À quatre-vingt-dix-mille lieues de la Terre/06

La Jeunesse illustrée (p. 13-15).

CHAPITRE vi

Partis !

Lorsque Célestin revint chez son maître avec sa malle, Agénor ne remarqua pas trop l’état d’ébriété de son domestique ; le savant était trop ému pour cela. Pensez donc, la veille du grand jour était arrivée ! Dans quelques heures, notre docteur allait bondir avec ses deux compagnons vers la Lune lointaine ! Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que Célestin fût troublé lui aussi, que diable ! ses légers mouvements de roulis et de tangage pouvaient provenir d’une émotion de cause identique, paraître normaux et compréhensibles.

Agénor, Adrien et Honorine ne quittaient pas la haute baraque, où la mise en place dans la nacelle des dernières caisses, des derniers instruments exigeait leur présence. Quant à Célestin, il était monté dans sa chambre, pour ne pas gêner les autres et là, seul, avait commencé les transformations dernières qu’exigeait le vêtement apporté dans la malle. Le domestique avait exercé jadis la profession de bourrelier ; ce petit travail devait être un jeu pour lui.

La fille d’Agénor, chose curieuse, ne se montrait pas en ces dernières heures précédant le départ, mais il y avait à cela une raison, la voici.

Cécile avait supplié son père de l’emmener avec Adrien.

— Non, ma chérie, avait répondu doucement mais impitoyablement Agénor, nous allons vers un but fait en grande partie d’inconnu ; des dangers nous guettent, assurément ; et ce qu’un homme peut difficilement supporter serait plus que suffisant pour anéantir une jeune fille frêle et délicate comme toi.

— Cependant, mon père, avait répondu Cécile, une femme ne peut-elle, dans les aventures incertaines, puiser en son énergie morale une force capable de décupler ses faibles moyens physiques ? Songez à tous les services que je pourrais vous rendre en cas d’accident ou de malaise, comme infirmière, par exemple ; ou bien encore pour la préparation de vos aliments ; pour cent autres choses enfin !…

Ces prières, ces propositions faites d’une façon si charmante ne purent contrebalancer la crainte paternelle. Agénor fut inflexible.

La jeune fille ne put obtenir qu’une chose ; la promesse faite par le docteur d’emporter dans la nacelle une caisse assez grande dans laquelle allaient être rangées certaines choses indispensables aux trois voyageurs.

— Mon père, avait encore dit Cécile, permettez-moi de ne pas assister à votre départ. Oh ! je ne pourrais, sans éprouver une secousse trop forte, voir cette nacelle s’élever vers l’infini, cette nacelle qui vous emporte et qui me laisse là !

Ce fut chose entendue. Agénor embrassa tendrement sa fille une heure avant le départ ; puis Adrien, à son tour, déposa sur les joues de sa cousine en larmes deux gros baisers sonores ; et la pauvre jeune fille, absolument troublée ou paraissent telle, remonta dans l’appartement sans même avoir l’air de penser aux adieux qu’elle devait adresser également à l’excellent Célestin.

La cuisinière avait le cœur plus ferme, sans doute, car elle resta là pour attendre la venue de son mari et s’occuper des derniers préparatifs.

L’intérieur de la haute baraque cylindrique avait un aspect surprenant. Vingt lampes électriques fixées à la paroi l’emplissaient de lumière. Au centre, assez élevée de terre, on voyait la nacelle cylindro conique, haute de cinq mètres et large diamétralement de trois mètres. Sa surface était absolument lisse, condition nécessaire pour traverser avec facilité et à suprême vitesse les quelques soixante kilomètres d’atmosphère terrestre.

Elle était construite en plaques d’acier très fortes. Des hublots de verre épais encastrés dans la paroi métallique devaient permettre aux voyageurs d’observer l’espace dans toutes les directions, à gauche, à droite, en haut, en bas. Quatre de ces hublots placés à même hauteur, également distants l’un de l’autre, perçaient la partie supérieure conique et arrondie de la nacelle. Quatre autres de même dimension s’ouvraient de tous côtés dans la partie cylindrique et à hauteur d’homme. Enfin le neuvième était sous la base, à côté d’une sorte de large gouvernail métallique que l’on pouvait faire mouvoir de l’intérieur. Une lourde porte garnie d’obturateurs en caoutchouc était sur le côté, très près de la base ; elle ne s’ouvrait pas immédiatement sur l’intérieur proprement dit de la nacelle, mais sur une sorte d’étroit vestibule qui, lui, communiquait par une autre porte avec cet intérieur. Il y avait donc là double fermeture hermétique, chose indispensable. L’on avait soigné tout particulièrement les joints des plaques d’acier, les armatures des hublots et la fermeture des portes, cela dans le but de ne laisser aucun passage à l’air intérieur qui n’eût certes pas manqué, au cours du voyage, de filer à l’extérieur pour être immédiatement remplacé par l’éther irrespirable et terriblement froid de l’espace.

Au-dessus de la nacelle, qu’elle tenait par deux anneaux monstrueusement gros, se trouvait la fameuse hélice attachée elle-même à de grosses poutres.

L’appareil tout entier avait l’aspect d’une bête fantastique et mauvaise à tête pendante, d’un monstre hideux accroché là-haut, à quinze mètres du sol, par ses quatre tentacules affreusement déployés. Et la lumière électrique faisait étinceler cette chose étrange qui semblait toute ruisselante de larges nappes d’argent en fusion.

L’intérieur de la nacelle était à la fois charmant et sévère. Là, tout avait été pratiquement, élégamment aménagé.

Lorsqu’on avait, par la porte extérieure, pénétré dans l’étroit vestibule dont nous avons parlé, ladite porte extérieure devait être refermée, et la seconde, en face, s’ouvrait alors automatiquement. L’on entrait ensuite dans une pièce ronde mesurant environ deux mètres quatre-vingts de diamètre et trois mètres de haut. Cette pièce, la principale, communiquait avec une autre située au-dessus par une ouverture percée dans le plafond, près de la paroi ; une échelle de fer y conduisait. Dans le haut de la pièce principale étaient accumulés, en des casiers métalliques et dans des réservoirs spéciaux, force récipients d’air liquéfié, des quantités considérables de bioxyde de sodium et d’eau, de l’alcool, du vin, des biscuits, des boîtes de conserves de toutes catégories, des légumes secs, du thé, du café, du sucre, des liqueurs, des cigares, etc… etc… pour un an au moins de vivres et de choses diverses.

Près du plafond, on avait rangé les appareils Desgrez et Balthazard, au nombre de cinq déjà, sans compter celui que Célestin était en train de modifier.


— Mes amis, saluons notre mère la Terre, notre bonne mère que nous allons quitter !… dit le savant d’une voix grave en ôtant sa coiffure.

Sous les casiers-armoires renfermant les choses ci-dessus et bien d’autres encore, il y avait toute une rangée circulaire de puissants accumulateurs d’électricité destinés à fournir l’éclairage de deux lampes, une pour chaque pièce, et l’alimentation calorique de plusieurs appareils culinaires et de chauffage dont nous reparlerons. Une petite machine dynamo, actionnée à l’occasion par la grande hélice motrice dont l’énergie était pour ainsi dire infinie, pouvait recharger ces accumulateurs.

La paroi tapissée de cette première pièce était, du haut en bas, garnie d’un grand nombre d’appareils de toutes sortes solidement fixés. On voyait aussi des armes, des outils, des motocyclettes démontées, des appareils photographiques, une rangée circulaire de livres…

Comme meubles, ce splendide cabinet avait au centre une table de travail et trois chaises confortables. Enfin, un épais et moelleux tapis couvrait entièrement le plancher.

La pièce du dessus exactement placée sous le dôme supérieur de la nacelle devait servir de chambre à coucher. Rien n’était drôle comme son mobilier composé de trois couchettes basses. Avec sa paroi capitonnée, percée de quatre hublots supérieurs et son plancher tapissé, elle devait être un délicieux endroit de repos.

Tel était l’extraordinaire appareil qui allait partir pour la Lune lointaine. Par une large ouverture de la paroi, qui devait être d’ailleurs définitivement refermée et boulonnée hermétiquement, tout avait été entré ; il ne restait plus à introduire que la caisse dans laquelle la fille d’Agénor avait empilé des choses prétendues indispensables.

Le docteur et Adrien montèrent donc dans la chambre de Cécile. La caisse s’y trouvait, munie d’un morceau de papier collé sur le dessus et portant cette inscription : n’oubliez pas ceci. La jeune fille n’était pas là ; mais, comme il était entendu qu’elle ne devait pas assister au départ, ils pensèrent que la pauvre enfant devait sans doute se cacher, tout en larmes, dans une pièce quelconque.

Les deux hommes prirent la caisse qui était fort lourde, la descendirent et la transportèrent jusqu’à la nacelle où elle fut introduite par la paroi ouverte.

Il était une heure cinquante du matin. L’appareil devait partir, selon les calculs du docteur, à deux heures précises.

— Appelle Célestin, dit Agénor à son neveu ; son vêtement doit être prêt ; nous partons dans dix minutes.

Adrien sortit pour aller chercher le domestique ; mais, dans la cour de la maison, il se heurta contre un homme vêtu d’un appareil de scaphandre qui venait en sens inverse. « Le voilà, se dit-il ; mais pourquoi diable s’est-il vêtu de son costume ? »

— Mon oncle ! s’écria le jeune homme en revenant vers la nacelle, nous sommes tous là, Célestin me suit.

Dès que le scaphandrier apparut, Honorine, très émue, se jeta sur lui et l’étreignit.

— Oh ! mon Célestin ! dit-elle avec des larmes dans la voix, mon Célestin chéri ! Adieu !…

L’autre, pour toute réponse, approcha sa grosse tête métallique contre la joue de la bonne cuisinière. Ce fut le baiser du départ, l’adieu du voyageur céleste…

Agénor et Adrien, à leur tour, dirent au revoir à la brave femme dont les mains à demi-jointes tremblaient. Puis, après avoir hermétiquement fermé et boulonné l’ouverture de la paroi qui avait été nécessaire pour l’aménagement intérieur, les trois hommes s’approchèrent de l’échelle qui conduisait à la porte double de la nacelle.

Mais, avant de gravir les échelons, le savant dit d’une voix grave, en ôtant sa coiffure :

— Mes amis, saluons notre mère la Terre, notre bonne mère que nous allons quitter !…

Religieusement, ses compagnons saluèrent, l’un ôta sa casquette et l’autre profondément s’inclina. Ensuite, d’un pas rapide, ils entrèrent dans la nacelle, et la porte extérieure se referma automatiquement…

Deux minutes après, l’appareil eut un frémissement, et, par le haut de la baraque qui, une heure auparavant, avait été dégagé, il monta, doucement d’abord, emporté par sa grande hélice qui se vissait dans l’atmosphère ténébreuse. Il monta plus vite, semblable à un immense oiseau de nuit planant sur la ville ; puis il s’inclina un peu, visant un point précis du grand ciel étoilé… Tout à coup, avec une vitesse effroyable, il partit et disparut. L’on entendit une sorte de déchirement aigu, et l’atmosphère fut rayée d’un long trait de feu…

Honorine, à genoux, sanglotait en priant pour ceux qui venaient de partir dans l’espace infini…