À propos de théâtre/IV

Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 51-66).
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IV

Les comédiens en voyage. — Littérature des troupes ambulantes. Nos artistes à l’étranger, leur grand rôle national.

Voici le temps des vacances dramatiques, où maint théâtre ferme, où mainte troupe parisienne quitte les bords de la Seine, devenus maussades, pour s’en aller amuser les départements et l’étranger, pour visiter les casinos sur les cimes et les casinos sur les mers. Ils sont loin, les jours où il n’y avait que les premiers sujets qui partissent en représentation, hors des barrières de Paris, pendant leur mois de congé. Le congé, qui était autrefois le droit envié de quelques-uns, est devenu le chômage forcé de beaucoup ; et le chômage, en créant la nécessité de se retourner, a rendu nos artistes ingénieux à se mouvoir.

C’est du décret du 6 janvier 1864 que date la fermeture annuelle d’une partie de nos salles parisiennes. Ce décret, qui a établi la liberté des théâtres et des genres, a affranchi les directeurs d’un certain nombre d’obligations légales en même temps qu’il les dépouillait de leur privilège. N’étant plus tenus par leur cahier des charges, les directeurs se sont avisés qu’il serait bien naïf à eux de jouer, pendant la canicule, devant des salles vides. Ils ont conçu tout de suite le plan de jeter, chaque année, sur le pavé, à l’époque des grandes chaleurs, artistes, figurants, ouvreuses, musiciens de l’orchestre, ouvriers machinistes, contrôleurs et buralistes. C’était la gêne et peut-être la misère pour beaucoup de braves gens. Fort heureusement, l’idée est venue, bientôt après, aux directeurs que, si on ne fait plus d’argent à Paris, pendant les mois d’été, avec de bons artistes et des troupes bien dressées, on peut en faire à Londres, à Bâle, à Poperinghe et à Carpentras. Ils ont donc pris l’habitude de former leurs troupes en camp volant vers le temps de l’année où le soleil quitte le signe des Gémeaux pour entrer dans celui de l’Écrevisse. Chacun d’eux s’attribue un des quatre points cardinaux. Telle troupe va se fixer en Angleterre pour six semaines ; telle autre se dirige à petites journées sur Perpignan en passant par Pontarlier, et telle autre sur Marseille en passant par Douarnenez. Telle troupe exploite un répertoire emprunté à des théâtres divers ; telle autre s’en tient aux pièces d’un seul théâtre ; telle autre choisit l’un des ouvrages qui a le plus réussi à Paris pendant la saison d’hiver et ne joue que celui-là au cours de ses pérégrinations. Actuellement, par exemple, M. Koning est avec la troupe du Gymnase chez nos voisins d’outre-Manche ; M. Porel est avec la troupe de l’Odéon à Amsterdam. Les nouvelles qu’on reçoit constatent l’accueil excellent qui a été fait aux comédiens français sur les bords de la Tamise et sur ceux de l’Amstel. La troupe de l’Odéon, après s’être constitué un premier capital à Amsterdam, compte pousser jusqu’à Copenhague pour y faire une seconde fois fortune.

Les idées s’enchaînent aux idées. Le succès des troupes d’été a fait réfléchir les directeurs et entrepreneurs de spectacles. Ils se sont dit : « Puisque les troupes errantes récoltent abondamment des lauriers et des louis, pendant qu’il fait chaud, pourquoi ne seraient-elles pas d’un bon rapport, pendant qu’il fait froid, frais ou tiède ? Pourquoi chaque troupe de Paris ne se diviserait-elle pas en deux sections permanentes, l’une des deux parcourant d’octobre à mai les pays extérieurs, pendant que l’autre fournirait un service intra muros ? Pourquoi ne recruterait-on pas au besoin, parmi les artistes qui peuvent se trouver inutilisés en même temps dans deux ou trois théâtres, une troupe mixte, un régiment de marche qui serait chargé des expéditions lointaines, qui s’en irait fourrager de ci et de là, par monts et par vaux ? » Cette préoccupation était des plus sérieuses et des plus raisonnables. Elle était en conformité avec les saines méthodes de l’industrie. Elle répondait à des exigences créées par l’état nouveau des théâtres, par la nouvelle composition et les mœurs nouvelles du public.

En bonne économie agricole et industrielle, on doit tirer parti des moindres déchets. Or, il y a actuellement beaucoup de déchets dans l’industrie théâtrale à Paris. Plus d’un théâtre s’y voit dans la nécessité d’entretenir, sans les employer, des artistes dont les appointements constituent pour lui une lourde charge. La loi fatale qui régit maintenant l’exploitation de presque tous les théâtres parisiens et qui détermine leur mode d’existence, c’est qu’une pièce ne se joue pas plus de quatre ou cinq fois, ou bien se joue de cent cinquante à trois cents fois tout d’une suite. Quelque importante que soit cette pièce, elle n’occupe jamais que la moitié ou les deux tiers d’une troupe. Pour peu qu’on la joue seulement cent cinquante fois, voilà une demi-douzaine d’artistes, et non des moins habiles, qui n’ont plus qu’à se croiser les bras pendant un semestre. Lorsque deux théâtres exploitant des genres similaires se trouvent dans un cas semblable, cela fait juste de quinze à vingt artistes condamnés au repos, ce qui les énerve, et tout de même payés, ce qui ne fait pas rire la caisse. Vingt artistes des deux sexes ! Mais c’est une troupe complète, cela ! Si on l’envoyait représenter dans quelques chefs-lieux la pièce qui a été le grand succès de Paris, l’an dernier ? N’importe la saison et le temps, on aurait des salles qui regorgeraient ! Ainsi ont raisonné les directeurs, et l’événement a justifié leurs calculs. Quand on a vu que la chose réussissait, tout le monde s’est mis à former, à tout moment de l’année, des troupes ambulantes, des troupes à temps, des troupes intérimaires, des troupes éventuelles, des troupes ad hoc. Des auteurs en ont levé pour exploiter leur pièce favorite ; d’éminents comédiens, pour mettre en régie leur propre talent. Il y a des troupes parisiennes pour la saison de Londres et il y en a pour la saison de Monte-Carlo. Les chemins de fer ont offert leurs facilités. Hiver comme été, ils sont assaillis de troupes vagabondes. C’est une renaissance universelle du roman comique.

L’importance de ces mœurs nouvelles et de la révolution opérée par elles dans l’exercice de l’art dramatique s’accuse par ce fait qu’elles commencent à susciter une littérature spéciale. Avoir une littérature, c’est le signe qu’on existe définitivement et c’est la marque de ce qu’on est. En attendant que le roman comique moderne ait trouvé ses romanciers et ses poètes, il a déjà ses historiographes, ses mémorialistes, ses chroniqueurs et ses statisticiens. M. Sarcey, toujours en éveil et à l’affût, s’est fait le premier l’historien de la Thalie, de nouveau errante, mais qui a quitté la charrette grossière de Thespis pour le sleeping-car. Personne n’a oublié que M. Sarcey a tenu à accompagner deux fois la Comédie-Française à Londres, avec quel soin il a peint les émotions des sociétaires et décrit leurs triomphes. Tout le monde se rappelle sa fraîcheur d’impressions à lui-même, ses charmantes surprises et ses ravissements de villageois de Paris en voyage, quand il a découvert la ville nommée Londres, que c’était bien une ville, qu’elle possédait des critiques tout comme la rue de Douai, que ces critiques avaient beaucoup d’esprit, ma foi, et du jugement, qu’il y avait aussi un public qui comprenait la pièce et l’immense aôh ! du beau monde londonien, étonné à son tour et scandalisé des étonnements de l’illustre écrivain français, et de quelle manière, enfin, la spirituelle Albion se vengea du Frenchman par le fameux article : Sarcey chez les sauvages, inséré au Saturday Review. Nous avons eu, un peu plus tard, l’odyssée de madame Sarah Bernhardt, le long de l’Hudson, du Saint-Laurent et du Mississipi, contée de la façon la moins indulgente et la plus amusante par mademoiselle Marie Colombier. La semaine dernière, M. Capoul a achevé, dans le Figaro, le récit de sa dernière tournée en Amérique, qui est destiné à paraître en volume. À cette littérature de voyages artistiques se rattache également le recueil d’articles et feuilletons de théâtres que vient de publier une troupe parisienne, qui, après six mois et plus de circumnavigation, a réintégré, le 15 mai, Paris, son port d’attache. C’est un livret de quatre-vingts pages grand in-octavo, intitulé : les 12.188 kilomètres de Tête de Linotte. Simple collection de pièces, qui n’est pas sans intérêt pour le sujet qui nous occupe.

Il s’agit là d’un des plus récents voyages de comédiens. MM. Raymond Deslandes, Bertrand et Godfrin ont composé cette troupe en lui donnant pour mission d’aller jouer au dehors Tête de Linotte au moment où Fédora remplaçait Tête de Linotte sur l’affiche du Vaudeville. Les missi dominici de M. Raymond Deslandes n’ont, en effet, représenté que cette seule pièce au cours de leur longue campagne. C’est pour fixer le souvenir de leur voyage qu’une fois de retour à Paris ils ont publié la brochure dont nous parlons. Ils l’ont dédiée à leur camarade, mademoiselle Léontine Caron, qui a été leur étoile. Cette brochure, imprimée sur très beau papier, a paru chez Charles Schlæber, imprimeur-éditeur, rue Saint-Honoré. M. Duval Gozlan l’a ornée de vignettes et croquis d’un dessin clair et élégant, qui représentent les principaux monuments et points de vue que MM. les comédiens ont admirés dans leurs nombreuses étapes ; ici le pont d’Avignon ; là, la vue de la cathédrale de Quimper. La brochure n’a été tirée qu’à trois cent dix exemplaires. Elle n’a pas été mise dans le commerce et ne peut l’être ; malgré le luxe de l’édition, elle ne trouverait guère d’acheteurs, puisqu’elle ne contient d’autre texte que des articles de gazettes locales, consacrés à la gloire de Tête de Linotte et des comédiens qui l’ont jouée. Tel qu’il est, ce recueil naïf est curieux à interroger sur les comédiens en voyage, sur la formation des troupes spéciales, sur la tâche qu’elles accomplissent, sur l’effet qu’elles produisent dans les lieux où elles passent.

La troupe de Tête de Linotte comprenait huit artistes, quatre hommes, et quatre dames, un directeur, un administrateur et l’escalier. En six mois et demi, du 4 novembre 1882 au 15 mai 1883 ils ont parcouru trois mille lieues, ainsi que le dit le titre de la brochure. Ils ont commencé par Versailles et Chartres, et terminé par Rouen, Elbeuf et Évreux. Les points de repère et les points extrêmes de leur itinéraire sont le Mans, Rennes, Nantes, la Rochelle, Angoulême, Toulouse, Marseille, Menton, Chambéry, Neufchâtel, Luxembourg, Lille, Maëstricht, Amsterdam, Gand et Amiens, avec toutes sorte de zig-zags secondaires. Mademoiselle Léontine Caron, ses compagnons et ses compagnes ont charmé de leurs grâces et de leurs talents cent seize villes, dont le chiffre de la population varie de six mille à trois cent mille âmes. Partout ils ont produit un effet marqué, de ci de là, contre le tenor vitæ habituelle de la ville où ils descendaient. Narbonne, l’une des capitales du Pays-Rouge, a déployé pour les recevoir les toilettes les plus oligarchiques. À l’autre bout du pré carré celtique, un accès de rire, dont les annales de la ville et de la citadelle n’offrent pas un autre exemple depuis plusieurs siècles, a secoué par eux Luxembourg endormie. Ils ont amené le bourgeois de Bâle à distinguer qu’il est dans l’être humain des « muscles du rire » (Lachmuskeln) capables de certains mouvements vifs et animés, dont on n’avait jamais ouï parler au café des Trois-Rois ni à la bibliothèque de l’Université. Ils ont porté à Strasbourg, à Colmar et à Metz un rayon de France. En les voyant, Aix-en-Provence, ville élégante et fine entre toutes, mais qu’on pourrait difficilement surnommer Aix la Joyeuse, a été galvanisée par la gaieté ; cet événement surprenant s’est produit le vendredi 28 janvier 1883 dans la soirée.

Voulez-vous savoir à quels bénéfices ces sortes d’entreprises peuvent prétendre ? Le premier mois de voyage a rapporté quarante mille francs. Voulez-vous avoir une idée de la faculté de mobilisation de la troupe ? Voici la liste des étapes pour vingt-trois jours : Mons, Hûy, Namur, Verviers, Liège, Maëstricht, Louvain, Anvers, Gand, Nimègue, Arnheim, La Haye, Harlem, Leyde, Rotterdam et Gand, non compris les retours successifs dans deux ou trois de ces villes, adoptées comme centre d’excursions. Nous ne sommes encore en l’an de grâce 1883, que dans la première période d’expérimentation du système des troupes volantes. Ces troupes n’exploitent encore au minimum que les villes de six mille âmes. Ce n’est qu’un commencement. Les chefs-lieux de canton de trois mille âmes, les bourgs, qui n’ont à offrir pour tout théâtre, aux comédiens de passage, qu’une salle de bal enfumée au premier étage d’un cabaret, ne doivent pas désespérer de posséder, chaque année, chez eux, pendant l’espace de deux ou trois soirées, une petite Comédie-Française à l’instar de Paris. La locomotive a tué pour toujours le coche d’eau ; cette même locomotive, qui peut transporter les comédiens dans les localités les plus perdues, nous rendra l’un de ces jours, par une singulière interversion du progrès, la grange classique du temps jadis.

On a plus d’une fois recherché et exposé les effets produits sur la gestion des théâtres de province et sur l’art dramatique en France par le système des troupes ambulantes. Je ne sais si l’on se préoccupe assez de l’état de nos artistes à l’étranger et du caractère de la fonction qu’ils y remplissent. Là-dessus, il y a inattention de la part du gouvernement comme de la part du public, et cette inattention est fâcheuse. Je ne voudrais pas enfler le cœur des comédiens ni les porter à s’exagérer le sentiment déjà excessif qu’ils ont de leur importance sociale. Il est pourtant vrai de dire que, si la France exerce encore maintenant quelque influence morale au dehors, c’est par eux et par la littérature dramatique. Du moins, ils incarnent une part notable de notre action intellectuelle sur nos voisins et alliés naturels. Un comédien qui est en représentation à l’étranger ou qui y contracte un engagement est comme un pionnier qui s’en va défendre les frontières de la langue française et de l’esprit français. Il ne les élargit pas. Hélas ! même intellectuellement et moralement, nous avons cessé d’étendre nos frontières. Nous pouvons seulement et nous devons empocher qu’elles ne se resserrent de plus en plus. Nos comédiens contribueront plus que personne à cette œuvre. C’est là un point de vue que le public, le gouvernement et la Société des auteurs dramatiques négligent tout à fait ou dédaignent de parti pris. Si la nouvelle se répand qu’un chambellan de l’empereur de Russie vient de descendre à l’Hôtel du Rhin, et qu’il machine de nous enlever, pour le Théâtre-Michel, quelqu’un de nos artistes favoris, notre presse éclate en gémissements et en réclamations. Si quelque élève distingué du Conservatoire trouve l’occasion dans les derniers six mois de son cours d’études, d’obtenir à l’étranger des conditions brillantes pour jouer et chanter en français, il faut qu’il repousse les présents d’Artaxercès : l’Administration des théâtres s’oppose à son départ ou à sa fuite ; elle se dresse, devant lui, inflexible, avec le règlement de 1850, l’ordonnance royale de 1847, le décret de Moscou et quantité d’autres documents. Pour ce qui est de la très honorable, mais un peu chicanière Société des auteurs dramatiques, elle n’est occupée qu’à exciter notre diplomatie à préparer et à conclure des traités sur la propriété littéraire, qui écraseront l’hydre de l’Adaptation et qui réduiront tout l’univers à alimenter la caisse des Peragallo de l’avenir ; à moins que l’univers lassé ne prenne le parti de s’abstenir de jouer nos pièces. Qu’est-ce que tout cela ? C’est la France élevant elle-même des obstacles à la diffusion de la langue française et de l’esprit français.

Avant l’année 1870, et depuis près d’un siècle, le domaine européen de la langue française s’était déjà bien tristement rétréci. La langue française n’était plus exclusivement, chez les peuples européens, la langue de la bonne compagnie et de la diplomatie ; elle avait été détrônée, dans chaque pays, par l’idiome national. D’autre part, la langue anglaise était devenue la langue reconnue, et, pour ainsi dire, officielle du commerce dans les deux hémisphères, les Échelles du Levant exceptées. Depuis les succès militaires des Allemands en 1870, notre langue a subi de nouveaux échecs, reçu de nouveaux coups. Rien ne réussit comme la victoire ; ses effets se ramifient dans toutes les directions et pendant une longue suite d’années. La victoire ne livre pas seulement au vainqueur un champ de bataille et des provinces ; elle étend le crédit de son commerce et le goût pour les produits de ses manufactures ; elle accroît l’autorité de ses écrivains et de ses artistes ; elle donne un essor sur le monde entier à ses idées et à ses formes d’esprit. L’Allemand et sa langue sont devenus beaucoup plus généralement et beaucoup plus profondément qu’ils ne l’étaient avant 1870 les interprètes, entre les peuples, des choses de la science et de l’érudition, quoiqu’ils ne méritent plus autant de l’être seuls. Depuis 1870, la langue italienne, s’insinuant et se glissant sous le couvert de la victoire allemande qu’elle exploite contre nous, dispute à notre langue dans le Levant la prérogative séculaire dont elle jouissait d’y être langue principale pour les échanges et pour la politique.

Et voici que sur le domaine du théâtre, où nous gardons encore la prépondérance, nous sommes attaqués de divers côtés et vivement pressés ! Est-ce qu’on ne parlait pas, il y a deux ans, de la suppression possible du Théâtre Michel à Saint-Pétersbourg ? Ce serait là plus qu’un malheur pour l’art ; nous ne craignons pas de dire que ce serait pour nous une sorte de désastre national. Dans le royaume des Pays-Bas, une troupe allemande qui dessert à la fois La Haye, Rotterdam et Amsterdam fait à la troupe française, qui dessert ces mêmes lieux, une concurrence habile et dangereuse. Elle joue tour à tour en langue allemande et en langue hollandaise. Il est à remarquer que, les jours allemands, l’affiche n’indique pas la nationalité du spectacle par la formule de Deutsches Theater (spectacle en langue allemande), mais bien par celle d’ Hochdeutsches Theater (spectacle en haut-allemand) et que, les jours hollandais, au lieu de porter les mots d’Hollœndisches Theater (spectacle en hollandais), elle emploie la rubrique Niederdeutsches Theater (spectacle en bas-allemand). Ce n’est qu’une affiche ; mais qu’elle en dit long ! Et comme elle est faite pour habituer le Hollandais à ne se croire séparé de l’empire d’Allemagne et de la langue allemande que par une différence insensible de dialecte ! En Belgique, sur ce prolongement de la plaine gauloise et du coteau gaulois, dont le nom d’origine est Gaule belgique, notre zèle aveugle pour le principe des nationalités — car c’est nous surtout Français qui, de 1860 à 1870, avons inventé, vivifié, propagé, exagéré le prétendu principe des nationalités pour l’opposer à la vieille idée, qui nous était si propice, de nation et d’État, — notre zèle de dix années pour une chimère funeste a fini par éveiller et par aiguiser l’antithèse endormie du Flamand et du Wallon ; le Flamand est parti en guerre, et c’est le Wallon, notre camarade de langue, qui perd du terrain. La grande et riche ville d’Anvers, qui doit son autonomie à nos soldats, échappe de plus en plus à notre langue. Bientôt peut-être le voyageur français n’y sera plus qu’un Barbare errant parmi des Barbares ; tant le parler flamand et le parler allemand y envahissent avec rapidité la rue et la place publique. Deux théâtres se partagent encore à Anvers les spectateurs : l’un, qui date de 1834, modeste en ses dehors, ayant à peine l’aspect monumental, situé et presque caché dans une des rues les plus somnolentes de la ville ; l’autre, qui a été construit de 1869 à 1872, superbe, étalé, d’une architecture à la fois légère et magnifique, placé au carrefour de deux belles voies, sur un point vivant et tumultueux. Le premier, le Théâtre-Royal, est l’asile laissé à la langue française. Le second, le Schowburg, est le théâtre flamand, ou, comme dirait M. le directeur de la troupe germanique de La Haye, le théâtre bas-allemand. Le Théâtre-Royal lutte du mieux qu’il peut. J’ai vu d’honnêtes mères y conduire leurs filles pour leur faire suivre avec confiance sur le livret la représentation de l’opérette les Mousquetaires au couvent, qui n’est pas absolument une pièce à l’usage des jeunes personnes ; je n’ai pas été scandalisé ; je n’ai pas eu envie de sourire. Le livret des Mousquetaires ! Il sauvait, ce soir-là, une épave, une parcelle, si peu que ce soit, de la patrie parmi les Vlèmes.

Partez donc, comédiens de notre pays ; partez, belles comédiennes. Partez, charmants missionnaires de notre esprit et de nos mœurs. Nos vœux vous accompagnent. Cueillez partout des couronnes. Puisse le Wallon vous admirer dans Namur et la Romande au regard réfléchi vous applaudir à Lausanne ! Que Turin et Gênes vous acclament ! Soumettez-nous le Belt et le Zuyderzée ! Partez, courez, volez ! Là où vous êtes, là est la langue française, là est la France.