la vanité ou des égarements de l’orgueil. Il y a des artistes de génie dans la misère, il y en a d’autres dans l’opulence. La fin d’une destinée est en soi-même ; elle suit des chemins cachés que le monde ne sait pas ; ils sont remplis de fleurs ou d’épines.

Qu’est-ce qui me rendit, au début, la production difficile et la fit si tardive ? Serait-ce une optique ne concordant pas avec mes dons ? Une sorte de conflit entre le cœur et la tête ? — je ne sais.

Toujours est-il qu’à mes commencements j’ai toujours tendu vers la perfection, et, le croirait-on, la perfection dans la forme. Mais laissez-moi vous dire maintenant que nulle forme plastique, j’entends perçue objectivement, pour elle-même, sous les lois de l’ombre et de la lumière, par les moyens conventionnels du "modelé", ne saurait être trouvée en mes ouvrages. Tout au plus ai-je tenté souvent, au début, et parce qu’il faut autant que possible tout savoir, de reproduire ainsi des objets visibles selon ce mode d’art de l’optique ancienne. Je ne le fis qu’à titre d’exercice. Mais je vous le dis aujourd’hui, en toute maturité consciente, et j’y insiste, tout mon art est limité aux seules ressources du clair-obscur et il doit aussi beaucoup aux effets de la ligne abstraite, cet agent de source profonde, agissant directement sur l’esprit. L’art suggestif ne peut rien fournir sans recourir uniquement aux jeux mystérieux des ombres et du rythme des lignes mentalement conçues. Ah ! eurent-ils jamais plus haut résultat que dans l’œuvre du Vinci ! Il leur doit son mystère et la fertilité des fascinations qu’il exerce sur notre esprit. Ils sont les racines des mots de sa langue. Et c’est aussi par la perfection, l’excellence, la raison, la soumission docile aux lois du naturel que cet admirable et souverain génie domine tout l’art des formes ; il le domine jusque dans leur essence ! « La nature est pleine d’infinies raisons qui ne furent jamais en expérience », écrivait-il. Elle était pour lui, comme assurément pour tous les maîtres, la nécessité évidente et l’axiome. Quel est le peintre qui penserait autrement ?

C’est la nature aussi qui nous prescrit d’obéir aux dons qu’elle nous a donnés. Les miens m’ont induit au rêve ; j’ai subi les tourments de l’imagination et les surprises qu’elle me donnait sous le crayon ; mais je les ai conduites et menées, ces surprises, selon des lois d’organisme d’art que je sais, que je sens, à seule fin d’obtenir chez le spectateur, par un attrait subit, toute l’évocation, tout l’attirant de l’incertain, sur les confins de la pensée.

Je n’ai rien dit, non plus, qui ne fût grandement pressenti par Albert Durer dans son estampe : "La Mélancolie". On la croirait incohérente. Non, elle est écrite, elle est écrite selon la ligne seule et ses puissants pouvoirs. Grave et profond esprit qui nous berce, là, comme aux accents pressés et touffus d’une fugue sévère. Nous ne chantons après lui que des motifs écourtés, de quelques mesures.

L’art suggestif est comme une irradiation des choses pour le rêve où s’achemine aussi la pensée. Décadence ou non, il est ainsi. Disons plutôt qu’il est croissance, évolution de l’art pour le suprême essor de notre propre vie, son expansion, son plus haut point d’appui ou de maintien moral par nécessaire exaltation.

Cet art suggestif est tout entier dans l’art excitateur de la musique, plus librement, radieusement ; mais il est aussi le mien par une combinaison de divers éléments rapprochés, de formes transposées ou transformées, sans aucun rapport avec les contingences, mais ayant une logique cependant. Toutes les erreurs de la critique commises à mon égard, à mes débuts, furent qu’elle ne vit pas qu’il ne fallait rien définir, rien comprendre, rien limiter, rien préciser, parce que tout ce qui est sincèrement et docilement nouveau — comme le beau d’ailleurs — porte sa signification en soi-même.

La désignation par un titre mis à mes dessins est quelquefois de trop, pour ainsi dire. Le titre n’y est justifié que lorsqu’il est vague, indéterminé, et visant même confusément à l’équivoque. Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé.

Ils sont une sorte de métaphore, a dit Remy de Gourmont, en les situant à part, loin de tout art géométrique. Il y voit une logique imaginative. Je crois que cet écrivain a dit en quelques lignes plus que tout ce qui fut écrit autrefois sur mes premiers travaux.

Imaginez des arabesques ou méandres variés, se déroulant, non sur un plan, mais dans l’espace, avec tout ce que fourniront pour l’esprit les marges profondes et indéterminées du ciel ; imaginez le jeu de leurs lignes projetées et combinées avec les éléments les plus divers, y compris celui d’un visage humain ; si ce visage a les particularités de celui que nous apercevons quotidiennement dans la rue, avec sa vérité fortuite immédiate toute réelle, vous aurez, là, la combinaison ordinaire de beaucoup de mes dessins.

Ils sont donc, sans autre explication qui ne se peut guère plus précise, la répercussion d’une expression humaine, placée, par fantaisie permise, dans un jeu d’arabesque, où, je crois bien, l’action qui en dérivera dans l’esprit du spectateur l’incitera à des fictions dont les significations seront grandes ou petites, selon sa sensibilité et selon son aptitude imaginative à tout agrandir ou rapetisser.

Et encore, tout dérive de la vie universelle : un peintre qui ne dessinerait pas verticalement une muraille, dessinerait mal, parce qu’il détournerait l’esprit de l’idée de stabilité. Celui qui ne ferait pas l’eau horizontale ferait de même (pour ne citer que des phénomènes très simples). Mais il y a dans la nature végétale, par exemple, des tendances secrètes et normales de la vie qu’un paysagiste sensitif ne saurait méconnaître : un tronc d’arbre, avec son caractère de force, lance ses rameaux selon des lois d’expansion et selon sa sève, qu’un artiste véritable doit sentir et représenter.

Il en est de même de la vie animale ou humaine. Nous ne pouvons pas bouger la main sans que tout notre être ne se déplace, par obéissance aux lois de la pesanteur. Un dessinateur sait cela. Je crois avoir obéi à ces intuitives indications de l’instinct dans la création de certains monstres. Ils ne relèvent pas, comme l’a insinué Huysmans, des secours du microscope devant le monde effarant de l’infiniment petit. Non. J’avais, en les faisant, le souci plus important d’organiser leurs structures.

Il y a un mode de dessin que l’imagination a libéré du souci embarrassant des particularités réelles, pour ne servir, avec liberté, qu’à la représentation des choses conçues. J’ai fait quelques fantaisies avec la tige d’une fleur, ou la face humaine, ou bien encore avec des éléments dérivés des ossatures, lesquels, je crois, sont dessinés, construits et bâtis comme il fallait qu’ils le fussent. Ils le sont parce qu’ils ont un organisme. Toutes les fois qu’une figure humaine ne peut donner l’illusion qu’elle va, pour ainsi dire, sortir du cadre pour marcher, agir ou penser, le dessin vraiment moderne n’y est pas. On ne peut m’enlever le mérite de donner l’illusion de la vie à mes créations les plus irréelles. Toute mon originalité consiste donc à faire vivre humainement des êtres invraisemblables selon les lois du vraisemblable, en mettant, autant que possible, la logique du visible au service de l’invisible.

Ce dessin-là découle naturellement et facilement de la vision du monde mystérieux des ombres, à qui Rembrandt, en nous le révélant, donna le verbe.

Mais, d’autre part, mon régime le plus fécond, le plus nécessaire à mon expansion a été, je l’ai dit souvent, de copier directement le réel en reproduisant attentivement des objets de la nature extérieure en ce qu’elle a de plus menu, de plus particulier et accidentel. Après un effort pour copier minutieusement un caillou, un brin d’herbe, une main, un profil ou toute autre chose de la vie vivante ou inorganique, je sens une ébullition mentale venir ; j’ai alors besoin de créer, de me laisser aller à la représentation de l’imaginaire. La nature, ainsi dosée et infusée, devient ma source, ma levure, mon ferment. De cette origine je crois mes inventions vraies. Je le crois de mes dessins ; et il est probable que, même avec la grande part de faiblesse, d’inégalité et d’imperfection propre à tout ce que l’homme recrée, on n’en supporterait pas un instant la vue (parce qu’ils sont humainement expressifs) s’ils n’étaient, ainsi que je le dis, formés, constitués et bâtis selon la loi de vie et de transmission morale nécessaire à tout ce qui est.

  1. Peyrelebade, dans le Médoc
  2. L’atelier Gérome.