À quatre-vingt-dix-mille lieues de la Terre/04
CHAPITRE iv
Quelques expériences.
Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, les passants qui arpentaient les rues d’Orléans pour leurs affaires ou leur plaisir virent passer lentement un gros camion portant un monstrueux fardeau recouvert d’une bâche. Trois chevaux solides tiraient à grands coups de reins le véhicule, qui, lourdement, déambulait sur le pavé gras.
— Ça doit être une machine à vapeur ! disaient les gens en regardant cette chose énorme.
Des gamins, les mains dans les poches, curieux et gouailleurs, suivaient en sifflant ou en causant, et les dames de la ville appelaient en toute hâte leurs enfants et leurs chiens, toutes pâles à la pensée d’un écrasement possible sous les roues.
Dans la rue Royale, la mécanique qui dépassait fortement de la voiture à droite et à gauche faillit emporter un réverbère, et ce fut pendant un bon moment une tempête de voix où se mêlaient les protestations des gens et les jurons du charretier.
Enfin, lourdement, les trois chevaux entrèrent boulevard Rocheplate ; et, là, leur conducteur les arrêta devant une monumentale porte cochère ; c’était l’entrée de la maison d’Agénor Lancette.
Nos lecteurs ont reconnu immediatement, sans doute, la mystérieuse mécanique des « Iris » envoyée chez le docteur par le maître maçon.
En effet, dès la veille, Lagogué s’était occupé de cet envoi important. Il avait fait prévenir un camionneur d’Orléans, le priant d’envoyer le lendemain matin, à Sandillon, sa plus solide voiture pour le transport jusqu’à la ville d’une mécanique de six mètres d’envergure.
Le chargement de l’énorme masse avait été assez laborieux. Il fallut établir un échaffaudage spécial avec poulies et cordes pour sortir l’engin de terre et le charger sur la voiture. Mais, quoique cette besogne eût nécessité des efforts considérables, on en vint à bout assez facilement, en somme, le mystérieux métal incroyablement dur étant d’une légèreté relativement grande.
Dès qu’ils entendirent, vers l’entrée du boulevard, le lourd véhicule s’approcher, Agénor, Adrien et Cécile se précipitèrent aux fenêtres. Puis, avec rapidité, ils descendirent jusqu’à la porte cochère que Célestin, accouru au bruit, venait d’ouvrir largement à deux battants.
Ça n’était pas une petite affaire que d’entrer pareille voiture dans une cour ; mais, heureusement, cette cour très grande était précédée d’une porte suffisamment large et haute ; de plus, grâce à l’habileté du charretier, tout passa comme une lettre à la poste.
Quelques minutes après, une seconde voiture entra également ; elle portait quatre hommes et contenait les poutres, les poulies, les cordages et les outils nécessaires pour descendre la mécanique et la transporter facilenent à l’endroit désigné.
Vers quatre heures de l’après-midi tout était terminé, et l’on pouvait voir sous le hangar de la cour la machine aux ailettes dressée en l’air, toute droite et immobilisée par quatre madriers solides. Agénor, les mains derrière le dos, la contemplait avec ivresse…
Dans la soirée, le brave docteur fit fermer l’entrée du hangar avec des planches très hautes. De cette façon, sa chère trouvaille fut à l’abri des regards. C’était d’ailleurs bien plus dans ce but que dans celui de la soustraire aux intempéries qu’il l’avait fait enclore, car elle ne craignait vraiment rien des atteintes de l’air : n’avait-elle pas résisté pendant des siècles aux morsures de la terre, cette grande mangeuse, en qui tout disparaît…
On remit au lendemain l’étude des rouages et du moteur, car la nuit était venue. Il était suffisant d’avoir fortement discuté la veille jusqu’à une heure fort avancée ; les paupières étaient lourdes. Après un dernier regard jeté sur la mécanique lunaire, tranquillement, chacun s’en fut coucher.
Le lendemain, dès cinq heures, le docteur et Adrien, frais et dispos, étaient dans le hangar. Cécile n’était pas encore là ; l’on avait d’ailleurs jugé inutile de la réveiller : elle dormait d’un si bon sommeil !…
Agénor, bien campé devant son hélice, avait vraiment l’aspect digne et solennel d’un savant cherchant à découvrir la solution d’un mystérieux problème. D’une voix profonde et grave, il dit d’abord :
— De quel métal cette mécanique est-elle faite, et quelle en est la densité ?
Il faudrait, pour cela, pouvoir en peser une partie ; tout l’ensemble est assurément de même composition depuis le haut jusqu’en bas ; la densité d’un morceau, quelque petit soit-il, sera la même que celle du mécanisme entier.
Une haute échelle double était dans un coin du hangar. Le savant la dressa près de l’hélice, mit ses lunettes sur son nez et monta tout en haut.
… et le docteur, le brandissant dans sa main, s’écria tout joyeux : — J’en ai un morceau, Adrien !
— Je veux, vois-tu, dit-il à son neveu, décrocher, si cela est possible, un morceau quelconque de cette machine.
— Mon oncle, dit Adrien, n’aurions nous pas devant les yeux un savant alliage de métaux connus ?
— Peut-être, répondit Agénor, mais remarque bien qu’il peut exister dans le sol lunaire des métaux inconnus sur notre Terre et possédant les qualités que je constate en celui-ci. En ce cas, les Sélénites, n’eurent que la peine d’en choisir un et de l’employer tel quel.
Je me demande, par exemple, avec quels engins ils ont pu travailler et polir un corps aussi dur.
Il se peut aussi que ce soit, ainsi que tu le dis, un mystérieux alliage reconnu par les mêmes Sélénites comme supérieur à leurs métaux simples. Tu n’ignores pas qu’il en est ainsi parfois chez nous.
— Je le sais, mon oncle ; ainsi les monnaies d’or et d’argent sont des alliages de neuf parties de ces métaux précieux et d’un dixième de cuivre ; elles possèdent une dureté que l’or, l’argent et le cuivre, pris séparement, n’ont pas ; le bronze des cloches, d’une si belle sonorité, doit ses qualités à son alliage de soixante-dix-huit parties de cuivre et de vingt-deux parties d’étain ; un autre bronze, celui des tamtams et des cymbales, est fait également de cuivre et d’étain, exactement de quatre-vingt parties de cuivre et de vingt parties d’étain.
Le laiton, le maillechor, les caractères d’imprimerie sont également le produit de certains alliages…
— Adrien, répondit le docteur, tu dis vrai ; mais, s’il en est ainsi pour cette mystérieuse hélice, la nature, le nombre des métaux formant ce problématique alliage, ainsi que la proportion du mélange sont, pour moi, autant de mystères.
Ce disant, Agénor était redescendu, et, à présent, il observait en bas.
Nous avons dit que la base de la mécanique était munie de deux gros crochets de trente centimètres environ de longueur. Le savant les regarda minutieusement. Ayant remarqué qu’une petite saillie semi-sphérique était à côté de chacun d’eux, il pressa sur l’une d’elles. Aussitôt un crochet se détacha ; et le médecin le brandissant dans sa main, s’écria tout joyeux :
— J’en ai un morceau, Adrien !… Oh ! j’admire le talent des mécaniciens que possédaient ces Sélénites. Regarde, comme c’est simple, il n’y a pas de vis ; ce crochet s’est détaché avec une facilité !… Je crois qu’un enfant doit pouvoir démonter et remonter cette machine. Simplicité, précision ; tu vois, c’est parfait… Cherchons maintenant la densité de l’objet… Tu comprends ce dont il s’agit, je désire savoir ce que pèse exactement un décimètre cube de ce métal. Mais il me faut d’abord, pour cela, connaître le volume exact du crochet, ainsi que son poids.
Agénor alla tout au fond de son hangar et prit un bocal qui lui avait servi jadis pour certaines expériences. Ce bocal, rigoureusement cylindrique, avait une contenance exacte de dix litres ; on voyait une ligne verticale tracée sur sa paroi de verre du haut en bas ; cette ligne était coupée de traits horizontaux pouvant indiquer immédiatement, grâce à des chiffres également gravés, le volume d’une quantité quelconque de liquide.
Ensuite, le savant alla puiser de l’eau et remplit exactement le bocal jusqu’au bord.
— Mon cher Adrien, dit-il, voici donc notre bocal plein de ses dix litres d’eau. J’y plonge le crochet comme ceci, complètement…
L’eau s’échappa en partie du vase et coula par terre. Puis le docteur retira doucement son crochet, ce qui fit baisser le niveau dans le bocal d’une quantité rigoureusement égale au volume du mystérieux morceau de métal.
— Quatre décimètres cube et un dixième, dit-il en observant la ligne graduée. Pesons à présent ce crochet.
La chose était facile, car une balance se trouvait là, sur un établi.
— Sept kilos trois cent quatre-vingt grammes, dit cette fois le docteur.
« Tu comprends à présent, n’est-ce pas, avec quelle facilité nous allons trouver la densité cherchée ?
— Oui, mon oncle, en divisant le poids du crochet, sept kilogrammes trois cent quatre-vingt grammes, par son volume, quatre décimètres cube et un dixième.
— Parfaitement, et cela fait comme densité ?
— Un kilogramme, huit cents grammes, répondit le jeune homme après avoir fait rapidement l’opération.
— Un kilogramme, huit cents grammes, répéta le savant ; je ne connais pas de métal terrestre, à part les métaux alcalins, bien entendu, capable de rivaliser avec celui-là pour la légèreté.
— En effet, mon oncle, puisque la densité de l’aluminium lui-même est de 2,56.
— Il faut donc admettre, dit alors le docteur, qu’il y a des métaux ou des alliages d’une légèreté extraordinaire. C’est là un point nettement acquis à la science.
Voyons maintenant la dureté.
Le médecin prit un marteau solide et frappa doucement d’abord sur la mécanique ; l’outil ne laissa nulle trace. Il frappa plus fort ; même résultat négatif. S’enhardissant alors, notre savant tapa de toutes ses forces, à tour de bras, partout, même aux endroits les plus délicats. Le métal, toujours lisse et net, sonna sous le marteau, mais Agénor se fatigua en vain ; il fut impossible, même à la loupe, d’apercevoir la moindre trace de ces coups de marteau.
— Ça doit être inusable, dit-il, en s’essuyant le front.
Voulant voir ensuite si le feu aurait une influence quelconque, il prit le crochet précédemment plongé dans l’eau, en mesura exactement la longueur et le mit sur les charbons d’une forge portative qu’il alluma. Bientôt, sous l’influence du soufflet, les flammes jaillirent avec bruit. Au bout d’un bon moment, Agénor retira l’objet à l’aide d’une pince et le mesura de nouveau. Le crochet, à peine chaud, n’avait pas gagné une fraction appréciable de millimètre en longueur !
— Voilà qui est fort, dit le savant abasourdi : pas de dilatation, ou, du moins, dilatation inappréciable !
Nous avons dit qu’il y avait sous la base de l’appareil plusieurs tiges assez fines la dépassant de quelques centimètres et terminées chacune par un anneau. Ces tiges, au nombre de quatre, se trouvaient assez loin du sol, car l’appareil était tenu par ses madriers au-dessus de terre Agénor tira sur l’anneau de l’une d’elles.
Aussitôt, spectacle terrifiant, les larges ailes de la mécanique se mirent en mouvement majestueusement, coupant de-ci de-là les charpentes du hangar. Le médecin et Adrien n’en pouvaient croire leurs yeux. Ne sachant trop ce qu’il faisait, Agénor tira sur la seconde tige ; le mouvement s’accéléra, faisant gémir les madriers qui maintenaient l’engin.
… Déjà elle s’envolait, emportant Agénor, puis Adrien cramponné au veston de son oncle, puis encore le concierge, qui, accouru, s’était accroché désespérément au pantalon du jeune homme.
Étonné autant qu’on peut l’être, notre savant fit alors jouer quelque peu la troisième tige, mais l’hélice tourna plus vite encore, sifflant dans l’air où elle se vissait. Tout à coup, les madriers craquèrent, et, mue par une force colossale, la machine monta, crevant brutalement la toiture, coupant les chevrons, hachant les ardoises. Déjà elle s’envolait, emportant Agénor, puis Adrien cramponné au veston de son oncle, puis encore le concierge qui, accouru, s’était accroché désespérément au pantalon du jeune homme. Cécile, de son côté, avait ouvert sa fenêtre en entendant ce bruit, et elle criait à pleine gorge :
« Papa s’en va dans la Lune ! Papa s’en va dans la Lune ! !… »
Mais, heureusement, le savant n’avait pas, en cette extraordinaire circonstance, perdu tout son sang-froid. Il s’accrocha après le quatrième anneau, pensant ainsi mettre fin à cette ascension inattendue. Tout s’arrêta, en effet. Ensuite, prévoyant la chute et ayant constaté, avec une présence d’esprit admirable, que la première des tiges qu’il avait tirées faisait tourner les palettes avec lenteur mais assez fortement, toutefois, pour amortir une descente trop rapide, il tira de nouveau cette tige. Ce qu’il avait prévu arriva : l’appareil, doucement soutenu par le mouvement circulaire de ses ailes, descendit lentement et déposa le savant par terre, ainsi que le concierge et Adrien, au milieu des morceaux de bois coupés, des plâtras et des débris d’ardoises. La machine, elle, tournant toujours, s’inclina lentement, et ses palettes vinrent creuser le sol, faisant voler la terre, semblable à l’hélice d’un navire qui frappe et fait jaillir les eaux écumantes. Agénor ne l’arrêta qu’en tirant le quatrième anneau.
Les trois hommes s’étaient relevés ; et le docteur ivre de joie dit à Adrien, encore tout pâle :
— J’ai compris, mon cher ; je sais manier à présent cette machine comme les Sélénites surent la conduire il y a cent mille ans !
Le concierge, étrangement remué en son être par ce qu’il venait de voir, sentait une sueur froide lui perler sur le front. Il s’appuya, tout défait, sur la paroi du hangar, puis, perdant connaissance, il ferma les yeux, glissa et vint s’asseoir dans le ruisseau venant de la pompe, au beau milieu d’une flaque d’eau.