À quatre-vingt-dix-mille lieues de la Terre/07

La Jeunesse illustrée (p. 15).

CHAPITRE vii

Ce qui s’était passé sur Terre.

Vers trois heures du matin, c’est-à-dire une heure après le départ du Dr Lancette et de ses deux compagnons pour notre satellite, quelque chose de bizarre se passa dans la chambre de Célestin. Un remuement sourd se produisit sous le lit du domestique. Un être ayant la faculté de voir la nuit et qui se fût trouvé là, Robillard, par exemple, eût pu voir une tête, puis un buste suivi de deux jambes, un homme, enfin, sortir de dessous ce lit.

Et savez-vous quel homme eût reconnu Rodillard en cet individu rampant ainsi sur le plancher ? Eh bien, il eût immédiatement reconnu Célestin ! Oui, Célestin lui-même qui, en ce moment, aurait dû se trouver à je ne sais combien de milliers de lieues du globe terrestre !

Le pauvre domestique se leva péniblement et alla, se traîna plutôt, jusqu’à sa cheminée. Il tourna un bouton et l’électricité illumina brusquement sa chambre.

Certainement notre homme avait la tête lourde, car, ayant chancelé sur ses jambes, il faillit tomber.

S’étant retenu au bras d’un fauteuil, il porta la main à sa tête et songea pendant une minute…

— Mon Dieu ! murmura-t-il, je suis tout drôle !… Voyons, Célestin, passe un peu tes idées en revue pour t’y reconnaître, mon ami…

Le brave domestique s’assit lourdement, et, après un court moment de réflexion, se frappa le front de l’index en s’écriant :

— J’y suis ! j’y suis ! je dois partir cette nuit avec monsieur ; et il doit même y avoir là un vêtement auquel j’ai fait quelques changements. Vite ! où est-il ce vêtement ?…

Mais Célestin eut beau chercher, fureter partout, il ne trouva rien.

— Que signifie cette disparition ! dit-il en croisant les bras et en baissant la tête dans une attitude de songerie profonde, et pourquoi étais-je ainsi sous mon lit, évanoui…

Tout à coup, il vit à ses pieds une petite bouteille.

— Ah ! s’écria-t-il, ce flacon !… là !… sur le parquet !… ce flacon !… Ah ! je me souviens ! C’est Sulfate ! ce coquin de Sulfate que me l’a fait brutalement respirer en pénétrant dans ma chambre cette nuit ! Je comprends ! le drôle m’a endormi, pour prendre mon costume, se cacher dedans et partir à ma place ! Ces verres de chartreuse qu’il m’a versés hier, c’était pour m’enivrer, pour me faire parler, pour savoir !…

Et le pauvre Célestin hurlait, pleurait, étreignait sa tête dans ses doigts crispés…

Il vint à la fenêtre et l’ouvrit toute grande. Au ciel, des nuages couraient se perdre dans l’est, et la Lune, voilée en partie, étendait sur les choses une vague lueur de veilleuse. Pour mieux voir, Célestin éteignit la lumière de sa chambre et revint fouiller la nuit de son regard avide. Là-bas, dans le terrain vague situé derrière la cour, la haute baraque qui avait abrité l’hélice et sa nacelle était vide à présent ; les vingt lampes n’avaient pas été éteintes, et une lueur fauve s’échappait de l’ouverture supérieure comme de la gueule d’un four vertical.

Mais une sorte de murmure confus montait d’en bas. Célestin se pencha, regarda mieux : la cour et le terrain étaient remplis d’une foule compacte et mouvante.


L’on entendit une sorte de déchirement aigu, et l’atmosphère fut rayée d’un long trait de feu…

L’air de la nuit l’avait complètement remis ; il comprit nettement ce qui s’était passé. Parbleu ! c’était sûr, la nacelle était partie sans lui, mais avec Sulfate. Puis, quelque passant attardé dans la nuit avait vu sans doute l’énorme machine planant au-dessus de la maison et trouant l’air des lueurs étincelantes de ses hublots ; le passant, assurément, avait crié pour attirer l’attention sur cette chose étrange ; des gens s’étaient levés, habillés ; l’on avait dû carillonner à la porte de la maison, entrer. Et la foule, peu à peu, avait grossi…

Tout à coup, Célestin fut tiré de ses réflexions par le bruit d’une clef grinçant dans la serrure de sa porte. Il se retourna brusquement. La porte s’ouvrit ; et, dans les ténèbres du palier, il vit sa femme, Honorine, menaçante et tenant dans sa main crispée une paire de pincettes. À côté d’elle, il y avait Aristide, le portier, pâle de terreur, armé d’un vieux pistolet datant au moins du Premier Empire ou de la Révolution. Le concierge ferma l’œil gauche et braqua son arme centenaire dans la direction du domestique, un peu au-dessus de la tête, toutefois, pour l’effrayer par la détonation sans le tuer. D’une voix forte et solennelle, Aristide s’écria : « Au voleur ! » Et il pressa la détente de son pistolet, qui rata.

Fièvreusement et tout tremblant, il en chercha un second qui était dans sa poche ; mais il resta subitement pétrifié d’émotion. Honorine venait de reconnaîtrement son mari. Elle avait lâché ses pincettes, et, les bras tendus, s’était lancée dans la direction du domestique en s’écriant :

— Mon Célestin ! Tu n’es donc pas parti !… Nous te prenions pour un cambrioleur !

— Non, ma chère, répondit le brave homme, non, je ne suis pas parti. Hélas ! que va dire monsieur, lui qui comptait sur moi pour l’accompagner !

— Mais alors, quel était donc cet homme à tête de métal vitrée qui est parti à ta place avec ces messieurs ! ?

— C’était Sulfate ! ma chère Honorine, Sulfate ! le docteur Sulfate ! qui demeure près de la gare, tu sais bien ! ? Cet homme néfaste est apparu brusquement cette nuit dans ma chambre.

— Bonjour, chez ami, m’a-t-il dit sournoisement. Et en même temps, ce monstre m’a placé sous le nez un flacon dont j’ai respiré, malgré moi, les émanations. Je suis tombé, perdant connaissance, il m’a poussé sous ce lit, et voilà, pendant mon lourd sommeil il est parti à ma place, revêtu du costume qui m’était destiné !

— Ah ! l’horreur ! s’écria la cuisinière avec dégoût. C’est donc lui que j’ai serré dans mes bras, toute sanglotante, en croyanty que c’était toi, Célestin ! J’ai embrassé sa vilaine binette de fer, mon pauvre cher homme, croyant que c’était la tienne !… Pouah !…

Et la brave femme, heureuse, au fond de son cœur, de savoir l’autre parti à la place de son mari, embrassa Célestin sur les deux joues, avec transport, sans aucune erreur possible cette fois.

Le concierge, très ému par la vue d’un spectacle si attendrissant, essuya de la main gauche son œil où perlait une larme furtive, tandis que, de la droite, il enfonça bien soigneusement dans sa poche ses pistolets rateurs.

En bas, la rumeur s’apaisa. Peu à peu les curieux s’en allèrent, las de voir une baraque dans laquelle il n’y avait plus rien. Et le père Aristide s’en fut coucher, lui aussi, après avoir quitté les deux domestiques. Il ne put dormir, cependant, car sa pauvre cervelle était trop surexcitée par ce qu’il avait vu : l’envolée inattendue de son locataire dans l’espace, l’envahissement de sa maison si calme d’habitude, et cette affaire du faux cambrioleur qui l’avait fait trembler si fort……