À propos de théâtre/III

Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 34-50).
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III

Influence antiprofessionnelle de la décoration sur les comédiens. — La croix de M. Delaunay. — M. Cumberland. — Une figure parisienne : Gustave Claudin.

Quelques personnes ont bien voulu s’étonner que le feuilleton dramatique du Journal des Débats n’ait pas traité de la croix de M. Delaunay, la méme qui fut baptisée, à l’origine, la croix de Samson. Je leur ferai remarquer que l’Ordre national de la Légion d’honneur est l’une des institutions politiques de l’État et qu’ainsi la question de savoir jusqu’à quel point on respecte les principes qui régissent l’Ordre, en décorant ou en ne décorant pas un comédien, homme de grand art et honnête homme, est du domaine de la controverse politique.

Une seule chose serait ici de ma compétence, ce serait de rechercher les effets que pourra produire sur l’art de jouer la comédie l’attribution de la croix aux comédiens. Je crains qu’ils ne soient pas bons. Je crains que le sentiment de la croix obtenue ou de la croix à obtenir ne rende messieurs les sociétaires encore plus enclins qu’ils ne le sont depuis quelques années à s’exagérer la grandeur de leur apostolat. Car ce sont décidément des apôtres. Les rencontrez-vous quelquefois aux abords du Palais-Royal, quand ils se rendent à la répétition ! Ils portent leur tête comme saint Luc. À la ville, cela les regarde. Le chiendent — je demande pardon à ces hauts missionnaires de l’art de la vulgarité du terme — le chiendent est qu’à la scène ils gardent le même port de tête, même quand le personnage qu’ils représentent exigerait un peu moins de majesté.

Pour M. Delaunay, quel méchant tour lui a joué tout de suite la croix ! Il était occupé à donner ses représentations d’adieu. Rien ne le retenait plus ; on le croyait bien décidé. Quand il a reçu la croix des mains du ministre, ç’a été comme si son cœur se dégonflait d’un secret chagrin. Il s’est écrié : « Je ne m’en vais plus ; je resterai à la Comédie jusqu’à ce qu’on me renvoie. » Mot d’infiniment de bonne grâce ! Mais quelle folie !

Vers la retraite en vain la raison nous appelle ;
En vain notre dépit quelquefois y consent ;
En vain La croix a sur notre zèle
En vain Un ascendant trop puissant ;
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Et la moNous rengage de plus belle.

Il y a à présent, trente-cinq ans que M. Delaunay occupe la scène. Il n’y a compté que des succès. La reprise des Effrontés a été l’un de ses plus éclatants triomphes. Malgré ses cinquante cinq ans bien sonnés, jamais il n’a trouvé autant qu’aujourd’hui le chemin de plaire au public. Jamais il n’a été aussi applaudi. C’était une inspiration de sagesse bien rare de disparaître volontairement, en pleine possession de tous ses moyens, dans une conjoncture où il n’eût laissé de lui que les souvenirs les plus charmants. Qui l’arrêtait ? Rien ne l’oblige à une vieillesse laborieuse ; il possède la modeste fortune qu’il faut pour assurer la tranquillité de sa fin de vie. Les reporters nous ont décrit sa jolie maison blanche, au soleil, entre cour et jardin, dans une rue discrète de Versailles. Il aime les bois, les vallons et les collines qui couronnent les adorables replis de la Seine. Il a le jarret robuste pour les parcourir ; le poumon vigoureux pour en aspirer l’air, les parfums et les brumes ; le cerveau frais pour en percevoir les saines sensations. Ses années de retraite, s’il l’eût voulu, s’il s’y fût pris à temps, eussent été plus dignes d’envie que ses années pourtant si heureuses d’activité et de renommée. Je me le figure, revenant le matin, en mai ou juin, d’une course à travers les prés et la rosée ; le facteur lui apporte son journal ; il le prend et court au soiriste, qui raconte un brillant début de jeune premier à la Comédie et qui ne manque pas de dire : « Eh ! Eh ! ce n’est cependant pas tout à fait Delaunay ! Il s’en faut ! Vous rappelez-vous Delaunay dans le rôle !… » Ce serait là encore des plaisirs d’amour-propre et des arrière-bouffées de vraie gloire ! Au lieu de cela, le voilà qui reste exposé aux âpres critiques, pour l’heure où son talent fléchira ; et il fléchira ; c’est l’implacable loi ! Le voilà qui va attendre l’indifférence et la lassitude du public ; et elles viendront, elles viennent toujours ! Et puisqu’il veut rester désormais jusqu’à ce qu’on le renvoie, hélas ! lui aussi l’incomparable Valère et le Dorante non pareil, on le renverra ! Combien peut-être alors il aura le cœur amer ! Sommes-nous donc tous ainsi faits ? Nous est-il donc à tous difficile de nous marquer l’heure où le temps va passer d’aimer et d’être aimé, d’être admiré et célébré, et le temps d’agir, et le temps d’écrire, et le temps de nous démener et de raisonner sur nos tréteaux ! Est-il donc si dur à reconnaître et à accepter, le moment où l’on ne doit plus demander à la vie d’autre plaisir que le plaisir même de vivre, à la nature et au monde d’autre jouissance que le spectacle inépuisable en curiosité du monde et de la nature ? Il paraît, puisque les rares privilégiés, qui, après avoir parcouru la carrière tumultueuse et poudreuse, seraient enfin en situation de vivre pour vivre, n’aperçoivent pas ce dernier bonheur de la vie, le plus doux peut-être et le plus vif de tous, quand on a gardé la santé et acquis l’aisance, ou, l’apercevant, y renoncent pour une chimère, pour un rien, pour un ruban !

Paris s’est beaucoup occupé des expériences de M. Cumberland. J’ai assisté à la séance privée que M. Cumberland a donnée à l’hôtel Continental. Venu un peu tard, je n’ai suivi d’un bout à l’autre qu’une seule de ses opérations. M. Cumberland ne prend sur sa carte de visite aucune qualité. Il ne s’intitule ni prestidigitateur, ni magnétiseur, ni magnétisé, ni somnambule. Il ne traîne à sa suite ni préparateur, ni sujets préparés d’avance. D’extérieur, c’est un gentleman comme un autre, sans aucun air maladif ou impératif. Pas plus fascinateur de physionomie, que fasciné. Il est Anglais, du comté de Leicester. Il a étudié à Oxford. Il a une figure ovale, des cheveux blonds, un œil bleu, profond, tantôt nageant et vague, tantôt en l’air et qui perce l’espace. Il porte seulement moustache, une fine moustache blonde. Il ressemble au général Wolseley, et, par moments, quand son œil se fixe, il a beaucoup du regard de M. Gordon Bennett. Taille, environ un mètre soixante centimètres ; corps robuste et souple ; une mine de santé et de bonne humeur ; une figure jeune. Sur tout cela, je n’incline pas à croire qu’il y ait du magnétisme ni de la double vue dans son cas. Il y a plutôt de la clairvoyance, de la finesse psychologique, une délicatesse infinie de tact et beaucoup d’exercice.

Voici en détail ce que j’ai vu faire par M. Cumberland. Dans le salon de l’hôtel Continental, où nous nous tenions, M. Curaberland a prié un des assistants de lui fournir un objet. Madame la comtesse de P… lui a présenté une épingle en brillants. M. Cumberland a ensuite prié M. Garnier, de l’Institut, d’aller cacher l’épingle dans l’endroit du jardin des Tuileries qu’il voudrait en se faisant accompagner de deux personnes ; M. le prince de S… et M. le comte de P… Ce qu’a fait M. Garnier, tandis que M. Cumberland restait dans le salon de l’hôtel Continental à s’entretenir avec les autres assistants. M. Garnier étant revenu avec ses deux compagnons, M. Cumberland a d’abord mis sa main en communication avec celle de M. Garnier au moyen d’un assez long fil d’archal ; puis, il s’est lui-même bandé les yeux ; puis, il a saisi la main de M. Garnier dans la sienne ; puis, enfin, il a recommandé à M. Garnier de bien tenir sa pensée fixée sur l’épingle, et il est parti, ou plutôt il s’est lancé au dehors suivi de l’assistance. M. Garnier et lui marchaient d’un pas si rapide que nous avions peine à les suivre. Arrivé à la grille de la terrasse des Feuillants, M. Cumberland a tourné à droite sans aucune hésitation sensible. Il a marché vers un certain arbre, sans plus d’hésitation ; et, toujours sans hésitation, il a mis la main sur un point précis de cet arbre, où l’épingle avait été en effet cachée sous l’écorce. J’ai observé, en plaisantant, que les voleurs de Paris étaient déshonorés, de n’avoir pas eu l’esprit, pendant vingt minutes qu’ils ont eues à eux, de découvrir et de dérober une épingle deux fois précieuse. Quelqu’un m’a dit alors et assuré que, entre le moment où M. Garnier était sorti des Tuileries et où M. Cumberland y avait reparu, un garçon de l’hôtel Continental était resté de planton auprès de l’arbre.

Quel âge peut bien avoir M. Gustave Claudin, l’homme le plus en mouvement qu’il y ait dans la presse parisienne ? On tremble de poser la question, puisqu’il faut conclure des Souvenirs de M. Claudin que, en 1840 déjà, il florissait, que, déjà en 1840, les hommes illustres se l’arrachaient. Le fait est que je le connais depuis que j’écris, et tous ceux qui écrivent, de quelque moment qu’ils soient, le connaissaient avant qu’ils aient taillé pour la première fois leur plume. Toujours par les rues, les places, les coulisses, les bureaux de rédaction ; et toujours le premier sur le boulevard à l’heure du toc-toc et du frou-frou, vers trois heures et demie, toujours le dernier, vers une heure et demie du matin, devant le café Riche, le cigare à la bouche, quand Bignon éteint le gaz et que les automédons en maraude cherchent un bourgeois qui veuille bien les conduire à la porte de Levallois ou à la porte de Charenton. Si M. Claudin n’était chrétien et arya, ce qui se fait rare, chrétien et arya authentiques de la Ferté-sous-Jouarre, on le prendrait pour Isaac Laquedem journaliste. Il a toujours vécu. Il a toujours été partie intégrante de Paris. Il a toujours eu cinq sous dans sa poche pour le pourboire du cocher. Il a toujours été jeune. Il parle de mademoiselle Mars en dilettante qui l’a particulièrement fréquentée, et sa discrétion éprouvée de galant homme l’empêche seule d’avouer qu’il a été son premier amant. Pour moi, toute ma vie, j’ai entendu parler « du vieux Schramm » dans le militaire et « du jeune Claudin » dans le civil. La première fois que je publiai à Paris un article de littérature — c’était sur Gœthe à la Revue de l’instruction publique en 1855 — et que je m’en allai, impatient et frémissant, au cabinet de lecture de mademoiselle Grassot, pour chercher dans les journaux l’effet que n’avait pu manquer de produire mon début, il n’y avait pas un de ces frivoles gazetiers qui fit mention de mon nom, mais ils parlaient tous de Gustave Claudin. C’était le dernier bon mot de Claudin par ci, le cigare de Claudin par là, Claudin at all, Claudin for ever. Ô agaçant Claudin ! Depuis, M. Alphonse Daudet, bien après moi, a éprouvé à l’endroit de Claudin, la même sensation de basse envie. Il a fort joliment conté lui-même que, à ses premiers pas dans la vie parisienne, la seule vue de Claudin, mollement étendu sur les coussins de son éternelle Victoria, avec son sempiternel cigare à la bouche, avec son inaltérable sourire exprimant le songe incessamment diapré de Paris, le faisait tout ensemble pâlir, transir et brûler. Claudin, lui, était un sommet de la littérature triomphante où il désespérait de monter. Ne serai-je jamais glorieux comme Claudin ? Ne m’entretiendrai-je jamais, comme lui, au foyer du Vaudeville, sur le pied de l’égalité, avec les grâces épanouies et les grâces naissantes, avec Céline, Léonide, Blanche et Athalie ? N’aurai-je jamais comme lui une Victoria de louage qui courra toujours, un cigare qui ne s’éteindra plus, et tout ce qu’il y a de plus célèbre et de plus charmant parmi les gens à pied, poètes, peintres, comédiens, comédiennes m’envoyant de petits saluts familiers de la main, pendant que fuira radieux, le long de la rue Richelieu, à travers la place du Carrousel, sur le pont des Saints-Pères, mon char numéroté ? Ainsi pensait M. Alphonse Daudet, encore inconnu. Le choc d’émulation fut si violent qu’il en écrivit à la file trois chefs-d’œuvre : le Roman du Chaperon rouge, les Âmes du Paradis et le Petit Chose.

M. Claudin a manié toutes les formes du journalisme. Il a été, à ses débuts, correspondant politique de deux ou trois feuilles de province. Il a eu l’honneur de suppléer quelquefois Théophile Gautier dans le feuilleton du Moniteur, du temps que ce journal était encore le Moniteur officiel. Il est chargé, depuis quatorze ans, de la critique dramatique au Petit Moniteur ; à quoi il joint chaque semaine une chronique parisienne, familière et courte, pour le grand Moniteur, qu’il signe du pseudonyme d’Eurotas. Moraliste ou critique, M. Claudin écrit surtout pour la foule pressée qui forme le public d’un journal à un sou tel que le Petit Moniteur. Ce genre de public n’est pas aussi facile qu’on le croit en matière littéraire.

Il serait rebuté par des articles où l’auteur mettrait, avec le trop de souci d’une forme châtiée, trop de vigueur et trop de substance. Mais il ne souffrirait pas non plus qu’on devînt vide et vulgaire, en étant rapide et à portée. M. Gustave Claudin a eu le talent de réussir auprès de lui. Critique dramatique, il lui sait parler, comme il convient, de Victor Hugo, de Molière, de Sophocle, adapter à une masse de lecteurs inégalement instruits les idées, les impressions et les notions émises, ressenties ou coordonnées pour de plus lettrés et de plus mondains par un Sainte-Beuve, un Saint-Victor, un Théophile Gautier. Chroniqueur, il sait donner des leçons de bon sens, avec un tout petit grain, pas trop violent, d’ironie et de paradoxe, décrire et conter les dessous de Paris sur le ton aisé d’une conversation de boulevard. La librairie Dentu a réuni en volume sous le titre général : Tarte à la crème, quelques-unes des chroniques de M. Claudin. Elles sont comme un prologue des Souvenirs que M. Claudin publie aujourd’hui. Lisez celles qui ont pour titre particulier les Maniaques, Ce qu’on dit dans les journaux, les Idées fixes d’Alexandre Dumas, vous aurez sa manière et sa mesure.

M. Claudin a eu aussi des loisirs pour la littérature romanesque. Naturellement, c’est le roman aisé qu’il a pratiqué. Pour se délasser, pour amuser l’immobilité d’une demi-journée de chemin de fer ou la solitude d’une matinée au coin du feu, rien ne vaut le genre agréable et cursif auquel appartiennent Fosca[1], le Store baissé[2], les Caprices de Diomède[3]. M. Gustave Claudin ne nous fatigue pas la tête d’observations et de descriptions. Il glisse et n’appuie pas. Il est tout en surface. Il a dans l’esprit le dilettantisme et l’indifférentisme de Musset avec des retours, par bouffées, de morale patriarcale et même paterne, qui lui viennent de son métier de docteur hebdomadaire ès bon sens à l’usage du petit abonné bourgeois. Mixture, en somme, assez singulière ! Sa méthode de composition et d’esthétique consiste tout bonnement à réaliser par le livre les songes extravagants de parisianisme que la vie elle-même n’accomplit guère. L’aventure galante, le Store baissé, histoire un peu leste, s’engage chez la fleuriste du passage de l’Opéra et se dénoue dans un bel appartement des Champs-Élysées ; elle pourrait tout aussi bien se dérouler à Bagdad du temps de l’ingénieux Calife, ou à Cachemire du temps de Togrul Bey et des Mille et un Jours. Au contraire, Fosca est un tableau mi-partie de province et mi-partie parisien, dont Berquin applaudirait les dissertations vertueuses, sinon toutes les péripéties. Mais le héros privilégié de Fosca n’en est pas moins un personnage de conte oriental qui trouve toujours un million à sa disposition, à la minute précise où le besoin s’en fait sentir. Le million, le million quand même, le million tout de suite, voilà ce qui flotte dans le fin brouillard de Paris pour les demi-fous et les demi-folles qui en battent le pavé ; c’est le million qu’attrape sans peine et dépose dans le coffre de ses cent nouvelles nouvelles le Parisien Claudin. Aussi, son héros typique est-il son Diomède. L’air du boulevard est le hachisch délirant d’où naissent ces sortes de figures, Diomède ou Dantès. Le Diomède de M. Claudin est tout ensemble savant en toutes sortes de sciences, comme était notre regretté collaborateur Dottain, pénétré et enivré de grande philosophie, d’histoire et de poésie comme Montégut et Paul Bourget, psychologue raffiné et superbe comme Barbey d’Aurevilly, opulent comme Bichoffsheim doublé du baron Hirsch, beau comme Endymion, élégant comme Brummel, fécond en fantaisies comme Caderousse, etc., etc. Toutes les femmes sont à ses pieds, les duchesses et les coryphées, les Lucrèces et les Benoiton. Il épuise la coupe de la vie en quatre ou cinq ans, et il va finir à la Trappe. Tout cela n’est pas d’une objectivité bien solide ; mais bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux. Parmi ces scènes, beaucoup de détails pourtant qui sont la vérité de Paris. De temps à autre, l’humour de bon aloi. C’est dans les Caprices de Diomède que M. Claudin met en présence un voyageur qui a fait le tour du monde, en long, en large et en biais ; un conducteur d’omnibus qui, à la fin de son existence, a parcouru sur sa plateforme, plus de kilomètres que le grand voyageur ; un pâtissier qui, durant cinquante ans, a vendu de la galette rue du Pas-de-la-Mule et n’a quitté un seul jour ni son échoppe ni son fourneau. Qu’arrive-t-il ? c’est le pâtissier qui, des trois, a vu et peut conter le plus de choses intéressantes. Conclusion bien consolante et profondément juste, à condition que le pâtissier ait du coup d’œil et de l’esprit naturel !

M. Claudin est comme ce marchand de galette du Pas-de-la-Mule. Il n’est presque jamais sorti du grand village, toujours en ébullition, qui est borné à l’ouest, par le café Durand, à l’est, par feu le café de Malte ; au sud, par les bureaux du Journal officiel ; au nord, par l’ancien Opéra. Il l’a bien regardé ; il en a joui avec vivacité et avec retenue et il en conte aujourd’hui les mémoires[4]. Son livre est un fouillis, mais animé et amusant qui fait repasser sous les yeux des gens de ma génération tout ce qu’ils ont aimé. Je reprocherai à M. Claudin d’avoir resserré en un volume ce qui pourrait fournir la matière de quatre ou cinq, et de n’avoir pas dressé à la fin de son ouvrage une table des noms propres. Ô monsieur Egger, que vous avez raison sur les Index ! Que je vous sais gré d’avoir plaidé ici la cause des Index, de les réclamer même en grec et pour le grec, bien que vous sachiez depuis plus de quarante ans déjà tout le grec nécessaire pour vous en passer ? Tout n’est pas parole d’Évangile dans les Souvenirs de M. Claudin ; la mémoire lui fourche quelquefois. Jouffroy devient pour lui Jeoffroy. Je veux bien croire que le maniaque dont il nous parle (c’est dans Tarte à la crème) avait compté combien de fois Virgile emploie dans l’Énéide « le verbe auxiliaire être » ; mais que le même maniaque ait aussi compté combien de fois Virgile se sert de « l’auxiliaire avoir », non ! cela, je ne le crois pas ; avec la meilleure volonté du monde, je ne saurais le croire.

Légères distractions de plume volant ingénument sur le papier ! M. Gustave Claudin rapporte, en revanche, bien des circonstances que lui seul a connues et dont l’histoire pourra s’emparer. Exemples : en 1848 ou 1849. M. Gustave Claudin rencontre un jour Proudhon à l’imprimerie du passage du Caire, où se publiait le journal le Peuple qui avait alors un énorme succès. Quelque temps auparavant, Proudhon avait dû mettre le Peuple en commandite. Il dit tristement à Claudin : « Mon journal va maintenant gagner de l’argent… Des capitalistes l’ont accaparé… » Et, prenant le bras de Claudin, il ajoute : « Souvenez-vous que tout journal qui vaut cent francs est perdu pour son parti !… » Tout le sauvage et honnête Proudhon, tout le grand prosateur qu’il était, respire dans ce mot. Une autre fois, en 1869, M. Claudin, qui songeait alors à écrire la vie de Napoléon III, si romanesque et qui a tant de quoi tenter un artiste en narration et en analyse psychique, va trouver le souverain aux Tuileries pour lui demander où résident, en outre de la personne de l’empereur, les sources vivantes de renseignement. L’empereur l’entretient longuement, l’encourage dans son dessein et le congédie sur ces mots : « Surtout ne demandez rien à mes ministres ; ils ne me connaissent pas… Voyez plutôt Gricourt… Je parlerai à Persigny… Si le général Fleury était ici, vous pourriez le consulter… Il m’aime, celui-là, et il me connaît bien… » Ce sont là des lueurs pour l’historien.

Ainsi les perles frôlent les pierres fausses dans la vitrine de choses modernes que nous expose M. Gustave Claudin. Heureux M. Claudin d’avoir écrit ses Souvenirs avec l’absolue naïveté aussi précieuse à certains égards chez un auteur de Mémoires que chez un poète élégiaque ! Il a peut-être ainsi fixé son nom. Mes Souvenirs resteront pour le xxe siècle l’un des agendas-mémento du xixe.

  1. Paris, G. Charpentier, 1880.
  2. Paris, É. Dentu, 1883.
  3. Paris, G. Charpentier, 1878.
  4. Mes Souvenirs. Les Boulevards de 1840 à 1871. Paris, Calmann Lévy, 1883.