À la brunante (Faucher de Saint-Maurice)/11

Duvernay, frères et Dansereau, éditeurs (p. 243-280).


À LA VEILLÉE.


I.

né pour faire un monsieur.


Sa généalogie se perdait dans la nuit des temps ; d’aussi loin qu’il y pouvait plonger son œil noir comme du jais, il n’entrevoyait que des verres qui se choquaient entre eux, et n’entendait que le joyeux glou-glou des bouteilles. Il avait réussi néanmoins à saisir au passage le nom de Jérôme Tanguay, et comme c’était un vrai Canadien du pays, ainsi qu’on se plaît à nommer nos francs lurons, pour lui la vie consistait en un mauvais calembourg, auquel il avait voué une foi robuste ; il s’évertuait, partout où le menait la recherche du pain quotidien, à passer le temps gaiement.

Scieur de long, orfèvre, marin, maçon, charpentier, mesureur de bois, cordonnier, il avait une verve d’avocat, le tact d’un médecin, le cœur d’un curé et l’honnêteté scrupuleuse d’un chef d’opposition qui vise au portefeuille de premier ministre.

Une seule chose manquait pour le rendre complet : Jérôme n’avait jamais réussi à se faufiler dans la gravité qui distingue et honore un notaire.

Cela l’embêtait au superlatif ; car le soir, lorsqu’il revenait chez sa femme Hélène, et qu’appuyé mélancoliquement sur la petite table où s’étalait un fricot au lard et des patates fleuries dans le sel, il regardait ses doigts longs et effilés, Jérôme ne cessait alors de lui répéter qu’il était victime d’un sort jeté à sa mère par un vieux mendiant, et que sans cela il serait né pour faire un monsieur.

Si c’était le cas, il avait certainement du guignon ; oncques malheureux ne fut condamné sur terre à parfaire de plus gros ouvrages, sans les chercher, sans les demander.

S’il se trouvait une rude besogne, il ne la ratait jamais ; c’était son lot, à lui.

Quand il n’y avait plus de farine dans la huche, ni de lard dans le saloir, il se mettait en rouet, raccommodait une horloge, sciait des billots, faisait le solage d’une maison, réparait une batterie de cuisine, ressemelait les vieilles bottes de la paroisse et de ses environs ; puis, l’argent dans sa sacoche de cuir, il retournait flâner au logis, et cela durait tant qu’il y avait du pain sur la planche, car avant tout, Jérôme Tanguay était homme à principes, et le travail continuel aurait pu contrarier la terrible profession que la Providence lui avait départie — être né pour faire un monsieur.

Lorsque j’eus l’honneur de lui serrer la main, il était scieur de gang au moulin de la Grande Rivière Blanche.

J’étais tombé sur une journée excellente pour tout le monde, paraît-il. D’abord il y avait de l’eau plein l’écluse, ce qui faisait aller gaîment le travail : puis, Jérôme avait sous le bras une cruche où devait bien se tenir à la gêne un gros gallon de whisky.

Il était alors en conversation animée avec le foreman qui avait réussi à réunir une corvée extraordinaire pour mettre en marche les scies rondes, et lui disait en ce moment :

— Monsieur, je viens vous annoncer que je suis à la veille d’une.

— D’une quoi ? reprit la grosse voix de l’honnête ingénieur.

— Oui, monsieur, j’ai l’honneur de vous informer que j’en fais trois par année.

— Comment ? trois billots ! fit d’un air surpris M. Nicol, à qui l’on avait vanté Jérôme comme un rude travailleur.

— Je vous présente mes humbles excuses ; car il va me falloir vous contredire, excellent monsieur.

Ce sont trois petites fêtes que je célèbre avec cette ponctualité que vous aimez tant : l’une à la Noël, l’autre aux Rois, la troisième vers la première quinzaine d’août. Je ne suis pas exigeant, quant à la date, mais vous m’obligerez infiniment, monsieur, en ne les confondant pas avec vos billots.

— Je ne défends pas que l’on prenne un coup, deux, trois même, reprit M. Nicol ; cela n’empêche pas le travail. Un homme sait ce qu’il peut porter.

— Certainement, indulgent monsieur, je me range respectueusement à votre avis, avec une légère différence, néanmoins. Lorsque j’en prends une, je reste à la maison. Le travail me donne sur les nerfs alors, et j’éprouve le besoin de le perdre de vue pendant quelques jours ; car voyez-vous, j’étais né pour être comme vous un véritable monsieur. D’ailleurs, soyez tranquille ; elle n’est pas grosse, fit-il en frappant avec conviction sur le ventre de sa cruche ; j’espère revenir demain si je rencontre quelques amis. Autrement, je crains d’être privé pour deux jours de votre aimable compagnie.

Vous serez des nôtres, monsieur Henri : vous n’êtes pas fier, vous, pour les pauvres gens ; on fumera, on dira des contes et l’on chantera ; vous aussi, M. Nicol, vous viendrez, n’est-ce pas ? car si l’on me laisse tout seul, ça prendra plus de temps. Allons, à ce soir, messieurs ; j’ai l’honneur de me mettre en route.

Il partit, se dandinant, sa cruche sous le bras, comme un officier anglais qui porte son sabre, et voilà comme ce soir-là on aurait dit à celui qui serait venu me voir que je veillais en joyeuse compagnie chez mon nouvel ami, monsieur Jérôme Tanguay.


II.

intérieurs et marines.


Jérôme demeurait sur la grève qui descend vers Matane.

Comme celle de la plupart des pêcheurs d’en bas, sa maison était construite en bois rond. L’intérieur se résumait en un modeste appartement, large et carré, où se trouvait à l’aise un énorme métier à tisser, entre les trames duquel jouaient, pêle-mêle, les enfants, les chats et le chien du propriétaire. Dans un coin, il y avait une armoire bleue où se mettait la vaisselle ; tout auprès, deux larges coffres pour la literie ; puis, rangées çà et là autour de l’immense poêle en fonte, des chaises de bois, quelques berceuses, et à chaque angle, un lit où, à certaines heures, s’éparpillait la petite famille.

Un fusil à canon long, qui devait dater du temps des Français, sommeillait paisiblement suspendu à l’une des poutres enfumées du plafond, au milieu d’étoiles de mer et autres curiosités marines, que le filet de maître Jérôme avait forcées à déserter le fond de la mer.

Il devait faire chaud dans cette chambre l’hiver, et, Dieu merci, ce n’était pas le bois qui manquait ; le long de la grève, le fleuve rejetait, chaque mois, assez d’épaves pour chauffer tous les pauvres de Québec.

En humant l’air frais qui entrait par la fenêtre, on voyait aux alentours de la maison une berge, des filets suspendus à leurs pieux, des croûtes d’épinette et des fragments de bâtiments naufragés attendant, pilés en pyramides, le bon plaisir de la cuisine d’Hélène ; des cochons grognant et des poules picorant autour des restes d’une poursil que l’on venait de dégraisser, et plus loin, clouée sur un des pans de la petite grange où ruminait Caillette, une peau de loup-marin qui séchait au soleil.

Tout ce tohu-bohu était là pour affirmer, une fois de plus, la vanité des innombrables occupations auxquelles se livrait ce joyeux monsieur Jérôme Tanguay.

Il nous reçut en bras de chemises, et d’aussi loin qu’il nous vit venir, cria du perron de sa porte :

— Pardon, messieurs, de vous recevoir pauvrement ; ma maison n’est pas grande, et si personne ne manque au rendez-vous, nous allons bientôt y être serrés comme la fournée dans son four.

— Mais, Jérôme, votre hospitalité n’en sera que plus chaude, lui dis-je en souriant.

Nous entrâmes.

Après, nous arrivèrent Lizotte, le capitaine Létourneau, Jacques Ross, le petit Descoteaux et Urbain Blais. Tous prirent place à qui mieux mieux autour de la chambre, et bientôt une conversation générale s’engagea sur la rareté de la morue qui, cette année-là, ne voulait pas donner sur les fonds. Jacques prétendait qu’elle était pourchassée par des mouvées de marsouins qui ne cessaient de la guetter au large, tandis que Descoteaux soutenait qu’elle avait fui vers le Nord, et devait se tenir dans la Baie de Saint-Nicolas ou près de la batture de Manicouagan.

De son côté, Urbain, sous prétexte que le hareng promettait, et que le blé serait d’une belle venue, voulut essayer de glisser son grain de sel à propos de la dernière élection ; mais comme on était là pour s’amuser, personne ne prit la peine de relever son allusion, et Jérôme décrochant son violon se mit à jouer un reel.

Je ne sais pas si c’est la mode ailleurs ; mais chez nous, en bas, puisqu’il est convenu d’appeler ainsi les paroisses qui suivent le Bic, un bon violoneux joue autant des pieds que des mains. Ceci paraît être un paradoxe ; rien n’est plus vrai pourtant ; car, pendant que la main conduit l’archet, les pieds dansent et battent la mesure. La pose classique consiste à mettre habit bas, avoir la tête légèrement penchée en arrière, et tenir le violon moitié appuyé sur la bretelle, moitié retenu par les plis bouffants du gilet.

Le reel eut pour effet de faire sortir maître Blais de sa manie de politiquer.

Il s’avança fort galamment, ma foi, vers madame Tanguay, et tous commencèrent les premiers pas de cette danse fringante que nous tenons des Écossais.

De temps à autre, Jérôme s’arrêtait pour s’essuyer le front et prendre un coup ; tout le monde faisait de même, et la danse reprenait de plus belle, jusqu’à ce que Blais, se laissant tomber de fatigue sur sa chaise, Jérôme se prit à nasiller :

— Lizotte, tu vas nous dire une chanson.

— Saperlotte ! je ne sais rien et j’ai le rhume, répliqua l’interpellé, un solide gaillard de six pieds, qui avait la voix sonore et pleine de modulations.

— Allons donc, vas-tu te faire prier comme la fillette de ce ministre protestant que nous descendions en goëlette, l’été dernier. Avance, mon vieux, prends une cerise et lève la haussière.

La cerise eut pour effet de rappeler à Lizotte qu’il savait la chanson du 25 Avril.

Elle allait sur un air tendre et tout plein d’une mélancolie que je voudrais pouvoir rendre ici. C’était une complainte taillée à larges coups dans cette poésie un peu rugueuse qui va si bien aux gens de mer.

À quelle date remontait-elle ? Je n’en sais rien ; dans tous les cas, elle appartenait à une période antérieure à la conquête.

La voici, dans sa naïve simplicité, et je la donne avec d’autant plus de plaisir que je ne la crois pas connue :

Le vingt-cinq Avril ! je dois partir
Pour naviguer sur l’Amérique,
Bonne frégate populaire.
Quand nous fûmes enchaloués,[1]
       Fallut hisser pavillon blanc,
       Couleur de la France,
Ma belle, pour vivre en assurance.

Et quand nous fûmes en pleine mer,
On vit venir trois gros navires,
Courant sur nous à grand’furie.
Trois coups de canon ont tiri,
Visant notre gaillard derrière ;
Sans aucun mal purent nous faire.

Le Capitaine s’est écrié :
— Y a-t-il de nos gens de blessé ?
Ah ! oui vraiment, mon capitaine,
Regarde donc le contre-maître.
— Mon contre-maître, mon bon ami,
Aurais-tu chagrin de mourir ?

— Tout ce que je regrette au monde,
C’est le joli cœur de ma blonde.

— Ta blonde, nous l’enverrons chercher
Par trois soldats de l’Amérique.
Tant loin qu’elle les voit venir,
Ses pleurs, elle ne peut retenir :
— Ne pleurez pas jeune galante,
Sur la blessure qui me tourmente.

— Je vendrai, robes et jupon,
Et mon anneau, puis ma coiffure,
Galant, pour guérir ta blessure.

— N’engage rien de ton butin ;
N’engage rien dedans ce monde,
Car ma blessure est trop profonde. —

Sur les deux heures après minuit,
Le beau galant rendit l’esprit.
— Adieu la brune ! adieu la blonde !
Moi, je m’en vais dans l’autre monde !


J’étais en train de songer à ce jeune et élégant contre-maître frappé par un boulet sur le gaillard d’arrière de son vaisseau, au moment où il regardait peut-être ce pavillon blanc,

Couleur de France,


qui avait mis l’assurance au cœur de sa belle, lorsque je fus tiré de ma rêverie par l’ami Jérôme qui faisait prendre une larme à ses convives.

— Ça gratte ; mais c’est du bon, disait d’un ton de haute philosophie Lizotte, en remettant flegmatiquement son verre sur la table.

— Oui, ça aide à mettre le feu dessus, repartit Tanguay, qui en ce moment allumait sa pipe à la chandelle : à votre tour maintenant, capitaine Letourneau.

— Je veux bien, fit tout simplement le capitaine, et il commença sur un ton triste :

L’habitant qui ramène ses charrues,
Le soir s’endort auprès d’enfants joufflus,
Tandis qu’hélas ! nous, pauvres matelots,
Pour seuls amis nous n’avons que les flots.

Il y avait de la poésie là-dedans, et c’était avec délices que j’attendais la suite de la complainte, lorsque tout-à-coup le capitaine, passant sur son front sa manche de chemise, nous dit d’un ton chagrin :

— Tiens, c’est curieux, je ne m’en rappelle plus. Dame ! il y a longtemps que je ne l’ai pas chantée. La dernière fois, c’était à l’Anticoste ; je veillais chez Gamache.

— Comment, vous avez connu Gamache ? dis-je avec curiosité.

— Oui, monsieur, je l’ai vu une fois, lorsque je suis parti de Québec pour aller faire naufrage sur la pointe est de son île, ajouta-t-il, avec une conviction toute fataliste. C’était un fier brin d’homme, allez ! et puisque cela vous intéresse, je m’en vais remplacer cette satanée chanson, qui s’est enrâpée dans ma mémoire, par une autre qu’il chantait souvent. Je la tiens de lui ; elle n’est pas drôle ; mais elle servira à vous prouver ma bonne volonté, et elle vous montrera qu’on en voit de rudes dans notre métier. Allons, excusez la compagnie, je serre le vent.

Et il chanta d’une belle voix de basse, en enjolivant chaque finale de ces inimitables fioritures si chères à tout chantre campagnard :

Voilà bientôt le temps qu’arrive,
Navigateurs ! nous faut partir !
Ma mère reste sur la rive
Quand sur la mer me faut courir ;
Choisissons le temps le plus beau
Pour naviguer dessus ces eaux !

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

Vous qui vivez sur cette terre,
Je vais en dire quelques mots :
Vous vous plaignez de la misère.
Qu’est-ce donc auprès des matelots ?
Le jour fini, vous vous couchez ;
Nous, il faut le recommencer.

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

S’il fait beau, l’on vit à son aise,
Hélas ! ça n’est pour longtemps !
Quand vous jasez, sis sur vos chaises,
Nos vaisseaux sont sur les brisants,
Sans avoir heure de repos,
Voilà la vie des matelots.

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

L’été se passe, et les amis
Ne fument pas tous à la Toussaint.
Las ! un grand nombre sont péris
Sans qu’on pût leur tendre la main.
Nous nous disons : « À chaque instant
Il peut nous en venir autant ! »

Sa mère dit ; « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

Pas drôle, sa chanson ! sans s’en douter, l’excellent capitaine Létourneau venait d’ajouter à notre « Chansonnier populaire » l’une de ses plus navrantes mélopées.

Que dites-vous de ce triste refrain de la mère qui, à chacune des poignantes paroles de son fils, répond des larmes plein les yeux ?

Reviens pour le sûr dans un an !

Que voulez-vous ? le pêcheur comme le matelot ne peut pas être toujours joyeux. Chaque matin, le flot l’emporte sans lui dire comment il reviendra le déposer sur la grève, lorsque le soir sera venu. Aussi chacun avait-il répété à l’unisson le touchant refrain, et le cri de l’angoisse maternel achevait d’aller se perdre dans les gémissements de la mer qui pleurait sur les galets, lorsque la porte s’ouvrit pour laisser passer deux nouveaux venus.


III.

jean bart et bidou.


Jean Bart et Bidou étaient deux types, comme il s’en retrouve encore assez rarement dans nos paroisses canadiennes.

Chasseurs par tempérament, buveurs par goût, vieux par habitude, c’était à qui se ferait la plus belle gasconnade, et franchement, ils étaient de force à rompre une lance avec cet excellent Cocardasse, junior, et le doux frère Amable Passepoile.

Ceci était connu par toute la côte ; aussi leur arrivée fut-elle saluée par des hourrahs enthousiastes.

— Nous avons vu de la lumière, et nous sommes entrés, balbutièrent-ils tous les deux ensemble.

— Mais vous êtes les bienvenus, répartit Jérôme tout radieux ; prenez une chaise, un coup et du tabac.

— Merci, merci, Jérôme, ça n’est pas le cœur qui te manque, toi, hasarda le sentimental Bidou.

— Oui, reprit Jean Bart, il ressemble sous ce rapport à mon pauvre Jean, de Manicouagan. Te rappelles-tu, Bidou, comme il savait nous offrir avec grâce et à propos de ce magnifique gin qu’il avait sauvé lors du naufrage de la Magicienne, sur les terribles bancs de sable de là-bas.

— Si je m’en rappelle, Jean Bart ? mais il faudrait être ingrat envers Dieu et envers sa créature, ton fils, si je n’avais pas rangé le jour où j’ai fait sa connaissance parmi les plus beaux et les plus courts de ma vie. Mille grapins ! chaque soir où tinte l’Angelus dans les paroisses, c’était moi qui remplaçais la cloche absente, et je te disais :

— Allons, Jean Bart, il est temps d’aller prendre de l’appétit chez ton descendant.

— C’est vrai cela, et nous partions, bras dessus, bras dessous, pour passer la veillée chez ce cher Jean. Ah ! que de bonnes histoires on se contait devant ces trois grosses futailles de pur Hollande qu’il avait arrachées à un péril imminent, comme dit le docteur Duvert. Et puis, le gardien du phare, était-ce un fin garçon, ça ? Si le Saint-Laurent avait été du rhum, dans dix ans d’ici il n’y aurait plus eu besoin de lumières ; les vaisseaux s’en seraient allés faire naufrage ailleurs ; car tout aurait été bu.

— Ah ! pour ça je suis de ton avis ; mais en fait de gardien, je lui préférais encore le grand Comeau de la Trinité. Il est vrai qu’à jeun il n’était pas commode. Comeau avait alors des colères terribles, mais quand nous nous enfermions dans sa chambre à coucher, et qu’il tirait le long de la muraille une petite table ronde recouverte de verres et de bouteilles, ah ! le beau temps revenait alors, et si ce n’avait été ce satané cercueil qu’il avait fait dresser tout droit, debout, le long de la muraille, j’aurais pu porter la boisson presqu’autant que maître Comeau.[2]

— Pas si bête, de m’approcher de Comeau pour me faire tuer et enterrer sur une île déserte, ah ! bien, j’ai toujours eu d’autre chose à faire, Dieu, merci. Mais le père et la mère Bédard, du phare de la Pointe des Monts, ça c’était du bon butin ! Tu dois te rappeler cette grosse maman qui était si bonne pour tout le monde, et puis, le père Bédard qui, lui, ne donnait qu’en rechignant, mais qui avait aussi bon cœur que son baleineau de femme.

— Oui, oui ! je le vois encore monter sur le pont de la goëlette, grand, maigre, tordu, difforme, allonger entre menton et nez sa perpétuelle grimace, et, tout frileux, se dorloter en plein cœur de juillet, enveloppé dans ce que le commandant appelait « un dolman fourré à la hussard » qui laissait voir ses longues jambes torses, enroulées dans une interminable culotte nankin. Ah ! jour de Dieu ! si je le vois ? mais je le crois bien ! C’était le frère d’un juge, s’il vous plaît ? Quel dommage qu’il soit mort ! La graine de ces gens-là ne pousse plus tous les jours.

— C’est d’autant plus difficile qu’il n’a jamais eu d’enfant.

— Tiens, toi, Jean Bart, tu m’agaces avec tes histoires. Il est vrai de dire que la dernière que tu m’as conté était bonne ; mais j’en retrouve une qui va te faire rendre des points.

Allons, allume et écoutez-moi ça, vous autres.

— Il y a deux ans, j’étais couché avec ma femme Javotte, que Dieu ait pitié de son âme ! Il faisait une vraie nuit de naufrages ; la mer battait furieuse sur les galets ; un nordais terrible faisait des siennes, et l’on voyait noir, comme lorsqu’une âme éblouie par la présence de son juge sent que tout est fini et commence à dégringoler petit à petit vers le fond de l’enfer. Je dormais pourtant bien profondément sur mes deux oreilles, quand tout-à-coup je suis éveillé par des cris d’outardes. Un volier passait au-dessus de la maison ; je le sentais venir à travers les nuages noirs, et bien qu’il fît froid dehors, je ne pus résister à l’envie d’aller leur lâcher un coup de fusil. Je sors tel quel, en petit costume de paradis terrestre, et, après avoir semé mon plomb au hasard, je rentre tout grelottant me fourrer sous mes draps et dormir un petit somme. Ça allait superbement ; je crois que j’étais même à la veille de faire un beau rêve, lorsque tout-à-coup j’entends tic ! toc ! pif ! paf ! sur le toit de ma maison. Je cours dehors, avec un fanal cette fois-ci, et, à ma grande surprise, je trouve… quatre outardes mortes ! Tu peux juger si le volier était haut, Jean Bart ; elles avaient mis trois-quarts d’heure à tomber par terre !

— Dévoration ! quel beau coup ! s’écria Jean Bart, — en décochant une tendre œillade à son verre demi-plein, qu’il faisait miroiter auprès de la chandelle, — mais pas comme le mien.

Hier, je remontais le bord de la Rivière Blanche, lorsqu’au coude qu’elle fait près du Boom, j’aperçois cinq superbes canards qui barbotaient de conserve. J’avais bien avec moi tout ce qu’il fallait ; mais comment tirer ? en ligne, les cinq coins-coins y seraient passés, mais hélas ! ils nageaient en demi-cercle. Tout-à-coup une idée lumineuse me traverse la tête. Mon fusil avait le canon aussi long que celui qui est là, suspendu à cette poutre. Il avait vu les temps des Français ; ce sont les meilleurs, paraît-il, et comme j’avais une aveugle confiance en lui, je l’arcboutai sur mon genou et fis décrire une bonne courbe à son canon. Cinq minutes après, j’avais les cinq canards emplumés bec à bec et passés en sautoir sur mon dos.

— C’était un fichu fusil tout de même, reprit Bidou en rallumant une nouvelle pipe, et j’aurais été curieux de le comparer à celui que je chargeais avec des petites merises.

— Des petites merises, s’écria Jean Bart, dissimulant mal sa stupéfaction au fond de son verre.

— Oui ! oui ! des petites merises ! fit Bidou, l’imitant. Il y a un an, j’étais allé jusqu’à la savane du Grand-Brûlé. Les lièvres foisonnaient autour de moi, mais hélas ! j’avais oublié d’emporter du plomb. L’idée me vint, tout en grugeant des merises, d’en glisser quelques-unes dans le canon de mon fusil. Un lièvre passe : boum ! je le vois qui file, à triple vitesse, au milieu de ma fumée.

Un an après, il y a de cela quelques jours, j’avais affaire au deuxième rang : il me fallait passer par le même endroit ; car ça me donnait un raccourci, lorsque devant moi je vois un petit arbuste se mouvoir. Il y a du gibier là-dessous, que je me dis. V’lan ! je lâche mon coup et ne voilà-t-il pas que je trouve, quoi ? mon lièvre de l’année dernière avec une jeune pousse de merisier entre les deux oreilles. C’était un lièvre propriétaire, à ce qu’il paraît, et mes petites merises allaient parfaitement à sa constitution.

— Je n’ai pas d’aventure de chasse qui vaille la peine d’être racontée, à l’exception d’une toutefois, glissa sournoisement Jérôme qui profita d’un moment d’hésitation marquée chez Jean Bart placé inopinément devant le lièvre de Bidou.

J’étais allé draver dans le haut de la rivière Matane et, par précaution, j’avais bouclé sur mon dos mon vieux fusil. À l’un des détours de la rivière, je me trouve tout-à-coup en face de deux superbes sarcelles qui se lissaient coquettement les plumes, à une demi-portée du talus. J’épaule et laisse tomber le chien ; rien ne vint : mon vieil ami s’était décidé à me rater compagnie. Je le prends, l’examine, et m’apercevant qu’en route j’avais semé la capsule je ne fais ni un ni deux : je frotte une allumette et l’applique sur le bassinet. Paf ! le coup part ; mais en me donnant une maîtresse tape qui me flanque à l’eau. C’était ce coquin de fusil qui s’était mis en tête de repousser, et je revins sur la berge tant bien que mal avec mes deux sarcelles. À peine avais-je mis pied à terre que je sens un fourmillement extraordinaire dans ce que le bourgeois s’obstine à appeler le poste Ergot. J’y porte la main sans façon et, que retirai-je, mes bons amis ? trois magnifiques truites que j’avais seinées avec mon fond de culottes, car je n’avais pas jugé à propos de faire un brin de toilette pour aller au bois et j’avais passé par hasard un pantalon percé et ventilé à jour, comme un filet.

— Cette pêche est vraiment miraculeuse, et je n’ai pas de peine à y croire, ajouta imperturbablement Jean Bart, car entr’autres choses extraordinaires, voici ce qui m’est arrivé personnellement, à moi, Jean Bart le pêcheur.

Tu sais, Bidou, comme à la marée haute le gibier aime à fréquenter l’Anse des Morts : je passais par là en charrette, il y a de cela assez longtemps, lorsqu’à quelques arpents de la grève, je vis une bande d’outardes prendre joyeusement ses ébats. Je n’étais pas comme Jérôme Tanguay, moi ; car j’avais laissé mon fusil à la maison ; mais tu sais que les expédients ne me manquent pas.

À ta santé, Bidou ! ainsi qu’à la compagnie !

Je me déshabille, me glisse doucement sous la lame, et me maintenant entre deux eaux, j’arrive silencieusement à mes outardes. J’avais eu soin d’emporter mes cordeaux, car j’avais foi dans la tranquillité ferme et inébranlable de Barnabé, qui était cheval à ne pas broncher pendant mon absence. Doucement, tout doucement, je glisse en sournois un nœud coulant sous la patte de chacune d’elles, et jugeant le moment convenable pour respirer, je sors victorieusement ma tête hors de l’eau, au milieu de mes quarante outardes, tout en ayant soin de tenir fortement le bout de mes cordeaux. Mais, mille morues ! mon pauvre Bidou ! c’était à se croire saoul, je me sens soulever tranquillement, et me voilà en train de fendre les airs avec une rapidité vertigineuse derrière mes outardes ; car elles étaient bien malheureusement à moi ces outardes. J’avais beau serrer les rênes, rien n’y faisait, et nous rasions toujours la surface verte et clapoteuse du fleuve, lorsqu’enfin, après une course apoplectique, faite comme si j’avais été entraîné par un sorcier de vent, je réussis à m’accrocher les pieds dans le faîte d’un sapin. Je ne pris pas grand temps à enrouler le cordeau autour de l’arbre, et à me laisser glisser au pied. Là, une autre surprise m’attendait. À peine m’étais-je relevé de ma chute, que j’aperçus haut, bien haut, mon sapin qui filait comme un nuage dans la direction du Groenland. Pour ma part, j’avais traversé le fleuve sur un espace de quarante-cinq lieues : j’étais sur la côte du Labrador, et j’ai manqué là une belle occasion d’aller à la recherche de Sir John Franklin, termina Jean Bart qui devenait érudit, lorsqu’il avait bu à son goût et réussi à enfoncer l’ami Bidou.


IV.

la poésie des pauvres gens.


Ces terribles gasconnades, cousines germaines des aventures merveilleuses du Baron de Munchausen, et que je rapporte textuellement, telles qu’on les conta ce soir-là, auraient duré toute la nuit ; car Bidou, ne se tenant pas pour battu, nous menaçait d’un crescendo de verve.

Il avait même débuté en disant à Jean Bart d’un ton narquois :

— Moi, j’ai tué une baleine avec de la cendrée…

Mais Urbain Blais, silencieux jusqu’alors, jugea à propos de l’interrompre :

— Parole d’honneur, vous êtes tous ensemble encore plus blagueurs que le notaire Pierron. Depuis huit ans, il se fait élire en nous promettant six chemins de colonisation, trois ponts, des octrois de terre gratuits, un chemin de fer, deux quais, le télégraphe, une ligne de vapeur hebdomadaire, et la poste tous les jours. Rien qu’à l’entendre nous dire de ces choses à la porte de l’église, l’eau vient à la bouche. Pétris de reconnaissance, nous sommes tous heureux de l’élire par acclamation, et à l’élection suivante, ça recommence ; car le gouvernement, dit-il, n’a pas eu le temps de s’occuper de notre comté qui se trouve malheureusement un des derniers sur la liste alphabétique. Mais cela arrivera indubitablement pendant ce nouveau parlement ; car lorsque la chambre a été prorogée, il a pris des informations officielles, et le sous-chef des travaux publics lui a répondu que les ministres étaient arrivés à la lettre K.

— La lettre K ! mais ça doit être le comté de Kamouraska, reprit le capitaine Létourneau. Il m’y est arrivé une mystérieuse aventure, et je regrette de venir vous la conter, après les gigantesques prouesses de Jean Bart et de Bidou ; chacun ici leur a donné sa part de crédulité, et personne ne me croira.

— Contez, contez toujours, capitaine, cria toute la maisonnée, peu fâchée de mettre en déroute maître Urbain Blais, un cabaleur émérite à qui chaque élection faisait des petites rentes ; on sait que vous êtes franc comme le bois de votre mât de misaine.

— Merci, mes enfants, merci. Je vous dirai donc qu’il y a sept ans, étant à Sainte-Anne de la Pocatière, j’ai eu l’insigne honneur de souper avec le Juif-Errant.

C’était un grand vieillard dont le visage était tellement recouvert par sa longue barbe blanche que cheveux, favoris, moustache, barbiche se trouvaient dans un pêle-mêle indébrouillable, et n’offraient qu’un court espace pour laisser percer les éclairs fauves qui se dégageaient de ses prunelles noires. L’estomac appuyé sur la table, la tête courbée dans son assiette, il se maintenait dans une position qui ne me permettait pas de juger de la fraîcheur du costume que portait le contemporain de Dieu ; mais l’énorme toison blanche de mon vis-à-vis et le gigantesque gourdin appuyé auprès de l’horloge étaient plus que suffisants pour arrêter mes soupçons.

Sans prendre le temps d’achever mon souper, j’avertis cinq matelots de mon équipage, et nous courûmes nous placer sur le pont Saint-Denys, de manière à intercepter l’éternel marcheur. À peine étions-nous installés en embuscade, que nous aperçûmes dans la nuit sombre scintiller les fils d’argent de la barbe du juif.

Il passa ; tous nous lui adressâmes un respectueux bonsoir, et lui fîmes des offres d’hospitalité ; mais lui, sans répondre à nos civilités, continua son impitoyable marche, et une demi-heure après, il traversait le village de Kamouraska qui se trouve à une bonne et longue distance de l’endroit où nous étions.

Le lendemain, je trouvai sur les planches du pont Saint-Denys quelques gouttes de sang caillé.

Elles avaient suinté des pieds endoloris de celui qui, rencontrant Jésus sur la route du Calvaire, se mit à rire de ses chûtes, puis à ridiculiser son pas alourdi par les péchés de l’homme, et en expiation fut condamné lui et sa race, à faire sans cesse le tour du monde, jusqu’au jour où ils se heurteront l’un et l’autre sur la croix du Christ revenu pour juger les hommes.

Cette légende, très-populaire dans nos campagnes, eut pour effet de calmer Bidou qui se contenta de vider son verre d’un seul trait, en signe d’armistice avec Jean Bart.

D’ailleurs, il n’y avait guère moyen de contredire le capitaine : c’était un rude matois, au poing velu et à l’écorce rude, qui ne souffrait pas l’interruption.

Si Jérôme Tanguay était né pour faire un monsieur, Létourneau avait eu pour lot, en venant au monde, de se trouver à point pour voir les choses les plus extraordinaires de la terre.

Une de ses plus fortes croyances de marin, était celle qu’il avait vouée à la sirène.

Malheur à celui qui l’aurait contredit sur ce chapitre là !

L’une d’elles, ne l’avait-elle pas prévenue de l’approche d’une épouvantable tempête, alors qu’il était ancré aux Sept-Îles, l’année qui vit périr onze goëlettes dans ces parages redoutés ?

À son avis, un sien ami manqua, il y a quelques années, l’occasion de faire une jolie fortune.

Il avait appareillé sa berge pour aller pêcher la morue sur les fonds du Cap Chastes. Déjà son embarcation s’emplissait à vue d’œil de beaux poissons, lorsqu’en voulant retirer son hameçon pour l’embouetter, il sentit qu’il y avait prise au bout.

Il se mit à ramener sa ligne, brassée par brassée, dans cette attitude penchée, tête hors bord, que savent prendre tous les vrais pêcheurs de morues, lorsque, horreur ! il aperçut à une profondeur de huit pieds, une tête de femme qui montait vers lui !

C’était une sirène que le malheureux avait accrochée par le coin de la lèvre supérieure.

— Elle était toute jeune, disait Létourneau, à peine vingt-deux mois et ne parlait pas encore ; car les sirènes parlent comme de vraies créatures, ajouta-t-il.

Son teint était frais, comme de la belle chair de flétan, sa figure comme celle d’une jeune fille ; un voile de peau fine partait du front ombré par une abondante chevelure, et retombait à volonté jusqu’à la ceinture où sa forme humaine se confondait avec celle d’un poisson ordinaire.

Comme elle se plaignait fort tristement, le pêcheur tout effrayé la reconfia fort doucement à la vague qui l’avait recelée, et jura de ne plus remettre la main sur une ligne.

— Il a tenu parole, ajouta Létourneau, malgré qu’il eût manqué de faire sa fortune ce jour-là.

Tout de même, termina-t-il, avec un accent d’inexpugnable conviction, à sa place j’en aurais fait autant.[3]

C’était aussi l’avis de l’auditoire ; car pour certains pêcheurs il y a des poissons auxquels on ne touche pas.

Exemple : l’espèce de morue que le commerce désigne sous le nom de haddock et que le vulgaire appelle le poisson de Saint-Pierre. La légende veut que ce soit la première pièce tirée hors des filets par le grand apôtre, au jour de la pêche miraculeuse. Depuis, le dos grisâtre du poisson porte en noir l’empreinte de trois des doigts du chef de l’Église.

Tous ne sont pas rangés dans cette pieuse catégorie, pourtant ; car en ce moment, Madame Tanguay, debout devant moi, une assiette de faïence à la main, me disait :

— On est loin des vieilles paroisses, ici ; et nous n’avons pas toujours ce qu’il nous faut dans une place nouvelle. Il est difficile pour nous de vous offrir des biscuits, M. Henri : les effets et la fleur de bled surtout sont si chers chez les marchands ; mais prenez toujours et excusez du peu.

C’étaient des beignes cuits dans l’huile de pourcil ; tout le monde y mordait à belles dents. Je fis de même, et ma foi ! ça n’était pas mauvais.

Pendant que nous nous rafraîchissions, Jérôme ne pouvant rester inactif, se prit à nous chanter une jolie ballade que je n’ai vue publiée nulle part, quoique Gérard de Nerval en ait recueilli une dans l’Île de France, qui lui ressemble beaucoup.[4]. Celle de Jérôme Tanguay est plus poétique, à mon avis : elle a un petit cachet de féodalité qui donne la chair de poule, rien qu’à l’entendre chanter.

Heureusement qu’elle se termine bien.

C’est dans Paris : Vive le Roi !
Qu’est la fille d’un bourgeois,
Qui voudrait bien se marier ;
Mais son père l’a-t-empêcher.

Dans les prisons de Saint-Valier,
Il l’a-t-envoyé mener ;
Il l’a fait mettre en une tour,
Où l’on ne voit ni ciel ni jour.

La belle a bien été sept ans,
Sans voir aucun de ses parents ;
Au bout de la septième année,
Son père fut la visiter.

Bonjour, ma fille ! comment ça va ?
— Mon très-cher père, ça va bien bas ;
J’ai-t-un côté mangé des vers ;
Et les pieds pourris dans les fers !

— Mon très-cher père, prêtez-moi
Cinq ou six sols livres tournois
Pour r’mettre au maître chevalier
Qu’il vienne m’ôter les fers du pied.

— Ah ! oui ma fille, je t’en donnerai
Plus de cinq cents, plus d’un millier,
Si tu veux laisser tes amours,
Oh ! oui, les laisser pour toujours.

— Mon très-cher père ! allez-vous en
Avec votre or et votre argent,
J’estimerais mieux perdre le jour
Que d’abandonner mon amour.

Mais son amant passant par là
Un bout de lettre lui envoya ;
— Te souviens-tu ma belle amante,
De cet amour qui nous tourmente ?

Fais donc la morte, la délaissée,
À Saint-Denys, fais-toi porter :
Ton père suivra-t-en pleurant
Et ton amant ira chantant.

En passant au coin du marché
Trois cavaliers a rencontré,
L’un avait un beau palefroi,
Deux étaient écuyers du roi,

L’amant prit son épée d’argent
Et décousit le suaire blanc ;
Puis, il y jette un long soupir ;
La bell’ répond par doux sourire.

La morale est moderne, et je la lâche telle que Jérôme me l’a donnée :

On n’connait pas les trahisons
Entre les filles et les garçons,
C’est au curé de les marier
Pour qu’on n’en entende plus parler.

Que d’amantes délaissées, enlevées, aimées, puis délaissées encore, sont venues comme cela réfugier leurs plaisirs et leurs peines de cœur dans la chanson populaire, cette poésie des pauvres gens.

La mémoire de Jérôme fourmillait de ces plaintes, de ces paroles de liesse, de doléances, et probablement ce soir-là, il en aurait laissé tomber d’autres de ses lèvres, si le petit Descoteaux, penché vers la fenêtre depuis quelques instants ne lui eût crié d’une voix chevrotante :

— Prends garde, Jérôme, les marionnettes sont sur la maison.

Ce curieux avertissement rendit Tanguay muet comme un poisson.

C’est une croyance commune à beaucoup de pêcheurs et d’habitants qui vivent sur le littoral du bas Saint-Laurent, qu’un air d’instrument ou une chanson dite le soir, lorsque le temps est calme, fait danser les marionnettes à volonté.

Malheur à l’imprudent Orphée qui s’amuse à jouer avec les sylphes mystérieux qui tressent les blonds fils de l’aurore boréale. À mesure qu’il les regarde nouer leurs valses tournoyantes, il se sent fasciné : peu-à-peu sa pupille se dilate, le chant devient de plus en plus faible ; à peine l’entend-on, et le lendemain matin, le paysan matinal retrouve l’impresario immobile sur la grève. Son âme s’en est allée se mêler à la danse vertigineuse des marionnettes.

Un soir, ajouta Descoteaux en m’expliquant cette poétique croyance, nous étions allés faire une promenade au large, lorsqu’un de mes oncles s’avisa de les faire danser. Petit-à-petit leur cercle de feu vint se rétrécir au-dessus de notre tête ; les marionnettes se mirent à tournoyer autour de la berge et à nous passer le long des oreilles avec une rapidité étourdissante. Mon pauvre oncle ne faisait plus un mouvement, et les regardait avec de grands yeux fixes. Heureusement nous touchions aux galets ; nous le transportâmes sans connaissance à la maison, et ce n’est qu’au contact d’un rameau béni qu’il reprit ses sens.

— Ton pauvre oncle, paraît-il, n’avait pas de chances dans ses promenades au large, reprit le capitaine Létourneau.

— J’étais allé, un jour, avec lui, pour relever les filets que nous avions sur les tangons : lorsqu’en fouillant les varechs et les goêmons avec le bout de nos rames, nous y trouvâmes un noyé enlacé. Je voulais le faire embarquer ; mais l’oncle avait peur, et force me fallut de remettre le cap sur terre.

Il n’avait pas compté sur le noyé qui, paraît-il, était du même avis que moi, et qui ne pouvant venir se coucher sur le banc de la chaloupe, s’était mis à la suivre avec une persistance inouïe. En se penchant derrière le gouvernail, on le voyait qui nageait silencieusement dans le sillage.

— Allons, dis-je à l’oncle, un peu de charité pour l’amour de Dieu ; tu vois bien que ce pauvre mort désire être mis en terre sainte. Laissons-le embarquer.

— Embarque-le, me dit-il.

Je le sortis tout ruisselant du fleuve et, en arrivant à terre, nous le déposâmes sous le hangar en espérant l’enquête qui se fit six jours après ; car on attendait un parent du défunt qui venait du Haut-Canada.

Dès que ce dernier mit le pied dans la chambre où le corps était exposé, le cadavre se prit à saigner du nez : il donnait ainsi son témoignage muet et prouvait au corps de jury qu’il reconnaissait son ami et son allié. C’était prudent de la part du noyé ; il avait sur lui un portefeuille bourré d’argent, qui servit à lui faire dire des messes et à le tirer ainsi hors du purgatoire.

Comme le capitaine Létourneau achevait ces mots, la vieille horloge de Jérôme se mit à sonner onze heures.

Dans l’ombre, les chandelles de suif allongeaient leurs mèches fumeuses hors des goulots de bouteilles qui les retenaient, et le lumignon du plafond tremblotait dans son bec de fer où l’huile commençait à se faire rare.

Chanteurs et conteurs demeuraient silencieux et fatigués ; seule la mer, toujours rajeunie, déferlait au loin son éternel ressac.

Le père de madame Tanguay, le vieux Jean Pierre, se leva alors et secoua sa pipe.

Ce fut le signal de la prière.

Puis, chacun alla se coucher, et c’est ainsi que les bonnes gens d’en bas s’acheminent sans regrets, sans désirs et sans remords, vers le coin obscur du cimetière de leur paroisse. Ils ont en partage la seule poésie et le véritable bonheur d’ici-bas : l’immensité de la mer et le calme pur de la conscience. Contents de leur sort, chez eux, joies, deuil et travail, tout se passe simplement et uniment, sous l’œil et en la sainte garde de Dieu.


FIN DE LA BRUNANTE.
  1. J’écris comme Lizotte prononçait ce soir-là. Évidemment,
    enchalouer vient du mot anglais shallow qui veut dire eau basse, batture, bas-fonds.

    Enchalouer n’est pas le premier anglicisme qui se soit glissé chez nous. Champlain, à propos de Kertk, n’écrivait-il pas ?
    — Étant acertainés de l’ennemi.
    Champlain, édition Laverdière, tome VI, p. 178.

  2. Je n’ai pas besoin de dire que tous ces détails sont rigoureusement vrais. Je les tiens du député de Gaspé, M. le commandant Fortin, ministre des Terres de la Couronne, qui a bien connu Comeau et la famille de l’excentrique Bédard, frère du juge de ce nom. — Personne ne sait autant son fleuve Saint-Laurent par cœur que M. Fortin. Entr’autres détails intéressants, il me disait qu’un jour, — il était en Bretagne — en lisant un livre destiné aux caboteurs français, il avait découvert une espèce de contrefaçon belge de notre beau golfe. Sur la côte armoricaine se cachait un petit port nommé Moisic, et à quelque distance de là se trouvaient les Sept-Îles.
  3. « Le 8 septembre 1725, on envoya de Brest à M. le comte de Maupas, un procès-verbal dressé par le nommé Jean Martin, pilote d’un navire français appelé Marie de Grâce. Ce procès-verbal, signé par le capitaine et tous ceux de l’équipage, qui savaient écrire, rapporte ce qui suit :

    C’était le 8 Août 1720, jour de jeudi, les vents étaient à l’est sud-est, le navire était mouillé sur le banc de Terre-Neuve : sur les dix heures du matin, on vit à bâbord un homme marin. Un appelé Guillaume lui donna un coup de bâton ; l’homme marin montra le poing et fit une figure irritée ; puis en nageant, il passa à tribord, puis à l’arrière où il s’accrocha au gouvernail ; il vint à l’avant et regarda la proue où il y avait une tête de femme.

    Le capitaine, alors, voulut le harponner ; mais il eut peur que ce ne fût le fantôme d’un matelot appelé la Commune qui s’était tué à bord du navire le 18 juillet. Il fit des signes menaçants et s’éloigna en nageant jusqu’à ce qu’on le perdit de vue. »

    On rapporte, en outre, dans le procès-verbal :

    1o. Qu’il était presque en tout semblable à un homme.

    2o Qu’il y avait sept navires mouillés à peu de distance et en vue de la Marie de Grâce.

    Des Sirènes. — Alphonse Karr.
  4. Écoutez un chant sublime du pays de Senlis. — tout en assonances dans le goût Espagnol.

    Le duc Loys est sur son pont,
    Tenant sa fille en son giron.
    Elle lui demande un cavalier,
    Qui n’a pas vaillant six deniers ;
    — « Oh ! oui mon père, je l’aurai,
    Malgré ma mère qui m’a portée ;
    Aussi malgré tous mes parents,
    Et vous, mon père… Que j’aime tant.

    C’est le caractère des filles dans cette contrée. — Le père répond :

    — « Ma fille, il faut changer d’amour,
    Ou vous entrerez dans la tour… »


    Réplique de la demoiselle :

    — « J’aime mieux rester dans la tour,
    Mon père, que de changer d’amour. »


    Le père répond :

    — « Vite,… où sont mes estafiers,
    Aussi bien que mes gens de pied ?
    Qu’on mène ma fille à la tour ;
    Elle n’y verra jamais le jour !


    L’auteur de la romance ajoute :

    — Elle y resta sept années passées,
    Sans que personne pût la trouver :
    Au bout de la septième année,
    Son père vint la visiter.

    — Bonjour, ma fille !… comment vous en va ?
    Ma foi, mon père,… ça va bien mal ;
    J’ai les pieds pourris dans la terre,
    Et les côtés mangés des vers. »

    — « Ma fille, il faut changer d’amour…
    Ou vous resterez dans la tour.
    J’aime mieux rester dans la tour,
    Mon père, que de changer d’amour ! »

    Il est malheureux de ne pouvoir vous faire entendre les airs — qui sont aussi poétiques que ces vers sont musicalement rythmés.

    Vieilles légendes.

    Gérard De Nerval.