À quatre-vingt-dix-mille lieues de la Terre/02
CHAPITRE ii
Euréka !
Le lendemain matin, à cinq heures, le Dr Lancette était déjà installé dans son cabinet de travail lorsque son neveu y entra.
— Bonjour, Adrien, dit le savant, as-tu bien dormi, après nos émotions d’hier ?
— Oh ! non, mon oncle, et cela contrairement à mon habitude. J’ai rêvassé péniblement et me suis réveillé peut-être vingt fois dans la nuit. La mécanique d’hier est, d’ailleurs, cause de mon insomnie : avec son gros boulon et ses ailettes, elle a tournoyé follement dans ma tête pendant des heures…
Mais, mon oncle, nous retournons là-bas, ce matin, n’est-ce-pas ?…
— De suite, neveu, de suite ! Tu n’entends donc pas que l’on attelle Bridaine ?…
Une des fenêtres de la bibliothèque était ouverte. Adrien y alla et se pencha vers la cour. Il vit le domestique fort occupé autour du cheval qui, déjà dans les brancards du cabriolet, frappait d’impatience avec son sabot sur le pavé sonore. Polyte, le terre-neuve, regardait Célestin atteler son ami, tandis que Rodillard, assis sur sa queue, à la porte de l’écurie, passait et repassait soigneusement une de ses pattes de devant sur ses oreilles pointues.
Puis, le jeune homme leva les yeux. Là-haut, dans le ciel déjà clair à cette heure matinale, de rapides, gros et menaçants nuages passaient, chassés par le vent d’ouest ; mais les nuées se déchiraient toutefois de-ci de-là, et, entre les longs haillons qu’elles laissaient traîner dans l’atmosphère, on pouvait apercevoir le profond ciel bleu ; cela laissait espérer, en somme, une journée pas trop maussade.
À ce moment, Adrien dut regarder de nouveau dans la cour, car la voix de Célestin attira son attention : le domestique annonçait que l’on pouvait partir.
Agénor et son neveu, prêts tous deux, sortirent de la bibliothèque ; mais, dans le corridor de l’appartement, ils eurent la surprise de voir Cécile, toute prête, elle aussi, charmante et rieuse en sa gracieuse toilette de touriste.
— Tiens ! exclama le savant, tu viens donc avec nous, ma chère enfant ?…
— Évidemment, père. Votre conversation d’hier soir, au dîner, concernant la trouvaille des « Iris », m’a trottiné cette nuit dans la tête. Sachant que vous retourniez tous deux là-bas ce matin, j’ai voulu vous faire la surprise d’être des vôtres, car je suis aussi curieuse que vous,
sachez-le bien ; et, voilà, je vais là-bas, moi aussi.
Le docteur fit un grand geste de contentement et s’écria :
— Partons, partons donc tous ; et je crois, mes enfants, que la journée sera intéressante pour nous trois.
Ils descendirent dans la cour et prirent place dans le cabriolet. Une minute après, ils étaient en ville, et, dans le silence matinal, roulaient vers les « Iris ».
Polyte, lui, avait profité de la porte ouverte et d’un court moment d’inattention de Célestin ; malgré la défense habituelle, il avait filé, se moquant supérieurement des cris et des appels réitérés du domestique. Rapidement sa course l’avait amené près du cabriolet, et, tout soufflant, il courait à présent par derrière.
Lorsque nos gens arrivèrent aux « Iris », tous les ouvriers étaient sur le chantier. Déjà Lagogué avait chargé trois hommes au lieu d’un de dégager lentement la mystérieuse mécanique. Les voyageurs trouvèrent donc la besogne en train.
Tant bien que mal, en fit pour la jeune fille une sorte de banc avec deux seaux renversés supportant une planche ; mais Agénor et le jeune homme, impatients au-delà de toute expression, voulurent aider les ouvriers à dégager complètement l’objet de sa séculaire prison de terre. La fouille, quoique faite avec soin, marcha relativement vite. Les tiges latérales en forme de croix furent totalement mises à jour ; elles se terminaient par de larges palettes obliquement placées comme les branches d’une hélice. Chaque tige munie de sa palette avait environ trois mètres de longueur, ce qui donnait six mètres pour l’envergure totale de l’appareil.
Le cylindre central nous l’avons dit, se continuait verticalement au-dessous du boulon, ou plutôt de cette grosse bague sur laquelle venaient s’adapter les quatre tiges ; l’on dut fouiller jusqu’à trois mètres de profondeur pour en atteindre le bout.
Sous la base du cylindre nettement terminé par une surface plane, l’on vit plusieurs tiges mystérieuses assez fines munies chacune d’un anneau et passant seulement de quelques centimètres. En plus, à droite et à gauche de cette base, apparurent encore deux crochets longs de trente centimètres qui, certes, avaient dû tenir quelque chose ; mais ce quelque chose n’existait probablement plus.
C’était tout. Il était alors onze heures du matin.
Agénor, les deux jeunes gens et Lagogué contemplaient silencieusement cette espèce de crochet énorme à quatre branches formées par les ailettes, un crochet de trois mètres de haut et de six mètres de large, s’il vous plaît, avec, au-dessus des branches, une pointe les dépassant d’un mètre cinquante.
Un certain nombre d’ouvriers, très intéressés par la trouvaille, n’avaient pu s’empêcher de quitter leur travail pour venir regarder avec des yeux élargis.
— Ça vaut un rébus, dit tout à coup Lagogué ; bien malin celui qui pourra dire à quoi servait c’grappin-là !
— Maître Lagogué, dit à son tour le docteur, vous serez bien aimable de faire transporter cela chez moi, à Orléans ; je ferai mettre cette machine sous le grand hangar de la cour, et l’étudierai bien à mon aise, afin de…
Le médecin ne continua pas, car sa phrase fut coupée par une exclamation du terrassier Gaspard qui s’écria :
— V’là du nouveau !
En effet, Gaspard avait continué la fouille, sans trop savoir pourquoi, par curiosité simple, peut-être ; et sa pioche avait heurté un objet dur et brillant.
Aux cris du terrassier, Agénor, vif comme un lézard, se précipita jusqu’au fond de la fouille, se jeta littéralement sur la chose au question.
Chaque tige munie de sa palette avait environ trois mètres de longueur.
De ses mains il gratta la terre et, au bout d’un instant, en arracha une plaque métallique de peu d’épaisseur.
Prestement, il revint au niveau du sol et, arrivé là, regarda fiévreusement la nouvelle trouvaille.
Cette plaque, ou plutôt cette feuille de métal, était carrée, large de trente centimètres au plus, épaisse d’un demi-millimètre.
À sa surface lisse et inusée on distinguait nettement certains signes, certaines figures habilement, simplement et légèrement gravés. Agénor la contemplait attentivement, hochant la tête. Finalement, il se tourna vers son neveu :
— Encore un rébus, mon cher, lui dit-il, un second rébus assurément aussi embrouillé que le premier. Cette plaque métallique me paraît être de même nature que le mécanique à ailettes, voilà tout ce que je crois pouvoir affirmer. Enfin, nous tâcherons de déchiffrer ces hiéroglyphes mystérieux dans le silence du cabinet de travail avec toi et Cécile.
Puis s’adressant au maître maçon :
— Lagogué, j’emporte la feuille et laisse à vos soins tout le reste ; au revoir et merci, mon ami.
On se serra le mains ; et, après avoir donné un bon pourboire aux hommes qui avaient si soigneusement fait la fouille, Agénor accompagné des deux jeunes gens, revint prestement à Orléans muni de son précieux carré métallique.
Dès qu’ils furent installés dans le cabinet-bibliothèque, le docteur, Adrien et Cécile se mirent au travail, fermement décidés à déchiffrer la mystérieuse planche, même au prix du travail le plus désagréablement opiniâtre.
Il y avait sur ce document métallique des personnages, des objets divers, des cercles, des carrés, des moulins, que sais-je, tout cela gravé peu profondément. Tous trois installés devant la grande table de travail cherchaient, copiaient, comparaient et, en fin de compte, ne trouvaient rien.
Agénor observait la planche elle-même, la regardant avec une attention telle qu’il devait s’y user la rétine. Adrien et Cécile opéraient leurs recherches sur une copie calquée.
Et, pendant des heures, ce travail monotone les tint fixés sur leur chaise avec une patience digne d’un meilleur sort, car ils se fatiguèrent en vain.
Au soir, lorsque sept heures sonnèrent, Honorine, très étonnée de ne pas le voir comme d’habitude dans la salle à manger, fit timidement son entrée dans ce cabinet silencieux, et, plus timidement encore, annonça que le dîner était prêt.
Adrien et Cécile avaient, comme l’on dit, l’estomac dans les talons.
— C’est bien, Honorine, répondit aussitôt la jeune fille, nous vous suivons.
Ils se levèrent tous deux, espérant voir le docteur faire de même, mais ce dernier ne bougeant pas. Adrien vint le frapper doucement sur l’épaule. Le savant ne remua pas davantage, absolument absorbé, ne voyant plus que sa planche, et indifférent à toute autre chose au monde.
— Mon oncle, dit Adrien, venez donc dîner ; nous reprendrons ensuite tous les trois le cours de nos recherches. Il faut vous réconforter un peu, que diable !
Mais Agénor semblait transformé en statue, immobile et muet comme un marbre.
— Il n’est pas mort, au moins ! dit tout à coup le jeune homme, qui, à cette pensée, avait subitement pâli et s’était approché davantage, pour observer le chercheur.
— Non… il respire !…
— Oh ! tu m’as fait peur, dit à son tour Cécile tout émue. À le voir aussi immobile, mon cœur battait avec force. Laissons-le tranquille, va ; il cherche et il rêve… Viens…
Les deux jeunes gens quittèrent donc le cabinet de travail et passèrent dans la salle à manger qu’une délicieuse et chaude soupe aux légumes embaumait.
Ils s’attablèrent, et, bientôt, le tintement léger et rapide des cuillères dans les assiettes prouva que la dite soupe aux légumes, un des succès habituels d’Honorine, était parfaitement réussie.
« Tant pis pour mon oncle, dit Adrien en terminant et en posant sa cuillère, il la mangera froide. »
Puis le jeune homme fit tinter un joli petit timbre argenté pour appeler la domestique et réclamer la suite du repas.
Mais, presque à ce moment, un cri n’ayant rien d’humain retentit dans l’appartement.
Ils se levèrent tous deux, subitement pâles.
Honorine qui arrivait dans la salle à manger, portant religieusement un beau plat de lapin, sursauta dans un saisissement tel que le plat lui échappa des mains et vint se briser sur le tapis.
Un second cri déchira l’air, plus sonore que le premier, et se répercuta de pièce en pièce avec le bruit d’une avalanche tombant dans les gouffres profonds :
— Euréka ! ! !…
La vaisselle, l’argenterie qui, superbement, ornaient le buffet splendide, en avaient résonné. Honorine, la main sur son pauvre cœur battant comme une cloche, restait blanche, la bouche ouverte, dans une immobilité absolue.
Puis, on entendit une voix douce qui chantait, accompagnée dun bruit de pas rapides.
— Mais, c’est mon oncle ! s’écria tout à coup Adrien : le pauvre homme devient fou ! !…
Il se précipita, suivi d’Honorine et de la jeune fille. Dans le corridor, Célestin, accouru lui aussi, la figure complètement bouleversée, se joignit à eux. Tous quatre se ruèrent vers la bibliothèque.
Là, spectacle terrifiant et comique à la fois, ils virent le docteur Lancette radieux, chantonnant et valsant doucettement sur le plancher avec une chaise dans les bras.
Soudain, le savant les vit. Alors, lâchant sa chaise qui tomba bruyamment, il leva les bras en l’air et hurla :
— Adrien ! Cécile !… Euréka !… J’ai trouvé !… Le moulinet !… la machine !… Ah !… la trouvaille des « Iris » !… Ça vient de la Lune ! de la Lune ! ! de la Lune ! ! !… où nous irons ! ! ! !…
Et, tournoyant sur lui-même, il s’effondra sur le parquet.
— Mon Dieu ! cria Cécile ; il a un coup de sang ! vite, allez chercher un de ses confrères… et des sangsues !…
Aux cris de la jeune fille, Célestin s’était précipité vers la porte, courant chez le médecin le plus proche. Dans l’escalier qu’il descendit comme une flèche, le fidèle domestique culbuta le concierge venu aux nouvelles, attiré par les cris ; puis il fila dans la rue, tout défait…
Le savant leva les bras en l’air et hurla : « Adrien ! Cécile !… Euréka !… J’ai trouvé !… »
Cependant Adrien et Cécile tentaient vainement de ranimer Agénor, bien évanoui. Honorine avait perdu la tête. Fébrilement elle était allée chercher son gros et vieux missel, et, revenue près du corps inerte de son maître, s’était agenouillée, lisant dans son livre tourné à l’envers la prière des agonisants…
Pendant cette scène tragique, Rodillard, à pattes de velours, s’était glissé silencieusement dans la salle à manger ; puis, tranquillement, fermant à demi les yeux et inexprimablement heureux, s’était mis à dévorer le lapin resté sur le tapis, tandis que Polyte, enfermé dans une pièce à côté, soufflait et pleurait tout doucement, pour en avoir…