À quatre-vingt-dix-mille lieues de la Terre/03

La Jeunesse illustrée (p. 6-8).

CHAPITRE iii

Tout s’explique.

Lorsque le docteur Michel Sulfate, ami de Lancette, arriva, suant et soufflant, pour soigner son confrère, ce dernier achevait de revenir à lui et paraissait tout radieux.

— Soyez le bienvenu, docteur, avait dit Cécile en ouvrant la porte au nouveau venu ; mais, cette fois, la bonne intention que vous aviez de guérir votre malade devra vous suffire : papa vient de recouvrer ses sens ; voyez, il est rose et tout joyeux.

— Bien cher confrère, dit de suite Sulfate en épongeant son front couvert de sueur, que vous est-il donc arrivé ; je n’ai pu saisir ce que m’a raconté votre domestique trop émotionné.

Cécile voyant que son père, souriant, ne répondait pas de suite, voulut expliquer elle-même la chose, mais, aux premières paroles de sa fille, Agénor intervint :

— Chut ! ma chérie, dit-il, ne dis rien ! ne dis rien !…

Et, s’adressant au docteur Sulfate :

— Mon cher confrère, merci pour votre bonne visite ; mon mal est passé ; ce n’est rien, une simple émotion sous l’empire de laquelle j’ai été terrassé un instant.

— Enfin, reprit Sulfate, la cause de votre malaise, est donc bien mystérieuse ?

— Oh ! non ; je travaillais, et j’ai été émotionné, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire.

Le confrère, très intrigué, essaya bien, en questionnant très adroitement Lancette, de lui arracher quelques détails, de lever un peu le voile cachant un secret qu’il devinait très intéressant, mais l’autre évita le piège, et, à toutes les questions, répondit en Normand : « p’t’être ben qu’oui, p’t’être ben qu’non », estimant, avec raison, que c’était la meilleure manière de ne pas se compromettre.

— Assurément, pensa Sulfate, il a fait une découverte ; je vois cela à sa tête ; et il ne veut pas, momentanément toutefois, me mettre au courant.

— Eh bien, mon cher Lancette, dit-il en tendant la main au maître du logis, au revoir et bonne santé. Ma présence ne pourrait que vous fatiguer. Je vous laisse… avec votre mystère.

Et l’on reconduisit Sulfate qui, pour prix de sa visite, ne voulut accepter qu’une bonne poignée de mains de chacun.

Adrien et Cécile attendaient, avec une impatience facile à comprendre, le départ du docteur Michel Sulfate afin de questionner Agénor sur sa découverte. Dès qu’ils furent seuls avec le savant, ils lui saisirent les mains et l’accablèrent de questions.

— Mes chers enfants, répondit d’abord Lancette avec émotion, approchez, approchez bien près de moi, afin que je vous embrasse…

Il les tint pendant un moment sur lui dans un geste d’ineffable tendresse, puis, les yeux humides de quelques larmes de joie, il leur dit doucement :

— Mes chéris, je vais aller sur la Lune !…

— Hein ! s’écria le neveu en quittant brusquement l’étreinte de son oncle.

— Oh ! papa, voilà que ça te reprend ! dit Cécile en imitant son cousin.

— Non, mes enfants ! s’écria le savant en levant les bras en l’air, non, ça ne me reprend pas ; j’irai dans la Lune ! je monterai vers la douce reine des nuits ! et Adrien lui aussi partira !…

Il est à peu près impossible de dépeindre la figure que fit Adrien en entendant ces paroles.

Quant à Cécile, elle s’échappa doucement sur la pointe des pieds pour aller chercher du vulnéraire ; mais, lorsqu’elle revint, la jeune fille ne put considérer son père comme un malade, car il était en train d’expliquer tranquillement à Adrien les mystères du document métallique.

Vivement, elle plaça sa bouteille et son verre sur la table, puis s’installa près des deux hommes.

— Ah ! vous m’avez cru privé de sens, mes enfants, continua le savant ; eh bien, détrompez-vous : la joie seule, la joie immense m’a rendu semblable à un fou.

Apprenez que les habitants de la Lune, les Sélénites, si vous aimez mieux, ont tracé les signes de ce document. Ils n’ont pas écrit en leur langue ce qu’ils voulaient expliquer, car, vous le pensez bien, c’eût été incompréhensible ; ils ont employé pour cela des dessins, de simples dessins représentant les êtres et les choses.

Ces dessins placés les uns à côté des autres ont joué le même rôle que les hiéroglyphes tracés sur les vieux monuments de l’ancienne Égypte.

C’était là, en somme, un procédé commode et très bien imaginé pour communiquer des pensées à tout être capable de raisonnement ; les Sélénites gens supérieurement intelligents, sans doute, n’ont pas manqué de s’en servir. Et, grâce à ce moyen, moi, Agénor Lancette, j’ai eu, seul sur cette Terre, l’honneur de recueillir une communication des habitants de la Lune !

En prononçant ces derniers mots, Agénor s’était transfiguré, le visage illuminé d’une incommensurable joie.

— Ah ! s’écria le jeune homme, la voilà donc enfin résolue la question de l’habitabilité de la Lune ! Grâce au présent document, nous savons qu’il y a encore des habitants sur ce globe que l’on considère à tort comme un désert de silence et de mort !…

Mais le savant arrêta son neveu d’un geste et dit d’une voix grave :

— Il ne doit plus y avoir d’êtres vivants sur la Lune ; et je crois même pouvoir affirmer, étant donné l’état de cet astre, que le dernier Sélénite est enterré depuis longtemps.

— Enluné, rectifia Adrien.

— Oui, enluné ; c’est juste, mon neveu.

— Mais alors, depuis combien d’années ce document est-il sur Terre ?

— Depuis peut-être cent mille ans !

— Cent mille ans !

— Oui, ne te déplaise, cent mille ans ! si ce n’est davantage !

— Bigre ! Et vous plairait-il, mon oncle, de nous lire les mystérieux hiéroglyphes dont ce document est couvert.

— Assurément, assurément. Approchez tous deux et suivez sur la planche.

Adrien et Cécile se penchèrent avidement sur le carré de metal.


— Voyez, dit Agénor, en plaçant un doigt triomphant sur le document…

— Voyez, dit Agénor en plaçant un doigt tromphant sur le document, il y a d’abord là deux cercles de dimensions inégales représentant en réalité des sphères ; le petit cercle, c’est la Lune ; le grand, c’est la Terre. Remarquez que la différence des grandeurs existant entre ces deux astres est parfaitemet indiquée ; la Lune, vous le savez, est beaucoup plus petite que la Terre. Un trait relie ces deux cercles : cela veut dire qu’il y a une communication, que l’on est venu, et c’est de la Lune que l’on est parti, car, vous devez bien le penser, jamais personne n’a quitté notre globe pour accomplir un pareil voyage ! Regardez maintenant les deux objets qui suivent ; ils ressemblent chacun à un moulin, ou plutôt une hélice faite de quatre branches tournant autour d’une tige. Remarquez que chacune des tiges est terminée à sa base par un carré et que, dans chacun de ces carrés, il y a un personnage. Eh bien, ce sont des nacelles fermées que ces hélices ont à leur base, des espèces de boîtes contenant des êtres venus de la Lune !…

Voyez plus loin. Des hommes prestement dessinés se battent. En grand nombre, ils entourent et attaquent à coups de lances, de haches et de couteaux des personnages très grands qui ont bien l’air d’être les gens dessinés déjà dans les deux nacelles qui précèdent. Les armes dont se servent les petits hommes sont dessinées rapidement et vaguement, mais certains détails me permettent de supposer qu’elles sont faites de silex taillé.

— Oui, je comprends, dit Cécile, de ces armes primitives semblables à celles que tu as là, dans cette vitrine.

— C’est parfaitement cela, répondit Agénor ; et ces assaillants sont des hommes qui existaient à cette époque lointaine, vaguement connue, de la pierre taillée, époque la plus reculée des temps quaternaires.

Suivons le fil du document. Je vois ici deux autres hélices munies de leurs nacelles : l’une d’elles gît à terre avec son carré de la base brisé ; l’autre, au contraire, s’est élevée très haut, et le mystérieux auteur du présent document l’a placée entre deux sphères semblables à celles déjà dessinées au début, mais inversement ; cette derniere hélice munie de sa nacelle retourne donc vers la Lune. Je remarque dans la boîte les deux géants accompagnés d’un des petits hommes qui les ont attaqués.

Assurément, mes chers enfants, ces deux hélices sont les mêmes que celles de tout à l’heure, l’une est restée à terre, l’autre est repartie, voilà tout.

— Avec les deux voyageurs qui emmènent prisonnier un de leurs adversaires, dit le jeune homme.

— Juste, mon cher Adrien.

Et je remarque, continua le savant, que le terrain sur lequel est restée la seconde hélice se trouve garni d’animaux d’un autre âge. Ici, largement mais correctement dessiné, je vois un cerf à longues cornes, et, là, un ours des cavernes, bêtes appartenant à des races disparues à jamais.

En somme, l’aventure s’explique admirablement par ces signes nettement gravés. Deux êtres sont venus de la Lune sur la Terre, y ont été attaqués par un certain nombre de nos grossiers ancêtres qui firent un peu de dégât. Les Sélénites, grands, forts, beaucoup plus intelligents sans doute que leurs adversaires, ont repoussé ces derniers après avoir capturé l’un d’entre eux, par curiosité probablement. Avant de quitter cette terre, où, négligemment, fut abandonné un de leurs appareils, ces mystérieux voyageurs voulurent laisser un souvenir détaillé de leur passage sur notre planète. Voilà pourquoi la planche que nous avons sous les yeux fut gravée par eux et jetée là, près de l’hélice.

— Mais alors, mon oncle, dit tout à coup Adrien en interrompant Agénor, le moulin, l’hélice à la nacelle brisée, ça serait donc…

— Ce que Lagogué a trouve aux « Iris », mon cher ! Mais oui, mais oui, les Sélénites ont laissé cela chez moi ; et, ajouta le bon docteur en levant de nouveau vers le ciel ses deux grands bras maigres, j’irai dans la Lune avec cet instrument-là !

— Avec l’hélice !

— Avec l’hélice, parfaitement.

— Il manque la nacelle.

— J’en ferai faire une.

— Mais, la force, où prendrez-vous la force pour faire agir ce moteur-hélice ?

— Cette force existe assurément dans l’appareil lui-même ; et il doit en rester suffisamment pour aller faire un tour là-bas.

— Comment pouvez-vous savoir cela ?

— Je le sais parce que j’ai observé attentivement sur ce document les dessins qui représentent les hélices. Regarde avec soin, car ces indications sont fort petites. Vois-tu sur la tige qui surmonte les quatre branches de chaque hélice quelques rouages dessinés ?

— Oui, mon oncle.

— Cela veut dire certainement que le moteur est là.

Aperçois-tu également, presque au même endroit, sur toutes les hélices, cette sorte de petit cadran divisé en six parties égales.

— Parfaitement.

— Eh bien, remarque à présent le dessin qui, le premier, représente les deux hélices arrivant à terre. Là, chacun des cadrans est traversé d’une aiguille exactement placée sur la deuxième des six divisions. À mon avis, cela veut dire qu’un sixième seulement de la force a été dépensé pour venir jusqu’à nous.

— Fort bien, répondit Adrien, mais cela signifie peut-être toute autre chose.

— Non, car voici une preuve. Observe le dernier dessin qui représente l’hélice en route pour la Lune. Sur le petit cadran l’aiguille se trouve plus loin, cette fois, entre la seconde et la troisième division. Cela me montre qu’à la moitié du second voyage, celui de retour, un sixième et demi de la force totale a été dépensé en tout. Sur l’hélice abandonnée à terre, l’aiguille n’a pas bougé, elle est restée immobile à la seconde division marquant la dépense d’énergie nécessitée par un seul voyage. La différence d’emplacement des aiguilles est ainsi nettement visible entre ces cadrans, et bien en rapport avec les distances parcourues. As-tu saisi ?

— En effet, j’ai compris ; et vous devez avoir raison, mon oncle.

— Eh bien, tu vois maintenant que je peux mathématiquement croire qu’il reste dans l’hélice abandonnée à terre et trouvée aux « Iris » cinq sixièmes de l’énergie primitive emmagasinée, c’est-à-dire de quoi parcourir cinq fois le trajet de la Terre à la Lune, ou bien encore, si tu le veux, deux fois et demi le voyage aller et retour.

— Et cette force serait emmagasinée ?…

— Dans la partie métallique située au-dessus des branches d’hélice.

— Comment ! une force enfermée comme cela dans un morceau de métal d’un mètre et demi de haut, capable, par sa détente, d’envoyer d’un astre à l’autre, trois fois de suite, aller et retour, s’il vous plaît, un mécanisme de six mètres d’envergure terminé par une nacelle qui me paraît d’une jolie taille ! Bigre ! ça me semble un peu fort, dites donc, mon oncle !


… un gros camion portant un monstrueux fardeau recouvert d’une bâche…

— Il doit y avoir là un mystère, assurément ; peut-être est-ce la solution de ce grand problème : l’accumulation de la force sous un volume extrêmement réduit. Car, enfin, mon cher Adrien, tu ne sais pas quel était le degré d’intelligence et le savoir des habitants de la Lune, même à cette époque ! Notre satellite a vieilli plus vite que la Terre, et les êtres qui ont vécu à sa surface, nés bien avant ceux de notre planète, étaient peut-être déjà parvenus à un degré d’intelligence fort grand lorsque les hommes habitant ici-bas se terraient encore dans les cavernes !

Apprends également que notre savoir à nous autres hommes, aura peut-être encore besoin de milliers d’années de progrès accumulés par les générations successives pour atteindre le niveau de celui des habitants de la Lune d’il y a cinq mille ans !

Alors, il est possible qu’un instrument fabriqué par des êtres aussi supérieurs puisse posséder, sous un volume infime, une réserve de force mécanique capable d’étonner notre esprit enfantin.

— Papa, dit tout à coup Cécile interrompant à son tour, et pour faire fonctionner cela, il faudra savoir ?…

— Ma chère enfant, répondit Agénor, dès demain, lorsque la mécanique sera sous le hangar de la cour, nous étudierons tous les secrets de ses rouages, et nous deviendrons, je l’espère, d’aussi habiles mécaniciens que les mystérieux conducteurs qui ont abandonné sur cette Terre cette non moins mystérieuse machine.

Mais, pendant cette conversation passionnante, la nuit était venue, emplissant d’ombre le cabinet d’études. Dans les ténèbres grandissantes, nos bavards s’agitaient encore, semblables à trois êtres fantastiques. Ils n’avaient même pas pris le temps d’allumer une lumière, trop absorbés qu’ils étaient en leurs explications et discussions multiples, et depuis longtemps déjà l’heure où, d’habitude, ils se couchaient, se trouvait dépassée. Célestin et sa femme qui allaient toujours reposer après leurs maîtres, ne savaient que penser de cette aventure absolument stupéfiante. Quelle agitation ! quel affreux changement dans une vie ordinairement si calme pour tous ! Les deux braves domestiques en restaient atterrés, avec de gros yeux, semblables l’un et l’autre à d’honnêtes et tranquilles grenouilles, horriblement troublées dans leur paisible marécage par la chute d’un gros caillou lancé lourdement.