À quatre-vingt-dix-mille lieues de la Terre/08

La Jeunesse illustrée (p. 16-19).

CHAPITRE viii

Dans le vide.

Lorsque les trois hommes furent enfermés dans la nacelle éclairée intérieurement par les deux lampes électriques. Lancette dit tout d’abord d’une voix émue :

— Mes amis, l’instant est solennel ; nous allons quitter notre globe et filer dans l’espace !

Il consulta un chronomètre.

— Deux heures moins quinze secondes, murmura-t-il.

Puis il se dirigea vers la paroi et s’approcha d’une sorte de tableau portant quatre petites tiges munies chacune d’un anneau. Ces tiges, qui glissaient de haut en bas, communiquaient par un fil métallique avec les anneaux situés à l’extérieur sous la base de l’hélice. Ces derniers anneaux, nous l’avons remarqué au cours de la première expérience tentée par Lancette, mettaient, une fois tirés, la machine en mouvement à des vitesses variables.

Agénor, doucement et à moitié, tira la seconde de ces tiges ; immédiatement, les voyageurs se sentirent enlevés doucement. Par les hublots ils virent, dans leur mouvement ascensionnel, descendre une à une les lampes qui éclairaient jusqu’en haut l’intérieur de la baraque. Puis ce fut l’espace ténébreux…

L’appareil monta lentement, d’une centaine de mètres à peu près. Le docteur éteignit la lumière et prit dans sa main droite le levier servant à manier le gouvernail de la base. Il s’agissait à présent de viser un point précis du ciel. Un petit instrument spécial avait été disposé pour cela devant un des hublots supérieurs. C’était un viseur imaginé par notre savant. En regardant cet instrument par l’ouverture du plancher séparant les deux chambres et en imprimant doucement à la nacelle en marche les mouvements voulus, Agénor pouvait se diriger vers un point quelconque de l’espace.

Avec une extrême attention, le savant visa donc l’endroit qu’il avait décidé d’atteindre, c’est-à-dire à peu près le point précis que la Lune allait occuper sur la voûte céleste au moment de l’arrivée des voyageurs là-bas.

Il fixa des yeux le viseur et imprima au levier du gouvernail des mouvements prudents qui obligèrent l’appareil à s’incliner un peu. Dès qu’il fut certain de la direction, il tira entièrement la second tige pour augmenter la vitesse sans cesser de regarder le hublot. La rapidité de l’hélice devint extrême ; les voyageurs chancelèrent.

Enfin, voyant que cette direction ne variait pas, le docteur fit, d’un seul mouvement, glisser une plaque d’acier sur chacun des hublots pour les protéger.

— Attention ! tenons-nous bien, dit Agénor. Et il tira la troisième tige du tableau, celle de la grande vitesse.

Les trois voyageurs croulèrent sur le tapis tant la secousse fut forte. Le savant se releva le premier en s’écriant :

— Hurrah ! hurrah ! ! mes amis ; nous sommes partis et bien partis ! ! !

Les deux autres voyageurs se relevèrent aussi ; mais le jeune homme dut venir en aide à son compagnon dont le vêtement spécial et la sphère d’aluminium paralysaient quelque peu les mouvements.

Le chronomètre de la paroi marquait à ce moment deux heures précises du matin.


— Hurrah ! hurrah ! mes amis, s’écria le savant ; nous sommes partis et bien partis !

Les plaques d’acier qui avaient glissé sur les hublots pour les couvrir fonctionnèrent en sens inverse ; les vitres, dégagées, laissèrent apercevoir le ciel étincelant, et la Lune, disque splendide, glissa ses rayons d’argent dans l’intérieur de la nacelle.

L’éclat de l’astre des nuits n’empêchait nullement d’apercevoir nettement les diverses constellations, car les rayons lunaires n’illuminaient alors aucune atmosphère susceptible d’atténuer la lumière des astres innombrables ; en effet, deux secondes avaient suffi pour franchir les soixante-quatre kilomètres environ formant l’épaisseur des couches atmosphériques terrestres ; l’on filait dans le vide. Dans ce vide, d’un noir absolu, les étoiles étincelaient par millions. C’était une poussière de soleils, de mondes, paraissant avoir été lancés dans l’infini sidéral par quelque main gigantesque…

À l’intérieur de la nacelle, les purs rayons de la Lune se jouaient sur la paroi tapissée, illuminant les divers appareils qui s’y trouvaient fixés.

Agénor, à la grande stupéfaction d’Adrien, tira la quatrième tige du tableau, pour arrêter l’hélice.

— Comment ! mon oncle, vous arrêtez le moteur ? ! s’écria le jeune homme.

— Évidemment, mon cher.

— Mais, pourquoi donc ?

— Le mouvement de l’hélice nous est à présent inutile dans le vide. Les palettes, grâce à leur effrayante vitesse, nous ont enlevés dans l’atmosphère terrestre en s’appuyant dessus, en s’y vissant pour ainsi dire. Avec une gradation sans laquelle notre organisme n’eût pu résister, elles ont imprimé à notre appareil une vitesse de soixante-quatre mille mètres dans les deux premières secondes dès après le tirage de la troisième tige. Cette vitesse qui dépasse, avoue-le, celle de n’importe quel projectile possible, sera plus que suffisante pour atteindre le point où cesse l’attraction de la Terre et où commence celle de la Lune. Arrivé là, notre appareil se retournera, car le poids de la nacelle est supérieur à celui du moteur ; et nous tomberons sur la Lune, en une chute amortie, toutefois.

— Oui, mon oncle, amortie surtout, n’est-ce pas ?

— Mais, évidemment, mon neveu ; car, à ce moment, je ferai fonctionner encore notre hélice, plus lentement, par exemple, et ses palettes nous retiendront en tournant. Nous arriverons donc à la surface de notre satellite aussi doucement que possible, et cela dans vingt-deux heures d’ici.

À ce moment, Adrien eut un sursaut d’étonnement.

— Ah ! s’écria-t-il tout à coup, voilà qui est drôle : Rodillard est ici !

En effet, le jeune homme venait de sentir un corps velouté qui lui frottait les jambes ; il avait regardé : c’était le chat. L’animal avait réussi à se glisser dans la chambre du haut pendant l’aménagement de la nacelle, pour dormir sur une des couchettes. Puis, au moment de la pleine vitesse, il avait dû bondir et sauter jusqu’en bas.

— Comment ! Rodillard est ici, dit à son tour Agénor. Eh bien, c’est simple, mon petit Rodillard, tu viens avec nous dans la Lune. Je ne te garantis pas, par exemple, que tu y trouveras des souris autant que tu en voudras, ajouta-t-il en caressant le félin.

Mais, à son tour, le bon docteur eut son sursaut de stupéfaction, et cela en regardant son compagnon toujours revêtu du vêtement Desgrez-Balthazard.

— Qu’as-tu, Célestin, à t’agiter comme cela ? lui dit-il ; ôte-donc ton costume !

Mais l’autre, que nous savons être Sulfate, semblait en proie à une émotion violente. Ses mains tremblaient, des sons rauques s’échappaient de sa bouche et résonnaient dans sa sphère métallique. Évidemment, vu son état de surexcitation nerveuse, il lui était impossible de défaire lui-même son costume. Adrien lui vint en aide en disant :

— C’est cependant bien facile à enlever tout cela ; tu sais bien, mon brave ami, qu’avec ces appareils perfectionnés spécialement pour nous, l’on n’a pas besoin d’aide pour se vêtir et se dévêtir. Et le jeune homme, en un tour de main, enleva le récipient du dos, puis ôta la sphère.

Mais, il recula jusqu’à la paroi, stupéfait. Agénor fit de même. D’une voix également rauque, l’oncle et le neveu s’écrièrent : « Sulfate ! oh ! Sulfate ! !… »

Le confrère de Lancette, tout pâle, ne pouvait parler, abasourdi par l’émotion. Sa bouche s’ouvrait et se fermait, absolument comme l’eût fait celle d’un poisson sorti de l’eau. Au bout d’une bonne minute seulement il parvint à prononcer quelques paroles.

— Confrère, dit-il à Lancette d’une voix à peine distincte, je croyais qu’il s’agissait seulement d’une expérience de dirigeable ; je voulais assister, malgré vous, à vos savants essais ; c’est pourquoi j’ai, par ruse, pris la place de votre fidèle domestique Célestin, qui, lui, est resté là-bas. J’ai endormi ce brave homme et lui ai ravi son vêtement. Puis, méconnaissable sous ce costume dérobé, j’ai pu, comme vous l’avez vu, pénétrer ici sans éveiller votre attention. J’avoue mes fautes. Soyez certain que je regrette encore plus mon acte depuis que je viens d’apprendre qu’il n’est nullement question ici de dirigeable. Est-ce vrai, confrère, que nous allons dans la Lune !

— Oui, répondit Agénor, le sourcil froncé, c’est vrai, bien vrai ! ! Et si, jusqu’à mon départ inattendu pour tous, j’ai laissé croire qu’il s’agissait d’une expérience d’aviation, c’était pour cacher le but véritable de ma tentative. Je vais dans la Lune, oui, monsieur. Vous voyez que l’aventure dans laquelle je me lance est de vaste envergure. J’avais la crainte, en divulguant mes projets, de voir surgir autour de moi des envieux, comme vous, par exemple. Il y a tout à craindre de cette sorte d’individu qui, lorsqu’ils ne peuvent égaler un rival, éprouvent toujours un plaisir malin à lui ravir ses secrets ou à l’empêcher d’accomplir son œuvre.

— Mais, monsieur, s’exclama Sulfate qui retrouvait sa voix, je n’irai pas jusque là-bas ; je n’y tiens pas du tout. C’est insensé, invraisemblable ! Et puisque vous me paraissez manquer à la politesse dans les observations que vous me faites, j’agirai de même. Je vous somme de me ramener sur Terre, et de suite !

— C’est impossible, car nous avons depuis un bon moment dépassé les couches les plus élevées de l’atmosphère terrestre ; nous filons, enlevés par notre vitesse acquise, dans le vide interplanétaire ; et si votre intelligence était un peu plus développée, vous comprendriez que les branches de mon hélice n’ont aucune prise sur ce vide, sur cet éther, plutôt, qui, comme vous le savez, emplit l’immensité sidérale. Je ne puis donc augmenter ou ralentir la vitesse de mon appareil et encore moins revenir en arrière.

— Alors, je suis obligé, malgré moi, d’accomplir ce voyage que je trouve ridicule, car je ne sais trop comment nous allons arriver là-bas, quoique vous soyez certain que le mouvement de vos hélices ou de vos palettes amortira la chute de cet appareil, en s’appuyant sur la problématique atmosphère lunaire…

— Vous dites, monsieur, problématique atmosphère lunaire ! interrompit Lancette.

— Évidemment.


… Dans ce vide, d’un noir absolu, les étoiles étincelaient par millions…

— Ignorant Sulfate, apprenez que la Lune possède encore une atmosphère, de peu d’épaisseur, il est vrai. Schrœter donne à cette couche d’air une élévation de quatre cent cinquante mètres environ, ce qui me semble au-dessous de la vérité. Apprenez que cette atmosphère a été vue pendant une occultation de la planète Jupiter par la Lune. Sachez encore que l’astronome Flammarion signala souventes fois un effet de crépuscule, le sixième jour de la lunaison, dans la plaine orientale de la mer de la Sérénité. Encore autre chose. M. Charbonneaux, astronome à l’observatoire de Meudon, observant la région de la Lune appelée Marais des Brouillards avec la grande lunette de seize mètres dudit observatoire, vit disparaître un petit cratère dans un blanc nuage ; c’était tout uniment une éruption volcanique lunaire ; et, pour qu’un nuage reste ainsi en suspension au-dessus d’un cratère, il faut admettre la présence d’une atmosphère, avouez-le, Sulfate… Mieux que cela encore, cher monsieur, apprenez qu’il neige sur notre satellite. MM. Pickering et Percival Lowell observèrent ce fait, puis le signalèrent dans le Century Magazine de mai 1902 ; mes observations personnelles sont d’ailleurs en absolue concordance avec celles de ces deux savants. Oui, certains cratères, cirques et sommets de montagnes sont recouverts de neige. Eh bien, Sulfate, il faut une atmosphère pour cela.

— Admis, monsieur, admis, répondit aigrement Sulfate ; nous allons donc arriver sans risque. Mais, le retour ! pour quand le retour ?

— J’ai pour un an de vivres et de provisions ; nous ne pourrons donc rester plus longtemps sur le satellite.

— Un an ! s’écria Sulfate en bondissant d’autant plus haut que la pesanteur commençait à diminuer dans la nacelle du fait de l’éloignement croissant de la Terre. Mais, je vais perdre toute ma clientèle !

— Vous en ferez une nouvelle dans la Lune.

— Monsieur ! s’écria Sulfate hors de lui, je ne tolérerai pas plus longtemps de pareilles plaisanteries ; et, furieux, les poings serrés, il s’élança sur Agénor ; mais Adrien, vigoureux et vif, s’interposa ; il arrêta l’assaillant qui hurlait de colère, tandis que Lancette, de son côté, s’enflammait, lui aussi.

Ce charivari qui éclatait ainsi dans le grand calme de l’espace fut tout à coup interrompu par des paroles sortant on ne savait d’où.

— Papa ! papa ! disait une voix, ne te bats pas ! ne te bats pas…

Les trois hommes restèrent immobiles, bouche bée, puis regardant la paroi, le plafond… Adrien se précipita sur l’échelle de fer, monta jusqu’à la pièce supérieure, fouilla du regard l’étroit espace, mais ne vit rien…

— On croirait entendre Cécile, murmura le savant.

— Oui, c’est moi, dit encore la voix mystérieuse, je ne me cacherai pas plus longtemps ; c’est bien moi, père !

Cette fois, nul doute n’était possible ; la voix sortait de la caisse que l’on avait introduite dans la nacelle avant de partir. Agénor et Adrien soulevèrent rapidement le couvercle. Cécile était là, en effet.

— Ma fille ! s’écria Lancette, ma fille ! tu es venue ; tu m’as désobéi !… Oh ! c’est mal ; tu vas souffrir en ce voyage…

Adrien, stupéfait, aidait sa cousine à sortir de sa cachette. Le pauvre garçon ne pouvait parler, tant son étonnement était grand. Mais la jeune fille se précipita vers Agénor.

— Papa ! s’écria-t-elle, pardon ! Oh ! c’était plus fort que moi, vois-tu, j’en avais la tête perdue de te voir partir si loin sans moi. J’ai donc imaginé ce stratagème pour te suivre…

Elle était tombée à genoux, avait saisi les mains du savant et les embrassait avec force, les mouillait de larmes…

— J’aurais voulu, ajouta-t-elle, te révéler ma présence à l’arrivée seulement, mais cette dispute, ces cris que j’ai entendus !… J’ai craint pour toi et je suis intervenue…

Puis elle leva ses grands yeux vers ceux de son père et dit encore en lui pressant les mains plus fortement :

— Ne me ramène pas sur Terre, au moins !…

Agénor souleva le tapis et lui montra du doigt le ciel inférieur visible à travers le hublot de la base.

— Tiens, dit-il, voici la Terre. Nous ne pourrons y retourner, ma chère enfant, qu’après avoir atteint la Lune, où je suis obligé, à présent, de t’emmener.

Tous s’approchèrent, même Sulfate, que ce curieux incident avait calmé. Là, sous leurs pieds, dans l’espace immense et vertigineux, un disque noir voilait une large surface du ciel étoilé. C’était la Terre, qui tout là-bas, s’enfuyait. Derrière la planète, plus bas, plus profondément dans l’infini, on devinait le Soleil dont les rayons nimbaient le globe terrestre d’une auréole : l’atmosphère lointaine s’illuminait en un grand cercle de lueurs adoucies, d’un bleu très pâle ; puis, alentour, c’était le ciel d’un noir d’encre, tout piqué de points d’or…

Ils regardaient, pris de vertige…

Mais, bientôt, l’astre roi dépassa le disque sombre : un croissant d’or d’où jaillissaient de haites protubérances enflammées se montra ; et ce fut tellement aveuglant que Lancette dut faire glisser sur le hublot une vitre noire au travers de laquelle il fut possible d’observer ce Soleil si éclatant dans l’éther.

— Oh ! qu’il fait chaud ! dit tout à coup Adrien en s’épongeant le front.

— Je te crois facilement, mon cher, et je m’en aperçois d’ailleurs, répondit Agénor : le Soleil frappe notre appareil de ses rayons et nulle atmosphère n’en diminue l’ardeur ! Cela pourrait devenir intolérable ; mais nous allons améliorer la situation.

Le savant s’approcha de la paroi et dévissa quelque peu la partie supérieure d’un appareil. Immédiatement, des vapeurs blanchâtres s’en dégagèrent. Elles traînaient en longs flocons dans la partie basse de la nacelle, puis se dissipaient. C’était de l’air liquide dont les divers gaz, grâce à une trouvaille du docteur, s’évaporaient ensemble à une température extrêmement basse, et devaient rendre supportable le fluide surchauffé dans lequel les voyageurs respiraient. Ils en ressentirent bientôt la salutaire influence.

Cet air pur remplaça celui qui, depuis le départ, emplissait les deux pièces. Lancette n’eut, pour arriver à ce résultat, qu’à faire fonctionner une petite soupape automatique grâce à laquelle le fluide vicié s’en alla dans le vide extérieur.

— Hum ! fit Adrien, quelle fraîcheur délicieuse.

— Oh ! oui, répondit en souriant Agénor, c’est de l’air des bords de la Loire ! On se croirait là-bas, hein ! Il a été liquéfié à l’aide d’une machine Linde.

La température, dès lors, resta toujours agréable à l’intérieur de la nacelle, ni trop chaude, ni trop froide, le thermomètre marquant quinze à seize degrés centigrades.

Des heures nombreuses passèrent ainsi, consacrées à l’observation du ciel, cependant que la Terre fuyait dans l’éloignement et que la Lune grossissait peu à peu.


La viande qui grillait à merveille répandait dans l’air une odeur délicieuse.

Sulfate, qui boudait silencieusement à part, ne pouvait s’empêcher d’admirer la merveilleuse installation de cette maison errante et céleste, alimentée de fluide respirable par l’air liquide dont la nacelle contenait une provision considérable. Son étonnement grandit encore lorsqu’il entendit Lancette dire tout à coup :

— J’ai l’estomac dans les talons, et vous devez avoir également faim, mes enfants ; nous allons, si vous le voulez bien, préparer notre repas à l’électricité.

— Des repas à l’électricité ! pensa le confrère ; vraiment, se croirait-on à des milliers de lieues de la planète !…

Agénor plaça sur la table un fourneau électrique garni d’une rôtissoire. Puis, ayant pris dans une caisse un beau morceau de mouton conservé par le froid, il le mit sur une assiette et le confia aux bons soins de Cécile en lui disant :

— Ma chère fille, puisque tu est venue, acte pour lequel je suis bien obligé de te pardonner, commence ton service de cordon-bleu ; tiens, voici ton premier travail : prépare-nous, sur le gril, ce délicat morceau de viande ; tu as à ta disposition du sel, du poivre, du beurre de conserve ; arrange-toi…

Ce ne fut pas long. Tandis que Cécile installait soigneusement sur le gril son morceau de mouton, Agénor mettait le fourneau en communication avec les accumulateurs d’électricité. Une minute après, la viande qui grillait à merveille répandait dans l’air une odeur délicieuse. Elle fut bientôt à point.

La jeune fille plaça ensuite sur la table quatre couverts ; mais, immédiatement, Sulfate protesta.

— Je ne mange pas, mademoiselle, dit-il d’un ton sec, inutile de me considérer comme convive.

Ce fut Agénor qui répondit :

— Comme vous voudrez, Sulfate. Mais, sachez que je n’ai nullement l’intention de vous laisser mourir de faim. Il y a là force provisions, beaucoup de viande que je peux garder indéfiniment, grâce aux cent-quatre-vingt-dix degrés de froid que me donne l’air liquide. J’ai des vins de Bordeaux, de Champagne, de Bourgogne, du Rhin, de la Loire… Des conserves de toutes espèces… Vous pouvez user et même abuser de ces choses.

Sulfate ne répondit pas.

— À table ! mes enfants, s’écria le savant.

Le morceau de mouton, arrosé d’une bonne bouteille de bourgogne, fut trouvé délicieux. Le pain était remplacé par une sorte de biscuit de conserve très fin, très délicat, que Lancette avait fait préparer spécialement pour ce voyage. Il y eut ensuite le dessert, de la gelée à la framboise, puis un délicieux café, à l’électricité, toujours. Un petit verre de Royal Cherry termina ce repas rapide et réconfortant.

— À présent, mes amis, dit Agénor en allumant une cigarette, je vais vous donner ou plutôt nous donner un conseil que je crois excellent : celui d’aller dormir pendant quelques heures. Nous serons, à notre réveil, frais et dispos pour les manœuvres de l’arrivée.

Mon cher Sulfate, ajouta-t-il en s’adressant au boudeur, je suis navré, mais je ne possède que trois couchettes… Cependant, pour vous, je tirerai bien volontiers un matelas de mon lit, et…

— Inutile, docteur, inutile, répondit l’autre avec un sourire jaune ; le tapis de cette pièce est suffisamment doux, je vous assure…

— Comme vous voudrez, confrère. Je vous demande donc la permission de me retirer, ajouta Lancette en s’inclinant… Puis il grimpa sur l’échelle de fer et atteignit la pièce supérieure. Adrien et Cécile l’imitèrent. Sans se déshabiller tous trois s’allongèrent sur leurs couchettes et ne tardèrent pas à s’endormir d’un sommeil lourd et profond.

Sulfate, pendant un bon moment, tourna dans la pièce du bas, allant d’un hublot à l’autre, emplissant son regard étonné de l’étourdissant spectacle du grand ciel tout criblé d’or.

Au-dessus de sa tête, il voyait la Lune grossir prodigieusement, tandis que, par le hublot du bas, c’était la Terre qui diminuait encore, dans la fuite éperdue de la nacelle. Du zénith au nadir resplendissaient les feux de l’espace. De l’Étoile Polaire à la Croix du Sud, sa vue embrassait toute l’étendue stellaire…

Il eut un grand geste.

— Mon Dieu ! que c’est beau ! dit-il.

Mais ses jambes fléchissaient et ses paupières alourdies se fermaient malgré lui.

Doucement il s’affaissa sur le tapis.

Deux minutes après, l’ami Sulfate dormait comme les autres, tandis que l’appareil filait toujours, avec une vitesse mathématiquement décroissante, dans l’immensité silencieuse…