À la brunante (Faucher de Saint-Maurice)/12

Duvernay, frères et Dansereau, éditeurs (p. 281-347).


À


Alfred Duclos de Celles,
Homme de lettres.


LES BLESSURES DE LA VIE.



histoire de tous les jours.


Nous étions en juillet, mois de la couvée, de la douce paresse, et des coups de soleil.

La chaleur avait été suffocante pendant le jour, mais elle venait enfin de céder devant la brise de la nuit, qui nous arrivait toute chargée des senteurs embaumées du Saint-Laurent.

Ce soir là, comme d’habitude, j’étais venu prendre place au milieu de la famille de Madame Morin, et respirer à délices ma part de parfums d’été, sous la véranda de leur petit cottage, l’un des plus gracieux de l’Île d’Orléans.

Autour de moi, chacun riait, babillait, causait, sans paraître se douter que ce groupe si gazouillant, à travers lequel la lune me laissait apercevoir têtes blondes et têtes brunes, formait le plus ravissant croquis qu’il soit donné à une imagination d’artiste de rêver. Il avait pour cadre ce grand ciel bleu si plein d’étoiles, qui n’appartient qu’au Canada ou à l’Italie, pour toile, l’immense nappe du fleuve géant, à cette heure-là, lion se faisant agneau, pour point de vue lointain, Québec enveloppé dans sa sombre majesté militaire ; puis, pour animer le tout, le mugissement sourd et terrible de la cataracte de Montmorency, que, par intervalles, nous apportait le vent du large.

La conversation, interrompue à mon arrivée, était redevenue bruyante et animée.

Edmond m’avait pris à part pour m’offrir un cigare et me confier un gigantesque projet de pêche : Joséphine discutait chiffons avec Augusta, et les enfants assis en rond sur le seuil de la porte entr’ouverte, chuchotaient des malices, riant à gorge déployée, comme on sait rire au temps où la vie n’est pleine que de soleil, de fleurs et de parfums.

Quant à leur mère, heureuse du bonheur de tout le monde, elle se reposait des fatigues de la journée, en lisant attentivement le roman du jour dans sa large causeuse dont l’origine devait, pour le moins, remonter à l’époque où vivait son grand-père.

Tout-à-coup, en faisant un mouvement pour secouer les cendres de mon havane, j’aperçus sur la joue de Madame Morin, mise en pleine lumière par l’abat-jour de la lampe, une larme glisser furtivement.

La prose de Ponson du Terrail faisait merveille, — et la dernière résurrection de Rocambole façonnait cette perle précieuse qui n’aurait dû rouler qu’au contact de quelque chose de saint et de vraiment maternel.

Ce triomphe du roman à ficelles me bouleversa malgré moi.

Je ne pus résister au malin plaisir d’embrouiller la maîtresse du logis au milieu de l’intrigue corsée qui la captivait, et prenant un siège auprès du buffet de Chine sur lequel s’appuyait son livre, je lui dis tout bas à l’oreille :

— Que diriez-vous, Madame, si je réussissais à donner une compagne à cette larme qui est là, en train de se sécher solitaire sur le duvet de votre joue ?

— Comment vous y prendriez-vous ? fit Madame Morin, en rougissant de sa sensibilité trahie.

— En vous contant une histoire.

— Une histoire, bravo, Henri ! cria Edmond, qui avait surpris ces dernières paroles ; et la joyeuse troupe, à ce mot de ralliement, vint se grouper tumultueusement au fond du petit salon.

— Oui, mes amis, repris-je, flatté de cette marque d’attention, un récit bien simple, bien naïf, une histoire de tous les jours.


I.


Au moment où je terminais mon grec, en 1859, j’avais pour compagnon de classe, au Séminaire de Québec, un grand garçon, maigre, toujours triste et rachitique, du nom de Paul Arnaud.

La nature ne paraissait pas lui avoir incrusté l’aptitude au travail.

Ses compositions boitaient toujours quelque peu ; malgré un certain cachet d’élégance, son thème explorait sans cesse des horizons inconnus, même à la latinité de la décadence ; l’imagination se révélait beaucoup plus que l’exactitude dans ses versions, et sa leçon trop souvent inédite, invariablement veuve d’aplomb, lui attirait sans cesse ce fameux bulletin annuel, qui doit encore tinter dans l’oreille de plus d’un de mes anciens camarades :

— Mémoire ingrate et peu cultivée.

Notre professeur avait fini par prendre Paul en grippe. Chaque soir le voyait quitter la classe, sa tâche quotidienne écrasée sous une avalanche de pensums les plus variés, et chaque matin ramenait le pauvre écolier luttant courageusement contre l’accumulation de circonstances aggravantes qui pesait sur lui.

Au collége, il suffit bien souvent d’être en délicatesses avec l’autorité pour devenir le chéri, la coqueluche des camarades.

Paul ne jouissait pas de ce privilège immémorial.

Au dehors, il rencontrait aussi peu de sympathies qu’il essuyait de punitions au dedans. Parmi les loustics, c’était à qui se moquerait de son uniforme de collégien, taillé vigoureusement dans la trame velue d’une de nos fortes étoffes du pays. Ceux qui n’avaient pas le courage d’être aussi spirituels, se contentaient de rire sous cape de ces grosses facéties. Les petits, forts de l’exemple des anciens, ne tenaient guère à rester en arrière : dès qu’il sortait de la cour du Séminaire, ses livres sous le bras, un de ces espiègles, qui passent nonchalamment leurs classes, accroupis dans leur paresse, gardant leur sève et leur vigueur pour les flâneries du dehors, trouvait toujours moyen de le bousculer et d’éparpiller sur le sol les classiques détestés ; puis, les doigts de se diriger vers Paul qui, mélancolique, le teint pâli, les yeux bistrés et pleins de larmes, ramassait ses bouquins et reprenait seul et résigné le chemin du logis.

L’enfance est un peu Néron dans ses jeux et ses plaisirs tyranniques ; aussi l’impitoyable supplice se répétait-il avec force variations, à chaque sortie de classe, sans pour cela lasser l’incroyable impassibilité de Paul. On aurait dit ce garçon-là en train de considérer la vie comme une de ces chinoiseries que Dieu sans doute jeta sur terre, avant d’y laisser choir la patience.

Ces drôleries, qui amusaient tant les autres, auraient duré longtemps, lorsqu’une après-midi d’hiver, — c’était jour de congé, — cherchant une adresse dans le faubourg Saint-Roch, et ne sachant plus à qui parler pour m’orienter, j’avisai un ouvrier vers le milieu de la rue Fleury, et lui demandai de me renseigner.

— Informez-vous à l’écolier d’en haut ; il doit connaître ce bourgeois-là, me répondit-il, en m’indiquant une petite porte de cour, entr’ouverte, donnant sur un escalier qui grimpait le long d’un balcon enneigé.

Je me laissai conduire par la rampe, et bientôt me trouvai en face de l’entrée d’un galetas.

Après avoir frappé inutilement, j’ouvris.

Paul, agenouillé aux pieds d’un poêle, essayait de réchauffer de son haleine quelques charbons mourants. Près de là, sur une table en bois blanc, gisaient une miche de pain, un morceau de fromage sec et quelques tessons de faïence prenant de faux airs d’assiette : à l’autre extrémité de ce meuble, dormaient ses livres de classe.

Ces choses passèrent rapidement devant mes yeux ; car au bruit que fit la porte en tournant sur ses gonds, Paul s’était levé. Puis, comme il était de ceux qui n’aiment pas à être vus en flagrant délit d’indigence, l’état de gêne et de pauvreté où je le surprenais se mit à lui serrer la gorge, et il se prit à rougir.

Pour ma part, c’était la première fois que m’apparaissait le spectre de l’abandon de ce pauvre honteux ; je ne trouvais plus rien à dire.

Paul rompit le premier cet instant de pénible silence.

— Enchanté de ta visite, Henri, bien que je regrette de ne pas avoir de siège à t’offrir. Je suis en train de déménager, vois-tu, et pour ces choses, j’aime à prendre mon temps.

À mesure que ces mots échappés avec effort tombaient de sa bouche, le pauvre garçon rougissait de plus en plus, effrayé de se voir en face de son premier mensonge.

— Mon brave Paul, répliquai-je, pardon de venir inopinément te déranger au milieu de cette délicate opération. Je suis à la recherche d’un marchand qui doit rester en quelque part par ici, et ma foi, le hasard a été assez aimable pour me conduire jusqu’à toi.

Le hasard est donc bon à quelque chose, malgré les médisances que l’on ne cesse de débiter sur son compte, fit-il en souriant : seulement, pour cette fois s’il me traite en enfant gâté, il te joue un joli tour en te faisant tomber au milieu de ces murs nus. Tu n’y trouveras, à peu près, que l’adresse qui te taquine.

Et il me donna l’information requise.

Je le remerciai de ce service tout en faisant mouvement de retraite vers la porte.

À ce moment, mes regards tombèrent sur une ancienne boîte d’emballage, appuyée à l’un des angles du petit grenier. Un fragment de tapis, couvrant de la paille qui sortait curieusement quelques brins çà et là, annonçait que ce meuble primitif avait été promu au rang de couchette. Sur ce lit improvisé, s’entassaient pêle-mêle les épaves de ce qui avait pu être autrefois une garde-robe, et à travers ce fouillis inextricable de manches d’habits valétudinaires et de jambes de pantalons invalides, se détachait une charmante tête d’enfant endormie, blonde, souffreteuse, mais d’une ressemblance frappante avec celle de mon camarade.

— Quoi, Paul, non seulement propriétaire, mais encore père de famille !

— Hélas ! oui, mon bon ami ! père de ma petite sœur qui représente tout ce qui reste ici-bas, pour moi, du joyeux mot de famille.

Bien des larmes se cachaient sous les haillons de ce dénûment.

Par ma maladresse je venais d’en faire jaillir la source. Maintenant il y avait presque des sanglots dans cette voix, et ne trouvant rien de mieux à faire, je réitérai mes remercîments à Paul qui voulut me reconduire jusque sur la première marche du balcon.

— Au revoir ! en classe, me cria-t-il, en appuyant tristement sur ces mots.

Ce déménagement supposé, ces dernières paroles surtout, m’indiquaient clairement que Paul ne tenait guère à une nouvelle visite à domicile.

Il appartenait à cette classe de pauvres qui subissent courageusement la misère, la faim, le froid, le manque d’amitié ; mais sentent toute leur énergie se fondre rien qu’à l’idée de savoir que quelqu’un peut s’apercevoir de leurs souffrances.

Pour s’épargner un regard de pitié, ils ne reculeront devant rien. Travaux, fatigues, peines, insomnies, ils entassent tout sur leur santé chancelante, et malheureux ils s’en vont dans la vie, revêtant leur indigence du luxe de l’orgueil, et n’acceptant au monde qu’une seule aumône, la douce croyance de penser que les bonnes âmes se laissent prendre à leurs délicats subterfuges.

J’allais dans la rue, songeant à ces tristes choses, lorsque tout-à-coup j’entendis une rude voix m’interpeller :

— Aie ! là-bas ! l’écolier ! comment avez-vous trouvé le compagnon ? Il n’est pas riche, celui-là, hein ?

Cette phrase interrogative m’était adressée par l’ouvrier qui m’avait indiqué le logis de Paul.

Puis, continuant avec cette volubilité des gens du peuple qui rarement gardent sur le cœur l’admiration qu’ils ressentent :

— En voilà un qui rabote proprement sa planche, bien que ce ne soit pas précisément les nœuds qui y manquent. Qui vous dirait que pour se donner une éducation de monsieur et faire manger des sucreries à la petite, il n’a pas honte de prendre une hache et une scie, avec cette main qui écrit l’écriture, et de travailler chez les voisins. Jamais on ne le voit refuser ses services à personne ; il montre même à lire aux enfants de Madeleine ; c’est le frère du quartier, quoi ! Aussi, Javotte, ma femme, une brave femme, Dieu merci, peut-elle se mettre en quatre pour lui. Hier, ne lui a-t-elle pas laissé une chandelle sans qu’il le sût, parce qu’elle s’était aperçu en allant faire le coup de balai dans son grenier, que le pauvre enfant, malgré l’épuisement de tout ce surcroît de travail, apprenait la plupart du temps ses leçons le soir, à la lueur tremblotante du poële.

— Ah ! mon petit monsieur, au jour d’aujourd’hui n’est pas fils de bourgeois qui veut ! et il tourna le coin, me laissant en face de cette boutade philosophique, qui s’effaça bientôt devant l’image de Paul.

Ce perpétuel sarcasme des camarades, ces punitions du maître, ces incroyables privations, cette profonde misère qu’il souffrait résigné sous l’œil de Dieu, me gonflaient le cœur malgré moi. J’avais hâte d’arriver au lendemain, pour dire son fait à la classe, et ce ne fut que le soir, en songeant à tout ce que j’avais vu, que les dernières paroles de l’ouvrier sur le bonheur des fils de bourgeois me revinrent à la mémoire.

Un livre laissé entr’ouvert sur ma table de nuit par ma mère y répondait admirablement.

— N’enviez pas trop le semblant de bonheur qui les entoure ; car leurs richesses ne passent pas dans l’autre monde, si elles n’y sont portées par la main des pauvres.


II.


— Le congé n’a pas été assez long pour lui donner le temps d’apprendre sa leçon !

Cette boutade, surplombée d’un formidable froncement de sourcil accompagné d’une pincée de tabac d’Espagne non moins formidable, était prononcée par notre professeur qui, faisant son entrée en classe, le lendemain matin, venait d’apercevoir la place de Paul, déserte.

Malgré le terrible creux de sa voix de basse, c’était à tout prendre, une excellente pâte d’homme que notre professeur.

Nature sensible, bonne, susceptible d’affection ; mais cachant avec le soin le plus minutieux ces qualités prises sincèrement par lui pour d’indignes mouvements de faiblesse, il affectait de temps à autre une brusquerie qu’il croyait être de la plus haute importance, pour mener à bonne fin la grave mission que lui avaient confiée ses supérieurs : — apprivoiser nos intelligences rebelles aux charmes cachés du thème grec.

Personne ne se laissait prendre à cette pastiche de férocité, et quiconque savait murmurer un tant soit peu de leçon et déblayer sans trop de gâchis un tronçon de l’Iliade, arrivait infailliblement à ses bonnes grâces.

— Nous allons voir si ce grand flandrin de Paul va continuer longtemps son jeu de marmotte. Pas plus tard que midi, je prendrai des mesures pour que le directeur soit informé de son incroyable paresse.

La fin de ce monologue se perdit au milieu du bourdonnement confus de la classe qui, livres ouverts, étudiait avec un acharnement digne d’une meilleure cause, l’inconnu que semblaient vouloir garder avec non moins de ténacité, les échantillons de la collection Hachette, étalés à profusion sur de malheureuses tables toutes lacérées par de vigoureux coups de canifs.

Bientôt la leçon commença.

À l’appel de son nom, l’élève désigné se levait à regret, au-dessous d’une immense carte de la Mésopotamie, unique ornement de nos quatre murs jaunes, pour nasiller intrépidement sa part de tâche quotidienne, et un quart d’heure de cet attrayant passe-temps faisait oublier à tout le monde l’orage amoncelé sur la tête de Paul.

Une classe émaillée ainsi d’interminables répétitions sur le cours de littérature de Le Franc, égayée çà et là par le rythme rustique de la poésie du Jardin des Racines Grecques, finit comme toute chose ici-bas, malgré le semblant d’éternité qu’elle peut avoir.

La sortie se fit à l’ordinaire, et pendant que la tapageuse cohue se bousculait à la porte, pour saisir à pleins poumons les premières bouffées de l’air du dehors, seul je restai en arrière.

En tête-à-tête avec le maître, je lui fis le récit de tout ce que j’avais pu saisir de l’abandon de Paul. Le grenier triste, froid, malsain, où le flot de la misère l’avait porté, les corvées exceptionnelles que lui imposait le pain de chaque jour, les longues nuits passées auprès de sa petite sœur, les rares moments laissés au travail de la classe, je n’oubliai rien de ce qui touchait à ce long martyre ignoré.

À mesure que se déroulait le poignant tableau, les yeux attentifs du professeur se mouillaient. Puis, lorsque je vins à lui dire toute la malice des élèves envers le pauvre garçon, ses larmes devinrent des jets de flammes.

— Ah ! les têtes folles, s’écria-t-il, je leur montrerai à penser ! et songeant tout-à-coup à la compromettante sensibilité qu’il n’avait pu me cacher, il me congédia en me disant :

— Paul est né aux Cèdres, près de Montréal ; j’écrirai ce soir au curé de l’endroit, pour me renseigner sur ses antécédents. Après cela nous verrons.

Lorsque Paul revint le lendemain, un grand changement s’était opéré parmi tout ce monde.

L’autorité n’avait plus que des paroles d’indulgence pour lui, et les camarades que j’avais vus les uns après les autres, inventaient les petits soins pour leur jou-jou de la veille.

Malgré ce nouvel état de choses, Paul paraissait ne s’apercevoir de rien. Il restait continuellement absorbé par une sombre et muette préoccupation où personne n’aurait vu clair, si je n’avais retrouvé le brave ouvrier de la rue Fleurie, travaillant près du Séminaire.

De lui j’appris que la petite — il appelait ainsi la sœur de mon ami — relevait de la dangereuse maladie connue sous le nom de fièvre scarlatine.

Ce même jour, arriva la lettre du curé des Cèdres.

Le professeur m’en donna communication, et bien que neuf longues années se soient écoulées, elle nous navra si fort, dans le temps, que je m’en souviens comme si elle datait d’hier :

Les Cèdres, ce 29 décembre 1859.


Monsieur et futur confrère,

Depuis dix jours, vous attendez vainement ma lettre.

Mon excuse pour ce long retard est simple : je suis curé de campagne.

Bientôt vous saurez par vous-même comme une journée passe vite à catéchiser les petits enfants, à faire descendre sur les hommes le pardon de Dieu, à bénir le berceau, l’anneau conjugal, le lit de mort, le cercueil de toute une paroisse.

Vous me demandez des renseignements sur un de vos élèves : ce désir est facile à satisfaire, bien que le registre de ma mémoire commence à être quelque peu volumineux.

Paul Arnaud est le fils d’un avocat, venu, il y a quatre ans, chercher aux Cèdres la modeste clientèle que Montréal s’obstinait à lui refuser.

Quand le soir, au coin de mon feu, après avoir fait la lecture du bréviaire, je me ferme les yeux et me prends à recueillir mes souvenirs douloureux, je revois le père de Paul, passant sous les fenêtres de mon presbytère, assis sur le devant d’une charrette chargée de quelques meubles équilibrés çà et là sur des livres de droit, ayant à côté de lui son fils, et sur ses genoux une enfant bien vive, bien gentille. La petite famille avait acheté à crédit un emplacement auprès de mon église. Elle s’y installe ; puis, à quelque temps de là — en automne — je retrouve encore cet homme, pâle, décharné, couché sur un lit d’agonie.

La maison du mourant est froide, abandonnée : il n’y est venu pour tout client que la consomption et le dénuement, et j’arrive à leur suite, pour commencer le travail de la réconciliation.

La lutte fut longue entre le prêtre et cet homme qui s’acheminait lentement vers le ciel par la voie douloureuse.

Tout l’avait quitté si brusquement sur terre. Sa femme était morte de la maladie dont il mourait ; en clouant sa tombe, il y avait enfoui son amour, son énergie, ses espérances. La pauvre malade emportait avec elle les économies de l’humble ménage ; les amis s’étaient effacés peu-à-peu devant la pauvreté naissante, et de quelque côté que le moribond tournât sa tête endolorie, il avait à pardonner.

Néanmoins, d’une main ferme, il prit son calice, but gravement les dernières gouttes, et s’inclina résigné devant son Dieu.

À l’heure de la mort, je dus le quitter pour courir à un autre grabat.

Lorsque je revins, trois gardiens se trouvaient silencieux auprès du cadavre : deux orphelins en pleurs, et un huissier venu pour saisir les quelques épaves de leur héritage, au nom de l’équité et de la justice.

Un créancier avait accompagné ce dernier. Porteur d’un transport d’assurance sur la vie, que M. Arnaud lui avait donné en garantie hypothécaire pour le prix d’achat de son emplacement, cet usurier s’était souvenu à temps que la prime de l’année n’avait pas été payée. Tout essoufflé il était venu exiger une dernière signature qui lui permît de toucher cette somme, et joyeux, il venait de me croiser sur le seuil, cachant dans son portefeuille le prix de la vie de son ancien client.

C’est au milieu de ces scènes ineffaçables que Paul se trouva seul.

Je le recueillis à mon presbytère avec sa sœur ; Je guidai de mon mieux ses études, et au bout de l’an, il me demanda la permission d’aller à la ville.

Deux mois après, je recevais une lettre de lui, m’annonçant qu’il partait pour Québec. Il voulait avoir sa sœur auprès de lui, et le soir même je la confiais à l’un de mes braves paysans qui se rendait au marché.

Depuis, nous ne nous sommes plus revus, et je ne saurais trop vous remercier de m’avoir donné l’occasion de pouvoir lui être utile et de recevoir de ses nouvelles. Aimez-le bien, protégez-le si cela vous est possible ; jamais vous ne rencontrerez sur votre route un caractère plus loyal, un meilleur cœur.

Amable B…
Prêtre.


Ces lignes contenaient une partie de l’enfance de notre camarade, et pour le pauvre garçon le passé avait encore été plus sombre que le présent.

Elles révélaient aussi que ce n’était pas d’hier que l’on pouvait obliger Paul impunément ; car, pour qui le connaissait, ce départ du presbytère avait été fait dans le but de ne pas avoir à se courber sous la honte de l’aumône, lui qui n’aurait pas craint d’être écrasé sous le fardeau du travail.

Longtemps le maître et moi nous causâmes des moyens à prendre pour lui venir en aide sans effrayer sa trop chatouilleuse sensibilité ; mais nos meilleurs plans, nos plus beaux projets allaient se heurter contre cette délicatesse de sensitive. Enfin nous convînmes de ne rien cacher au supérieur, nous en remettant à son tact et à son expérience.

Tout alla bien pendant les trois semaines qui se passèrent à attendre le premier février, époque de l’échéance de la modeste contribution mensuelle exigée des élèves externes par la direction du séminaire.

Ce jour-là, Paul vint déposer comme les autres ses cinq francs sur la table du professeur.

Celui-ci lui prit la main, et les lui remettant :

— Monsieur Arnaud, dit-il, je suis heureux de pouvoir vous annoncer que le supérieur de l’institution reconnaissant votre excellente conduite, s’honore en vous accordant une bourse.

Paul baissa la tête, balbutia quelques mots de remerciement et regagna timidement, gauchement, sa place, au milieu des applaudissements de la classe.

Le lendemain, son siège était vide.

Les jours se suivirent, passèrent ; le banc de Paul était toujours délaissé.

Inquiet de cette longue absence, je courus chez lui.

Son terme était soldé depuis plus d’une quinzaine, et Paul avait quitté la maison, sans rien faire connaître de sa nouvelle adresse.


III.


Je fus deux ans sans revoir Paul. Cela m’avait conduit à l’oublier. Pourquoi ne pas l’avouer ? la vie est ainsi faite.

Larmes et sourires naissent, fuient, s’effacent, reviennent et se succèdent pour disparaître encore, à mesure que va et vient la faux monotone du temps. Lorsque le vieux faucheur s’ennuie dans sa besogne, il cherche à s’égayer en saupoudrant les désillusions, l’indifférence, le doute sur nos cheveux blanchis. La couche légère d’abord, durcit, se cristallise sous la pression constante du lendemain succédant au lendemain. Peu-à-peu l’avalanche grossissante courbe notre tête ; les épaules se voûtent, et nous tombons, les uns à genoux, pour chercher dans l’obscurité la main de Dieu qui relève, les autres froissés et meurtris sous le poids de l’égoïsme, de la décrépitude et de la vieillesse, ces trois derniers hochets du maître.

Insensiblement ces deux vilaines années d’oubli mènent au bleu, puisque me voilà à dire des choses ennuyeuses comme un jour de pluie à Québec.

N’en causons plus, malgré un certain sentiment de rancune que leur souvenir fait gronder au fond de mon cœur ; ce furent elles qui, sous le prétexte de me faire étudier quelque chose, me mirent en tête-à-tête avec Pothier.

Ce grave auteur sous le bras, je me faufilai lestement au milieu d’un joyeux cercle d’étudiants.

Ces messieurs n’avaient d’autre souci que de culotter des pipes, lire des romans, et s’emprunter mutuellement de l’argent, laissant au communisme — roi de la bande, — les pénibles soins du remboursement. C’était là leur manière de savourer cette liberté, que le soir — dans les grands dortoirs du collège — ils avaient si souvent rêvée sur leurs lits de sangle, en songeant à ces joies inconnues de la ville qui les attendaient, blotties patiemment derrière la classe de philosophie.

Pas n’est besoin de dire combien je brillais au milieu de cette indolente troupe de lézards. Si quelqu’un plus actif ne m’eût déjà épargné ce soin, à moi seul en ces temps-là, j’aurais découvert la nonchalance et la paresse.

On trouva néanmoins le moyen de me tirer de cette vie de quiétisme et de tabac.

Depuis longtemps un riche avocat de la ville se mourait de la maladie d’être populaire. Le seul remède possible à la guérison de ce mal — un siège en Parlement — lui était indiqué par son ambition, et il venait d’entrer en campagne électorale.

Selon l’habitude, on était venu me charger — moi — sans expérience et sans barbe — de faire la leçon aux vieux de la charrue, et de les diriger dans leur choix.

Ce fut sur les hustings que je rencontrai Paul.

Comme moi, il avait pris son rôle au sérieux.

Juché sur le haut de la traditionnelle tribune rouge qui flâne à la porte de l’église de presque chacune de nos paroisses, il haranguait les paysans du village. Sa voix claire et sympathique laissait tomber sur eux les grands noms de nationalité, de patriotisme, de religion. La sainteté de ces mots s’imprégnait dans ses paroles, et elle se traduisait par cette conviction magnétique qui ondule un instant au-dessus de la foule attentive, pour mieux se répandre plus tard en frissons d’enthousiasme.

Tout le monde applaudissait à outrance à la nomination du candidat de Paul, et j’étais un des plus rudes claqueurs de l’auditoire, en ma qualité de partisan de M. Bour.

Maintenant que je connais les hommes pour ce qu’ils valent, la rougeur me vient au front rien qu’à écrire ce nom de Bour.

Son portrait est pourtant nécessaire à mon récit.

Juif de naissance, greffé, je ne sais trop comment, sur notre nationalité, il s’était enrichi en tripotant dans ses plaidoiries le bien et le mal avec une même dextérité. À force de tout soupeser dans la balance de ses intérêts, son caractère avait pris un tant soit peu la forme de ce petit meuble indispensable aujourd’hui pour bien parvenir. Le plateau montait à l’arrogance, dès qu’il était mis en oscillation par l’orphelin délaissé, la veuve exploitée, le pauvre riche de son droit : en revanche, les fins banqueroutiers, les voleurs d’avenir, les coupe-jarrets de réputation pouvaient, avec le plus léger billet de banque, le faire tomber au dernier niveau de la bassesse.

À force de ployer ainsi son épine dorsale, M. Bour se laissa choir un jour sur un fort joli sac d’écus, d’où il s’était relevé dandy.

En bon français, dandy signifie papillon, fauvette, pinson, ou n’importe quel autre sylphe ailé, s’il sait se rendre agréablement léger et inconstant : vipère, araignée, chacal, s’il rampe continuellement dans les commérages, s’arrêtant à chaque pas pour sucer, quand même et partout, le cancan, et, sous prétexte d’observations fines et spirituelles, déchirer les réputations du bout de sa griffe rose.

Nous les avons, sans doute pour cela, baptisés du nom de lions, mot qui renferme en lui seul tout un dictionnaire de force et d’énergie.

M. Bour appartenait à l’ordre des araignées.

Rien jusque-là n’avait échappé à la subtilité de ses filets : tout ce qui était venu à lui, gisait à ses pieds ou dans ses coffres, trituré, pressuré, et maintenant qu’il fallait quelque chose de plus délicat à cet appétit gâté, son vaste suçoir s’allongeait vers le peuple.

Paul, quelques amis et moi, nous l’aidions le plus naïvement du monde à filer sa toile.

Ce jour-là, nous travaillâmes donc avec une ardeur digne d’une meilleure cause. Les habitants assis en cercle nous écoutaient gravement causer de politique, de colonisation, d’intérêts agricoles, d’une foule de choses qu’ils comprenaient bien mieux que nous.

Nos arguments n’en allaient pas moins bravement leur chemin.

Une qualité leur valait les attentions de notre auditoire : Paul était excellent improvisateur, et nos paysans sont toujours restés Français de ce côté ; ils adorent la causerie.

Néanmoins, à mesure que la nuit tombait, le groupe s’éclaircissait autour de nous.

Le soir venu, je me trouvai seul avec Paul, assis auprès d’une de ces cheminées à grand cintre, souvenir de Normandie qui se retrouve encore dans nos campagnes. Nous étions silencieux, écoutant le vent rafaler au dehors, le feu grésiller au dedans. La pensée de mon ancien camarade semblait voltiger au plafond, mollement entraînée sur les longues spirales de fumée qu’il tirait de sa bouffarde, lorsque tout-à-coup, sans aucun préambule, il me posa cette question :

— Tu as dû me trouver bien excentrique le jour où je quittai le collège, n’est-ce pas, Henri ?

— Excentrique, non, Paul, mais souffrant peut-être.

— Oh ! c’est là le mot ! Si tu savais combien sont longues deux années, épuisées lentement à savourer le triste arôme d’amertume qui s’échappe de cette fleur née au milieu des larmes — la souffrance.

J’inclinai silencieusement la tête : j’avais trop connu mon Paul par cœur autrefois pour hasarder un mot, inoffensif dans ma bouche, mais qui aurait pu faire cible sur lui.

Cette pensée fut comprise, et je vis errer sur ses lèvres le plus triste des sourires.

— Ne crains rien, mon ami : mes soubresauts de jadis ne se réveillent plus qu’à de rares intervalles. Il s’est tant levé de jours gris sur moi, depuis que nous ne nous sommes rencontrés !

C’était bien là un début de confidence, ou je me trompais fort.

Paul, en disant ces dernières paroles, avait tiré hors de sa poche l’étui de sa pipe. Il y coucha soigneusement la fidèle compagne de ses heures de rêverie ; puis, reculant son siège, il s’était levé.

La confidence allait venir : je l’attendais.

Mais Paul avait encore le caractère saturé de cette fierté nerveuse qu’il avait rendue proverbiale au séminaire. Inséparable gardienne de sa pauvreté, c’était elle qui jadis lui avait indiqué la porte de la classe, et elle venait encore de lui glisser une pensée à l’oreille. Dire ses chagrins, avouer quelque chose de son abandon, n’était-ce pas là demander indirectement cette aumône qu’il s’était fait un devoir de ne jamais accepter — la pitié ?

Je le vis allumer une bougie et prendre la direction de sa chambre à coucher ; avant d’entrer, il me jeta ce bonsoir :

— Depuis longtemps je suis l’image du Figaro qui nous faisait tant rire, lorsque, pendant les heures d’étude nous lisions, à la dérobée, Beaumarchais. Comme lui, ma mission ici-bas, est de faire de tout un peu. Il manquait à ma collection le substantif démagogue : je le possède, et ma foi, comme c’est après celui de forgeron, le métier qui demande le plus de force de poumons, je vais me retremper dans le sommeil, pour être plus frais à la besogne de demain.


Laissé seul auprès du foyer, je me demandai quel serait le vaincu dans cette lutte terrible engagée entre Paul et la misère. Saurait-il s’appuyer sur cette énergie descendue de la cime du Calvaire, que nous appelons la résignation, ou son pied s’enfoncerait-il dans l’ineffaçable trace que Satan laissa empreinte sur notre globe, le jour, où tourbillonnant vers l’éternel abîme, il éclaboussa la terre du bout de son aile fatiguée et en fit surgir l’orgueil.

Minuit me trouva encore rêvant à ces choses. Je crus alors plus prudent de songer au présent, et je venais de me mettre au lit, lorsqu’on frappa à ma porte.

J’allai ouvrir.

L’aubergiste se tenait respectueusement sur le seuil.

— Voici un papier qui doit sans doute vous appartenir ; je viens de le ramasser dans la salle où vous avez veillé. En ces temps d’élections, il est bon de ne rien laisser traîner ; soyez sans inquiétude, du reste, je ne sais lire que ma messe.

C’était un billet d’une écriture féminine difficilement formée.

Curieux en grive, je le parcourus.

Le parfum de l’enfance se dégageait de chacune de ces lignes adressées à Paul qui avait sans doute laissé échapper cette missive de sa poche.

Elle disait :

Mon bon frère,

Le couvent est en retraite : j’en suis tout heureuse, et pourtant j’ai pleuré hier. Une petite fille de ma classe, auprès de laquelle j’étais allée m’asseoir pendant la récréation, m’a dit que sa mère lui avait défendu de me parler, parce que je n’étais pas de son rang.

Cela m’a fait beaucoup de peine : mais je n’y pense plus maintenant, puisque j’ai mis mes larmes aux pieds de l’Enfant-Jésus.

Tous les jours, je le prie pour qu’il puisse te continuer le courage de m’élever, et me mettre en mesure de te rendre plus tard par mes soins cette éducation de demoiselle que tu tiens à me donner. C’est lui, sans doute, qui t’a retiré de ces vilains manuscrits qui prenaient des nuits entières à se laisser déchiffrer, pour te faire respirer l’air du repos et de la campagne. Je l’en remercie, bien que cela puisse paraître un peu égoïste : ta santé, c’est mon avenir.

Papa et maman sont au ciel, et ne cessent de veiller sur nous. Par leurs prières ils ont obtenu que tu continuerais à enseigner aux enfants des familles B*** et G*** ; c’est le pain pour nous, et tu dois être content pour ta petite Noémie.

Travaille, sans trop te fatiguer ; aime moi toujours comme je t’aime, et reviens vite à ta sœur qui t’embrasse.

Noémie Arnaud.

P. S. — À ton retour, si tu ne m’as pas trop oubliée, je te ferai cadeau d’une jolie paire de pantoufles. J’ai économisé la laine sur l’argent que tu me donnais pour mes menus-plaisirs. J’aime mieux te savoir les pieds chauds, que sentir mes poches pleines de bonbons.

En remettant cette lettre à Paul le lendemain matin, je ne lui cachai pas que je l’avais lue. C’était une indélicatesse dont je n’avais qu’à me féliciter, puisqu’elle me mettait en mesure de pouvoir peut-être lui devenir utile.

Je profitai aussi de l’occasion pour lui expliquer la mission de l’amitié sur terre. Je la lui montrai, toujours attentive et dévouée, veillant soigneusement sur les cœurs blessés par la vie, le Christ auprès de Madeleine, Marie auprès de Jean. Je la lui fis retrouver partout, versant de son urne d’or le baume consolateur, soulageant et fortifiant au simple toucher de sa robe.

Paul m’écoutait attentivement ; à mesure que je parlais, son caractère fier semblait s’apprivoiser. Tout-à-coup, il me prit vivement la main :

— Henri, tu es plus sage que moi ! mais songe à ce que j’ai souffert, à tout ce que je souffre encore. Lorsque, comme moi, on a vu mourir son père dans le délaissement, lorsque pendant longtemps la faim est entrée dans la mansarde et s’est assise chaque soir au coin du foyer éteint, contemplant de son œil morne ma seule joie ici-bas, ma sœur tombée mourante sur un grabat à peine réchauffé par des haillons, était-il permis de croire que le monde pût contenir autre chose que des larmes ou des crimes ? Je préférais souffrir silencieux, crainte de voir le sarcasme se glisser sous la commisération. J’ai eu tort, puisque je te rencontre aujourd’hui : pardonne-moi.

Ce cœur longtemps contenu débordait enfin.

Une à une je pus examiner attentivement les blessures que la vie y avait ouvertes.

C’était à pleurer comme un enfant.

Depuis sa sortie du collège, Paul avait travaillé sans répit : non seulement il employait ses veilles à reviser les livres de marchands, à déchiffrer pour les amateurs des paperasses jaunies, à poursuivre ses études personnelles ; mais ses jours se passaient à enseigner aux fils de riches familles.

Qu’il fût joyeux, malade ou peu disposé, il fallait chaque matin recommencer à remplir ce tonneau des Danaïdes.

Le grand secret de cette énergie se perdait dans l’avenir de Noémie. Paul voulait en faire ce qu’avait été sa mère, une femme pieuse, dévouée, simple de goût, et songeant plutôt à semer sous ses pas l’affection et le bonheur qu’à plaire, babiller et poser.

Pour arriver à ce but, il s’était identifié au sacrifice, et devant la sœur, le frère était disparu.

Il fallait le voir, l’entendre prononcer son nom pour se rendre compte de l’étendue de cette affection. Deux heures passèrent à bâtir des rêves d’avenir. Noémie en était l’objet, et cette causerie magique eut pour effet d’infiltrer à Paul une verve toute nouvelle.

Il fut superbe d’éloquence, d’activité, ce jour-là et les suivants. Les personnes du comté doivent s’en souvenir encore. Malgré certaines influences à craindre, le moment de la nomination arrivé, l’élection fut enlevée par acclamation.

Le soir de cette journée mémorable, j’entendis M. le député Bour dire à Paul, en lui tapant sur l’épaule :

— Jeune homme, votre avenir est assuré ; j’aurai l’œil sur vous.


IV.


— De retour à la ville, je me mis immédiatement en campagne pour trouver une place où Paul pût au moins attendre, sans trop de traverses, la générosité de M. Bour.

M. Martineau, propriétaire du Drapeau de l’Union, journal politique, littéraire, agricole, industriel et d’annonces, cherchait alors un assistant-rédacteur.

Je courus lui présenter Paul qui fût immédiatement installé aux appointements de soixante-quinze louis pour l’année. C’était nager en plein Pactole, bien que le flot fût rude à couper, quelquefois.

Personne n’a l’idée du métier que fait l’assistant-rédacteur d’un journal.

Obligé de démolir chaque matin la montagne d’échanges que le courrier empile auprès de son pupitre, il y bêche patiemment, à coups mesurés de ses longs ciseaux, coupant un fait divers par ci, tailladant une variété par là.

Puis ce travail est remplacé par la correction des épreuves et les ciseaux de retraiter devant la plume patiente et attentive qui se promène à droite, à gauche, retouchant, ajoutant, amputant, jusqu’au moment où le temps vient de s’occuper uniquement des annonces du jour.

Que de tact, de délicatesse il faut alors pour arriver à piquer ce nerf caché — la vanité bourgeoise — qui ne mourra jamais, malgré les nombreuses ventouses appliquées sans cesse à l’endroit où invariablement il prend naissance — le porte-monnaie.

M. Pichette, charcutier, sera incontestablement échevin de la ville. Il faut s’insinuer dans ses bonnes grâces, si on veut les voir réagir sur le journal, sous forme du patronage de la municipalité. On le flattera donc en le faisant passer dans la première colonne, tandis que M. Martineau n’occupera que la seconde. Il est vrai que ce dernier n’a que son corbillard pour vivre.

Le moindre fragment d’avis, la naissance la plus imprévue, les décès à héritages, les plus légers mariages, toute cette partie du journal qui se lit à la vapeur, devient ainsi un mosaïque qu’il faut reconstruire quotidiennement. Cela menace de durer tant qu’elle contiendra tous les jours les noms des heureux quincailliers, des bonnetiers, des cordonniers qui voudront de plus en plus river, coiffer, ou chausser la fortune près de leur comptoir ; tant que l’abonné encouragera l’honnête industrie de M. Martin ; tant que chaque lundi reviendra la nomenclature des hommes et des femmes qui aiment à se dire oui, pour mieux se contredire plus tard ; tant que tous les neuf mois les petits anges quitteront les cieux pour se blottir frileusement au fond d’un berceau.

Un assistant-rédacteur, qui sait bien se tirer de ces écueils, ne tarde pas à conquérir la confiance de son chef.

Elle se manifeste ordinairement par « l’article à faire. »

Faire l’article, c’est se mettre à l’ouvrage le soir, pendant que les camarades flânent, fument, causent, prennent l’air, oublient les fatigues de la journée. Les corvées du bureau nous ont abruti, les doigts fatigués refusent de tenir la plume, les yeux lourds et rougis voient danser les lignes qui tombent à grande peine sur le papier ; n’importe, il faut faire l’article. Les seules étapes permises sont les minutes d’épuisement où il faut se prendre la tête entre les mains et la presser, afin d’en faire jaillir l’idée rebelle.

Cela sera tant que l’abonné, couché mollement dans son fauteuil, se dira en remettant sur le guéridon, « Le Drapeau de l’Union : »

— On n’écrit pas si mal après tout dans mon journal.

Ces bonnes paroles compteront pour une partie du salaire de l’assistant-rédacteur.

Il est vrai qu’il pourra se payer les saluts empressés du député qui veut s’assurer une entrée dans le tirage de demain pour y défendre une de ses mesures. Quand il passera dans la rue, quelques déclassés des lettres admireront silencieusement en lui l’homme qui peut se faire imprimer tous les jours, et le malheureux n’aura pas besoin de pendule pour se tenir éveillé le matin. Dès six heures, le propriétaire enchanté d’avoir reçu la veille les félicitations et le remboursement d’idées qu’il ne saurait avoir, enverra carillonner à sa porte pour demander de la copie.

Le jour où sa réputation sera usée, où son cerveau desséché et aride ne produira plus rien, l’article à faire se fera encore.

Un autre aura remplacé l’assistant-rédacteur dans la machine, et le Drapeau de l’Union sortira plus frais que jamais.

Paul avait franchi en huit jours la distance qui sépare la correction des épreuves de l’article à faire.

Sa constitution, déjà façonnée au travail, ne souffrait pas trop de ce régime de forçat : la tâche se faisait à merveille, et M. Martineau frappait son gousset — signe de jubilation chez lui — en songeant à l’excellente acquisition qu’il venait de faire.

Lorsque la caisse chômait, le pauvre garçon avait bien à souffrir quelque peu les brusqueries du propriétaire, mais l’habitude en était venue d’autant plus vite qu’aux jours de liesse et de billion, il fallait — non moindre danger — endurer sans sourciller ses plus minutieuses confidences.

Tout allait donc pour le mieux.

Paul avait le nécessaire : Noémie de jolies robes, de beaux livres et son couvent à volonté, lorsqu’un matin le rédacteur de l’Étoile Libérale s’avisa de chercher querelle au Drapeau de l’Union.

Dans un de ses articles politiques Paul avait cru bon de dire :

— Le pays ne traversera la crise où il est qu’en se retournant vers le passé. Là, dans la pénombre, il entreverra, sous la garde de Dieu, cette nationalité que nos pères ont conservée, à force d’esprit de sacrifice, de foi naïve et de simplicité de mœurs. Cette vue seule saura le retremper, relever son énergie et lui permettre de parcourir sans trébucher le sentier de l’avenir.

L’Étoile Libérale répondait :

— Le passé a vieilli : se baisser et le ramasser, c’est mettre la main sur un meuble vermoulu qui croulerait sous la moindre pression, mêlant sa poussière à la poussière qui le couvrait.

Le progrès, la vapeur, le coton, la mélasse, voilà les leviers qui poussent à la force, à la richesse, à l’avenir. Ils ont avantageusement remplacé ces mots creux et surannés que notre confrère du Drapeau de l’Union laisse échapper dans son dernier article. Nous l’engageons donc à laisser cette rhétorique de convention dans la pénombre, et plus tard, il saura nous remercier de ce conseil, le jour où, riche et indépendant, il lui sera donné de ne plus vendre son beau talent au parti dont il porte le Drapeau.

La nécessité, en faisant de Paul un journaliste, lui avait inculqué cette dignité de sentiments, qui malheureusement fait défaut à un si grand nombre de nos folliculaires.

Discuter pour lui, c’était lutter contre un adversaire, avec les armes de l’ancienne chevalerie, la loyauté et la courtoisie.

Ce langage, aux allures de carmagnole, le désarçonna, et la nuit suivante se passa pour lui à tracer une étude vivement touchée du rôle exceptionnel qu’avait à jouer le journalisme dans un pays où sans cesse se coudoyaient antipathies religieuses, sociales et nationales. À lui de battre la marche, en sachant montrer à l’étranger ces formes de politesse exquise qui ne se puisent que dans la conviction, et à bien lui persuader ainsi que le jour où le nombre et la morgue arracheraient la France de notre sol, elle saurait encore y reprendre pied sur ces boutures enfouies dans le guéret de nos campagnes — la délicatesse et la foi.

Dès six heures du matin, le saute-ruisseau du journal fit son apparition sur le palier, demandant l’éternelle copie.

L’encre perlait encore sur le papier confident de cette digne réponse. Elle se sécha en route.

Resté seul, Paul se jeta un instant sur son lit pour chercher dans le sommeil, un peu de calme à cette agitation fiévreuse d’un cerveau qui s’est livré pendant cinq ou six heures à la gymnastique de l’encrier. L’assoupissement venait de le prendre, lorsque tout-à-coup la porte du garni s’ouvrit et laissa passer la rubiconde personne de M. Martineau.

— Paresseux ! dit-il, en se laissant choir sur une chaise, auprès du lit de son employé.

Paul retomba automatiquement sur ses pieds ; son propriétaire ne l’avait pas apprivoisé au luxe de ses visites.

— Ne vous dérangez pas, mon ami, continua la voix mielleuse de M. Martineau. Je viens vous voir au sujet du premier Québec que vous m’avez transmis. Il faudra en faire un autre.

— Me serait-il permis d’en savoir la raison ? reprit la voix mal assurée de Paul qui croyait dormir encore.

— Sac à papier ! elle est simple : je crois cet article un peu sérieux pour mes abonnés. L’occasion est délicieuse pour leur servir un petit scandale, chose dont ils raffolent. J’ai appris au cercle, hier soir, que le rédacteur de l’Étoile Libérale s’entête à être ivrogne : il faut profiter de cette faiblesse pour lui monter un éreintement. Tout en faisant rigoler mes lecteurs, vous pourrez lui glisser, sous vent, qu’il vaut mieux savoir se faire payer ses idées que les conserver ainsi dans l’eau-de-vie. Dieu merci ! j’ai l’habitude des affaires, moi. Cela sera prêt vers onze heures, n’est-ce pas ?

Cette proposition trouva Paul atterré. Il resta silencieux quelques secondes, puis relevant lentement la tête, il fixa sur M. Martineau ses yeux gris d’où sortaient des effluves de résolution et d’énergie :

— Ce que vous me demandez là, monsieur, est impossible. J’ai le tort, voyez-vous, d’être assez peu homme d’affaire pour suivre les pulsations de mon cœur. Cela contrarie, il est vrai, les recettes de votre caisse qui ne peut que se gonfler, en restant ouverte aux cancans d’écrivailleurs toujours à l’affût de ce qui se passe dans un pays où chacun connaît les qualités et les faiblesses de son voisin. Mais pour que pareil malheur ne se renouvelle plus à l’avenir, j’ai l’honneur de vous donner ma démission d’assistant-rédacteur du Drapeau de l’Union.

Un geste péremptoire accompagnait ces paroles.

M. Martineau ne se méprit pas sur la nature de sa portée, et reprit le chemin de la rue, murmurant prudemment entre ses dents :

— Têtes chaudes que ces jeunes gens : les vieux ont beau leur montrer l’expérience, cela ne sert à rien. Mais laisse faire, un jour tu t’amortiras bien ! Rien n’assouplit mieux les idées que lorsqu’il faut manger.

Pendant les six mois passés au Drapeau, Paul avait, à force de miracles d’économie, réussi à mettre de côté une quinzaine de dollars. Avec cette légère somme, il paya ses dettes flottantes, solda une semaine d’avance à la pension, et se mit en quête de quelque chose à faire. Peu lui importait de voir saigner son orgueil blessé, pourvu que Noémie pût rester au couvent.

Huit jours se passèrent à battre le pavé sans succès.

L’historien, qui autrefois lui faisait copier des manuscrits, était prêt à lui confier de nouveau cette ingrate besogne. Il fallait néanmoins attendre le jour où s’écouleraient les 1000 premiers volumes de ses Illustrations Canadiennes, et cela promettait d’être assez long, car on avait à lutter contre un procédé très-ingénieux. Le rare acheteur prêtait l’ouvrage à ses amis après l’avoir lu, et par cette économique combinaison, une circulation de 200 exemplaires suffisaient au pays.

Quant aux mères de famille, fières d’entendre leurs fils conjuguer avec aplomb le verbe amo, elles les avaient jugés mûrs pour le sixième. Partout Paul avait à se heurter ainsi, à ces phrases de politesse banale inventées contre les malheureux, à qui l’on ne veut rien dire, rien promettre, rien donner.

Le cœur s’use vite à ce métier de solliciteur.

Un autre que Paul aurait déjà donné raison aux paroles cyniques de M. Martineau, et peut-être sans Noémie aurait-il succombé ; mais chef de famille, ayant à lui indiquer le sentier de la vie, dès l’enfance il s’était rangé à l’avis du poëte :

Pas de tête plutôt qu’une souillure au front.

La lutte se continua donc jusqu’au jour, où tomba sur sa table la note arriérée d’une semaine de pension.

Alors son courage l’abandonna.

Sans argent, sans espoir d’en gagner bientôt, il offrit en gage sa montre et descendit dans la rue avec la détermination d’aller chez la supérieure du couvent où était sa sœur.

Il lui avouerait tout, la prierait de garder Noémie quelque temps, et fort de la promesse, qu’il comptait en obtenir, il prendrait à pied le chemin des États-Unis, pour essayer d’y faire un peu de cet or si nécessaire, écrivait quelqu’un, pour vivre sur terre et dormir dessous.

Je le rencontrai au moment où il s’engageait dans la ruelle qui mène au cloître des Ursulines.

Je ne sais si son air de profonde tristesse me frappa ; mais, flairant quelque chose d’inusité, je l’arrêtai.

Après quelques hésitations, Paul m’annonça tout ce qui s’était passé, et je venais de lui faire promettre d’abandonner pour quelque temps sa résolution et d’accepter l’hospitalité de mon garni, lorsque M. Bour, l’air affairé, une liasse de papier sous le bras, — pour la tenue — sortit de son bureau, situé près de là, et nous aborda, souriant, la bouche en cœur :

— Je causais précisément de vous, hier, avec un ministre, dit-il, en s’adressant à Paul. Je lui ai dit que c’était un véritable crime de laisser végéter dans le journalisme une intelligence aussi bien faite que la vôtre pour briller dans l’administration. Comme il lui fallait un secrétaire pour son département, il s’est engagé à mettre ce poste à votre disposition.

Paul était tellement pétrifié d’étonnement que sa mémoire ne pouvait plus lui fournir aucune parole de remerciements.

M. Bour attendit un instant l’effet de ses paroles ; puis, pressé par un de ses clients, il s’éloigna, en lui faisant un signe amical du bout de la main :

— Ne soyez pas si timide, jeune homme ; ce n’est que simple reconnaissance de ma part.

Joyeux nous ne fîmes qu’un bond chez moi.

En route, Paul échafaudait rêves sur rêves.

Depuis longtemps il voulait faire apprendre à Noémie le dessin et la musique, arts pour lesquels se montraient chez elle les plus belles dispositions. Elle aurait des maîtres ; pendant les vacances, il jouirait des progrès de l’année, et cela aurait le bon effet de le distraire d’un long travail littéraire qu’il allait pouvoir mettre sur chantier — travail qu’il portait dans sa tête depuis bien longtemps.

Bref, une quinzaine se passa à bâtir et rebâtir châteaux sur châteaux dans cette malheureuse Espagne qui n’en aura plus bientôt.

Un soir, Paul brodait comme toujours sur l’avenir.

Longtemps il m’avait tenu émerveillé, écoutant avidement un de ces mille et un projets qu’il avait sur Noémie. J’étais encore sous le charme de cette voix vibrante et sympathique, lorsque tout-à-coup sa main qui chiffonnait distraitement le dernier numéro de l’Étoile Libérale, se prit à trembler.

Il pâlit ; puis, faisant un effort sur lui-même, m’indiqua silencieusement le fait divers suivant :

— Corruption. — M. Tardy, contre qui M. Bour a lutté si péniblement, il y a quelques mois, vient d’être nommé secrétaire du ministre des Travaux-Publics. Nous tenons de bonne source que ce transfuge de notre parti, s’est laissé séduire par son ancien adversaire. Grâce à ce savant coup de tactique, M. Bour vient de se débarrasser ainsi du seul rival à craindre pour les prochaines élections.


V.


Rien n’atrophie plus vite et plus sûrement notre pauvre nature humaine que la fourberie et le mensonge. Les déceptions, le découragement, les expériences précoces sont autant de fenêtres ouvertes par où pénètre la phtisie du doute, et malheur à l’âme qu’elle caresse de son mortel frisson !

Paul heureusement avait un caractère profondément religieux.

À ses moments de désillusions, il s’était fait une loi de se rappeler cette pensée d’un saint livre, qui l’avait frappé, un jour que le mal allait le gagner :

— Souffrir avec résignation doit être la plus grande ambition de l’homme, car si l’ennui n’était pas un mal, les anges eux-mêmes lui envieraient ce privilège.

Paul se résigna donc et moi j’écoutais son cœur saigner ; car recommencer le métier de suppliant, faire anti-chambre à la porte de ces heureux du monde qui s’enferment aussi hermétiquement dans leur bonheur, que des huîtres dans leurs coquilles, était devenu un poids au-dessus de nos forces réunies.

Il habitait encore ma chambre, n’ayant plus même le courage d’aller voir sa sœur.

Le temps passait toujours, et franchement je ne voyais plus d’issue à cet avenir, lorsqu’une idée soudaine me frappa.

Un matin en allant chez ma mère, je me croisai sur le trottoir avec un gros fournisseur qui s’était enrichi en donnant plus de dîners que de coups de truelles.

Je ne sais trop comment cela me mena à songer au bal qui avait lieu ce soir-là chez Madame Raimbault ; et en arrivant, je priai ma sœur de vouloir bien faire en sorte que Paul y fût invité.

À quatre heures, un billet rose et parfumé comme la main qui l’avait tracé était sur notre table.

En l’ouvrant, mon camarade crut à une mauvaise plaisanterie, mais avant que le feu fût aux poudres, j’entrai de plein pied en matière.

Je débutai en lui démontrant combien il serait difficile de se refuser à la délicate attention de Madame Raimbault. Je lui fis entrevoir les positions, les fortunes, je n’osai dire les mariages, qui s’étaient faits au milieu d’un bal : bref, je finis par enlever la place de vive force, en y laissant tomber le nom de Noémie, et il capitulait bientôt, acceptant comme condition le cadeau d’une paire de gants et d’une cravate, accompagné du prêt d’un habit de louage que j’avais eu le soin de me faire apporter.

Le soir Paul entrait au bal.

La lumière des lustres trahissait bien un peu son air timide ; mais en somme, comme il était joli garçon, cela pouvait passer à la rigueur, parmi les roués de salons, pour prendre de la pose. Dès son arrivée, il fallut subir les présentations d’usage.

Heureusement qu’il connaissait déjà bon nombre d’invités et n’eut qu’à balbutier une dizaine de fois la phrase banale, — enchanté de faire votre connaissance — alternée de vigoureuses poignées de main, distribuées au milieu d’une mosaïque de :

— Vous allez bien ?

How do you do ?

Ces mots prononcés vaguement lui donnaient le droit de faire comme les autres.

Il pouvait maintenant s’appuyer sur les fauteuils des dames et leur chuchoter des riens à l’oreille, les conduire dans l’embrasure des fenêtres pour leur y faire attraper un bon rhume, ou mieux encore, leur lire toutes sortes de fadaises rimées, sous prétexte qu’elles gisaient au fond d’un petit papier vert d’espérance sur un lit de dragées.

Je laissai Paul assis sur une ottomane, causant avec la maîtresse du logis, et, tout joyeux, je me perdis dans une salle de jeu, songeant à la jolie tournure que prenait mon projet ; car j’avais un but en insistant autant sur la présence de mon ami à la soirée de Madame Raimbault.

Cette femme, esprit supérieur, jugement sain, fortune superbe, mettait sans cesse ces trois belles choses au service des talents que la misère menaçait d’asphyxier. Son doigt de Samaritain avait relevé une foule d’intelligences, qui, sans lui, se seraient traînées dans la médiocrité, et comme elle avait ce flair délicat qui caractérise les cœurs sensibles, les excellentes qualités et les hautes capacités de Paul ne manqueraient pas de la frapper.

J’allai, écoutant distraitement la musique des quadrilles, le froufrou des robes de soie, les éclats de rire de la foule, songeant au bonheur que les riches pouvaient semer ici-bas, lorsqu’ils daignaient se rappeler la sainte pensée d’un philosophe :

— Combien de malheureux peuvent être consolés avec peu ! la poussière de fleurs ne suffit-elle pas aux abeilles ?

Insensiblement, cette promenade sentimentale m’avait ramené à mon point de départ.

Paul était encore assis à l’endroit où je l’avais quitté ; Madame Raimbault organisait un lancier.

— Comment, Paul, que fais-tu là ? au milieu de ces joies, de ces bruissements, tu te dresses comme une statue de la mélancolie.

— Je rêve aux curieuses choses qui défilent sous mes yeux depuis un quart-d’heure.

— Mais il s’agit bien de rêver ! il faut danser, mon ami ; je parie que tu as refusé de le faire jusqu’à présent.

— Je n’accepte pas, car je perdrais ; Madame Raimbault a voulu insister, il y a un instant, sur un quadrille : malheureusement, elle n’avait sous la main que deux Canadiennes-Françaises, jolies comme le sont nos compatriotes, mais s’obstinant à causer anglais entre elles et tenant particulièrement à manifester leur regret que les faaast daaances ne fussent pas sur le programme de la soirée. Je me suis épargné cette corvée assez adroitement, et n’y ai guère perdu au change. Vois ce qui se passe à côté de nous.

Un robuste nez rouge surgissant tout étonné au milieu de longs favoris rouges taillés à la Dundreary, se dressait orgueilleusement sous un gigantesque lorgnon. Deux jambes longues et imperceptibles s’échappant d’une tunique rouge, elle aussi, où une asperge aurait été mal à l’aise, servaient de base à cet objet curieux qui représentait le plus interminable des officiers du Royaume-Uni d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse.

C’était un major du 7ème fusilier léger.

Le malheureux, en ce moment, menait une dissertation sur le langage des fleurs, avec une pâle Anglaise qui lui répondait par des questions sur la charge de Balaklava.

Rien de curieux comme les deux idées fixes de ces jouvenceaux sur le retour.

L’un avait le Xérès tendre ce soir-là et s’était juré de faire ce qu’il n’avait entrevu que de très-loin pendant sa carrière militaire — une conquête — Mademoiselle avait la tête remplie du livre à la mode « Kingslakc’s Crimea, » et, retournant sur le dernier champ de bataille, y tenait solidement son major. Alors celui-ci, bon gré mal gré, enfourchait son coursier pour mieux suivre l’imagination belliqueuse de son interlocutrice ; mais infailliblement, il venait se désarçonner sur le bouquet qu’elle tenait nonchalamment à la main, et recommençait à effeuiller d’un air féroce les pétales d’une rose, roucoulant devant cette marguerite improvisée, le vieux refrain des amoureux transis :

— On m’aime ! beaucoup, passionnément…

Dans un coin, un groupe féminin tirait à la cible sur la tunique et les décorations du major, faisant converger sur elles toutes les effluves possibles de la coquetterie.

Froid et impassible, il n’en continuait pas moins sa leçon de botanique, abandonnant dédaigneusement le soin de cultiver ces productions coloniales à un gros monsieur chevelu appuyé négligemment sur le manteau de la cheminée, de manière à faire ressortir les avantages de son buste.

Des prunelles veloutées de ce galant obèse semblait ruisseler quelque chose de si parfaitement ridicule, qu’elles me tinrent rivé à leur scintillement pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’un bruit sourd et caverneux vint me les faire oublier complètement.

Il provenait d’une autre espèce de monsieur — jaune cette fois — à l’encolure de gendarme incompris, qui, accoudé doucement sur le piano, fredonnait intrépidement quelque chose entre ses dents.

Tout-à-coup, sa voix se prit à détonner, avec la tristesse d’un ouragan, une douce romance qui se terminait par ce moelleux quatrain :

Une attachante rêverie
Rappelle à mon cœur ses amours.
Oui c’est à la mélancolie
Que je veux consacrer mes jours !

Il fut suivi par une dame, un peu sur le déclin, qui pianota amoroso :

Autrefois un mot de ma bouche
Le rendait ou triste ou joyeux ;
Mais aujourd’hui rien ne le touche,
Pas même un pleur de mes yeux.
Ah ! quand mon âme est accablée,
Quand rien ne saurait la guérir,
Oui, je me croirais consolée,
S’il souffrait de me voir souffrir.

Cette curieuse fantasmagorie paraissait faire douter à Paul de son existence. Il semblait regarder, écouter, suivre tout de l’air indécis d’un fumeur d’opium, lorsque soudain, sortant de sa torpeur, il me prit le bras :

— Viens, Henri ; je me sens chavirer. Des gens intelligents, ou faits pour l’être, passent une soirée à renier la langue de leurs ancêtres, des militaires à causer le langage des fleurs, des femmes à ne rêver rien au-delà de l’uniforme anglais, des hommes sérieux à donner un pli fashionable à leur pantalon, ou à se faire l’écho de la première niaiserie rimée ; et ils appellent cela s’amuser ! Ah ! mon ami, quel guet-apens nous attendait sous ces lambris ? Allons ! J’aime mieux me persuader que l’on s’est donné le mot pour me mystifier, et tout le monde ici semble se douter que mon habit n’est pas à moi.

Ce n’était pas le lieu, ni le temps de discuter avec Paul, et, profitant d’une danse assez animée, nous allâmes saluer Madame Raimbault, et discrètement nous nous préparions à sortir du dernier salon, lorsque je me heurtai sur M. Bour qui venait de la salle des rafraîchissements.

— Toujours passant la vie agréablement, me dit-il, en me serrant la main avec les démonstrations de la plus franche amitié.

Puis, apercevant Paul qui, en le voyant venir à moi, s’était brusquement éloigné :

— Tiens, je ne savais pas que M. Arnaud avait l’habitude de voguer en si haut parage. Je lui ai déjà prédit qu’il ferait son chemin.

— Il n’y a pas à en douter, M. Bour, puisque vous-même l’aviez jugé digne de votre protection.

— Bien, mon ami, bien ; je vous remercie de me rappeler ce léger défaut de mémoire ; je crois, en effet, lui avoir dit, il y a quelques mois, que j’essaierais de le placer au Département des Travaux publics. Mais, mon cher, il m’a été impossible de rendre ce service à votre ami : entre nous, j’avais dans les jambes mon ancien rival d’élection qu’il fallait caser de toute nécessité. Je l’ai fait disparaître, et, Dieu merci, j’ai le champ libre aujourd’hui. Vous comprenez ma position, n’est-ce pas ? D’ailleurs, tout n’est pas perdu ; il se présentera bien encore une autre occasion.

Cet incroyable cynisme dépassait tellement ce que j’avais vu de plus complet en ce genre qu’il me prit par surprise, et à peine trouvai-je une réponse au bonsoir que l’imperturbable député me jeta du bout des doigts, pendant que j’allais rejoindre Paul, au pied de l’escalier.

Silencieux, nous reprîmes le chemin du logis.

Une profonde misanthropie nous y attendait ; décidément cette soirée avait eu l’effet d’un verre grossissant où se reflétaient l’homme et ses incompréhensibles faiblesses.

Chez Paul, qui avait eu à souffrir plus que moi des suites de la bêtise humaine, elle se traduisait par un silence dédaigneux. Quant à moi, j’étais en colère perpétuelle avec moi-même, pour avoir mis tant de persistance à conduire à ce bal le pauvre blessé.

Cela aurait duré assez longtemps, si un matin je n’avais jeté les yeux sur le « Drapeau de l’Union. »

En tête de son premier-Québec se détachait ce jour-là, en caractères gigantesques, ces mots toujours avidement accueillis :


CHUTE DU MINISTÈRE.


Le Parlement, s’ennuyant de voir à sa tête les mêmes hommes, s’était payé la veille le joli plaisir de les basculer, et, parmi la liste des nouvelles puissances du jour, figurait orgueilleusement le nom de M. Bour.

Sans souffler mot de mon projet, je sautai sur mon chapeau et d’un trait courus à la résidence du fortuné mortel.

M. Bour avait terminé sa toilette : à midi sonnant, il devait avec ses collègues se rendre à l’Hôtel du Gouvernement, pour y prêter serment en qualité de ministre des Postes. Sa tenue était achevée ; sa chemise à jabot étincelante, son habit superbe, son pas souple comme sa conscience : tout chez lui décelait l’homme arrivé.

Il me reçut avec l’exquise politesse du parvenu — lui assis, moi respectueusement debout — et, de ce petit geste de tête habituel aux ministres, me mit en demeure de lui expliquer brièvement l’objet de ma visite.

Le dialogue ne fut pas long ; je revenais lui rappeler ses promesses de protection envers Paul.

Le moment était venu de le placer, et, comme il faut toujours faire vibrer quelque corde cachée, je lui fis entrevoir dans le lointain la silhouette d’un mien cousin qui pourrait bien avoir quelque velléité de se présenter dans le comté où l’Honorable ministre devait retourner faire sanctionner par ses constituants l’acceptation de son portefeuille.

M. Bour me promit tout ce que je voulus.

Le mois suivant, le nouveau ministre était acclamé, et son retour en ville nous fut annoncé par une longue enveloppe cachetée au timbre du département des Postes, et portant l’adresse de M. Paul Arnaud.

La reconnaissance s’était fait jour à travers cette nature momifiée par l’ambition, et le ministre s’était enfin souvenu de l’homme modeste, à l’éloquence et à l’énergie duquel il devait une partie de sa carrière dorée.

Fiévreusement nous décachetâmes le pli officiel.

L’Honorable M. Bour faisait savoir à M. Paul Arnaud, qu’il était nommé facteur du bureau de poste de Québec, avec émargement de cent louis par année.


VI.


Tous les jours, vous croisez sur le trottoir un pèlerin allant droit devant lui avec la régularité de l’oiseau de passage, marchant leste et joyeux par la pluie, par le vent, par la neige, par la canicule, et ne s’arrêtant que pour lever de temps à autre le pied de biche d’une porte.

On ouvre : une main blanche apparaît, presse discrètement l’objet reçu ; puis, le voyageur se remet dans l’espace.

À peine, lorsqu’il vous coudoie, lui accordez-vous un regard distrait, et pourtant cet homme a une mission de la Providence.

Voyez le sac de cuir qui pend à son côté : il recèle mystérieusement une partie des joies et des douleurs du quartier.

Maintenant, passez, la tête haute : demain, vous viendrez vous incliner devant lui pour recevoir votre quote-part de ce qui se cache dans sa besace ; car demain, probablement, le facteur de la poste viendra frapper chez vous.

Humble fonction, classée au rang des plus humbles de l’administration, c’était elle que Paul devait remplir dorénavant, grâce à la munificence de l’honorable M. Bour.

Ce qu’une éducation parfaite, une solide instruction, des manières distinguées, des liens de reconnaissance n’avaient pu obtenir de l’intrigant député, tout occupé de son dangereux rival, M. Tardif, la menace d’un nouveau point noir, prêt à surgir au bord de son horizon politique, l’avait arraché du pusillanime ministre.

Paul commença sur-le-champ à remplir sans fausse honte, sans murmures, les devoirs de son infime charge.

Il avait l’exquise modestie des âmes véritablement supérieures, et, en débutant dans la vie, pauvre, sans influence, sans protecteurs, il s’était énergiquement dicté d’avance ce qu’il devait faire sur terre.

Je dis énergiquement, car il en faut de l’énergie, plus qu’on ne le pense, à celui qui, de gaieté de cœur, se décide à immoler ses rêves de jeune homme, à sacrifier le rang que pouvaient un jour lui donner ses études consciencieuses pour venir, au nom du pain quotidien assuré à ceux qu’il aime, engrener son talent et ses aptitudes au milieu des rouages d’une administration presque toujours lente à découvrir le vrai mérite, presque toujours prête à obéir au moindre mouvement de rotation imprimé par le bras nerveux de la cabale et de la coterie politique.

En recevant sa nomination, Paul avait quitté, malgré moi, la retraite où je l’avais prié de venir s’abriter contre les mauvais jours.

Il logeait maintenant rue d’Aiguillon, dans un garni où, moyennant une modeste rétribution mensuelle, on lui avait loué deux chambres petites, proprettes, bien aérées et perchées sur le bord d’un toit d’où l’on apercevait — aux jours de soleil — l’un des plus ravissants paysages du Canada : la vallée de St. Charles, avec sa rivière bleuâtre, ses chantiers de construction et ses collines de gazon portant sur leur dos les blancs villages de Charlesbourg et de Lorette.

Là, dans ce nid, heureux et content, il vivait tranquillement, sous l’œil de Noémie qu’il avait fait passer à l’externat du couvent.

C’était maintenant une grande et brune fille, pleine de santé, à l’œil vif, au teint rosé, à l’esprit enjoué, à l’âme sainte. Entre ses heures d’études, elle préparait les deux repas de son frère, faisait son petit ménage, le matin, pendant que Paul était allé au marché : trouvait encore le temps de faire quelque peu de raccommodage ; puis, le pied alerte, le nez au vent, partait trottinant vers les Ursulines, livres et cahiers sous le bras.

Le soir venu, on causait sans amertume, sans préjugés, sans partialité, des échos du monde qui venaient mourir sur le seuil de la chambrette ; et, le lendemain, la journée recommençait par le signe de la croix.

Souvent, en passant par la rue que j’habitais, Paul arrêtait me serrer la main ; je continuais à être le confident de ses joies, comme je l’avais été de ses peines et de son délaissement.

Un matin, il me parut plus pensif qu’à l’ordinaire.

Le bruit circulait alors — chaque jour amène le sien, souvent l’antithèse de celui de la veille — que le gouvernement allait enfin réglementer l’importante question du service civil. Il voulait en faire une carrière honorable, et une commission devait être bientôt nommée avec consigne de trier les spécialités par tous les départements, et d’étudier le meilleur mode adopté dans les vieux pays, pour bien faire fonctionner le nouveau système.

Parmi les membres de cette commission, se trouvait un ancien abonné du Drapeau de l’Union, grand admirateur des articles de Paul. Il lui avait laissé comprendre — entre la lecture de deux lettres — que dans le cas où le remaniement projeté aurait lieu, il pourrait compter sur son influence pour être attaché à un département où son éducation serait à l’aise, et où il pourrait être certain de voir ses services reconnus par ces périodiques augmentations de salaire toujours si bien accueillies.

Le regard ébloui de Paul plongeait dans l’avenir, en disant ces choses.

Alors il se voyait consacrant la fin de sa jeunesse, tout son âge mûr, aux devoirs de sa charge ; puis lorsque la main de la vieillesse se serait appuyée sur son épaule, il partait pour les Cèdres avec Noémie et achetait la maisonnette où il avait appris ses premières leçons de douleur. Là, il lisait, étudiait, cultivait sans bruit son jardinet, veillait de temps à autre au presbytère et reprenait le lendemain cette vie, jusqu’au moment où, sa mission remplie, il irait se coucher à côté de son père dans le cimetière de la paroisse.

Ces propos que nous menions si lestement ensemble, il les tenait aussi avec Noémie la brune, qui allait grandissant et s’enjolivant à vue d’œil.

Quelquefois Mademoiselle Jeanne, apportant sa laine et son tricot, venait y prendre part : alors la fête était complète.

Petite, maigrette, figure franche et sympathique, nature de sœur de charité, Mademoiselle Jeanne était un de ces types que le vulgaire poursuit de son sarcasme en laissant tomber sur eux, dès que la trentaine a sonné, l’impitoyable nom de vieille fille.

Vieille, elle l’était, malgré ses trente-cinq ans, si l’on peut appeler vieille une femme qui a refusé d’aller s’agenouiller au pied de l’autel, la tête emmaillotée de fausses nattes, le cœur vide, le pied légèrement courbé sur le sentier de la coquetterie, la main délicatement posée sur le bras de l’homme assez riche pour se payer le fantôme de l’amour. Vieille, elle l’était, s’il suffit pour cela d’avoir été froissé par les rudes battements de la conscience humaine ouverte à tous les vents ; puis, un jour se replier en soi-même, renoncer à jamais à ces joies de la maternité entrevues si souvent au milieu des douces heures de la rêverie, et se consacrer, au nom de Dieu, à l’immense famille de ceux qui pleurent et manquent de tout, excepté de la meilleure part du royaume des cieux.

Le caractère affectueux de Mademoiselle Jeanne l’avait porté naturellement vers Noémie. Restant dans la même maison, elle était venue lui offrir ses services, une après-midi où le nombre de boutons à poser, la quantité de pièces à aligner sur certains vieux habits de Paul, menaçaient d’absorber tout le congé. Gaiement l’ouvrage s’était fait, et depuis ce temps-là, on se voyait chaque jour. Alors les petits soins d’intérieur se donnaient plus minutieusement, les heures où le frère était absent passaient moins longues, et la vieille fille retrouvait dans le regard spontané de Noémie la franchise, le dévouement, l’indépendance de sa jeunesse passée.

Pourtant un soir d’automne, le vent qui jaunit les feuilles, ternit le gazon et tache l’azur du ciel, se prit à souffler sur ce bonheur.

Toute pâlotte, Noémie rentra frissonneuse au logis ; la bise lui avait fait mal, et elle se mit au lit avec les symptômes d’une violente fièvre.

Paul fut debout toute la nuit auprès du chevet de la pauvre petite, faisant des prodiges de tisanes et de médicaments.

Vers l’aube, profitant d’un moment d’assoupissement chez la malade, il descendit frapper chez Mademoiselle Jeanne, l’installa gardienne de son cher hôpital et courut chercher un médecin des environs. Celui-ci prit le pouls de la mignonne endormie, l’éveilla pour examiner sa langue, se consulta un instant en lui-même, et lui déclara qu’il lui était impossible de préciser la nature du mal, avant de l’avoir étudié quelque temps ; en attendant, il prescrivait des fébrifuges et s’engageait à venir le soir même.

La présence de Paul était réclamée dès huit heures du matin par la nature de son service ; le soir, il était libre à six heures.

Ce long espace ne fut qu’une interminable inquiétude pour lui ; la tristesse, l’abattement le suivaient partout ; le gai son des cloches n’avait plus à ses oreilles que le tintement funèbre du glas ; les rires du passant suintaient le sarcasme, et à peine avait-il distribué quelques lettres que déjà sa position lui était apparue comme une horreur. La joie silencieuse de ceux qui décachetaient devant lui leur courrier et en dégustaient lentement les bonnes nouvelles, lui faisait entendre tomber si sonores les larmes qui suintaient le long de son âme !

À son retour, il trouva Mademoiselle Jeanne courbée sur l’oreiller, où sa pensée s’était tenue toute la journée ; elle suivait de l’œil les progrès de la maladie.

Le médecin était debout au pied du lit, se frottant les mains d’un air satisfait ; il venait de découvrir chez Noémie un superbe cas de fièvre typhoïde, un de ces cas qui donnent du fil à retordre à la science. L’état de somnolence alterné de délire, qui avait déjà envahi le système, devait se prolonger jusqu’à la huitième ou neuvième journée ; alors aurait lieu probablement une crise favorable.

Ces nouvelles étaient on ne peut plus tristes ; depuis bientôt quarante-huit heures que durait le supplice de Paul, il ne savait où donner la tête, et maintenant il lui restait la perspective d’une semaine encore de cette vie dont chaque minute était marquée par un gémissement plaintif de sa Noémie, chaque heure par la marche aggravante du terrible et mystérieux virus.

Mademoiselle Jeanne se partagea le jour, et Paul la nuit, pendant cette semaine de douleur, où il fallait non seulement faire le service du bureau mais encore gagner l’argent qui fournissait le vin, la glace, les remèdes si nécessaires pour sauver la précieuse existence en péril. Dans ce partage de tribulations et de fatigues, la sainte fille avait choisi les soins délicats, les petites prévenances, les mille soulagements qu’une main de femme peut seule distribuer ; Paul les préparations de remèdes et les courses du dehors, larmes sous lesquelles se cachaient de nouvelles larmes ; car un matin, ayant besoin d’un peu d’eau pour préparer une potion, il était descendu en quérir chez son propriétaire. Deux commères assises dans la cuisine causaient des assiduités de Mademoiselle Jeanne.

— A-t-on jamais vu ça, disait l’une, voyez cette pimbêche, comme elle saisit bien l’occasion d’être toujours en haut, sous un prétexte ou sous un autre. La semaine dernière, c’était pour aider la petite à travailler ; aujourd’hui, c’est pour l’aider à mourir.

— Avec ça que le Monsieur n’est pas trop laid, répondit l’autre ; m’est avis qu’il y a quelque chose de louche dans tout cela ; il est temps de descendre la demoiselle dans l’esprit du quartier : sa conduite devient compromettante pour la maison.

Sous ce coup inattendu frappé sur la fille dévouée qui remplaçait sa mère, Paul resta atterré. Lentement il remonta la potion attendue, la remit entre les mains de Mademoiselle Jeanne, et se dirigea vers le département avec la détermination de demander un congé de quelque temps à l’Honorable M. Bour. Cela lui permettrait de se consacrer tout entier aux soins que réclamait l’état de Noémie, et d’éloigner le nuage qui planait sur la tête de la vieille fille, sans qu’elle eût le moindre doute de ce qui s’était passé.

L’Honorable M. Bour était parti de la veille pour assister à un dîner officiel donné à Montréal, en l’honneur d’un honnête banquier de Londres, célèbre, un mois plus tard, par une fantastique banqueroute.

Paul fut reçu par un sous-chef ; celui-ci n’osa prendre sur lui de faire usage d’un privilège que le ministre s’était réservé personnellement.

— Le voyage du ministre ne sera pas long, ajouta-t-il, et il y a tout lieu d’espérer qu’à son retour il se rendra facilement à votre demande.

Le guignon poursuivait Paul ; il sortit tout ruisselant de sueur du département, fit à peine attention à un de ses collègues qui l’arrêta pour lui faire part d’une rumeur concernant certains retranchements projetés par une politique économique aux dépens des petits traitements, et retourna à sa mansarde laissant aux soins d’un camarade le service de la journée.

Noémie était immobile sous sa courte-pointe blanche. Les symptômes de la maladie s’aggravaient avec une rapidité inouïe et elle entrait en agonie.

Bientôt la petite toux sèche, qui s’était manifestée dès le début, cessa ; elle ouvrit lentement les yeux, les referma, poussa un soupir et avec lui la joie, l’amour, la vie, tout ce que Paul aimait sur terre partait pour les cieux.

Dans un coin Mademoiselle Jeanne sanglottait.

Seul au pied de ce lit désolé, les lèvres collées sur le crucifix qui avait reçu le dernier baiser de la mourante, Paul était tombé agenouillé.

En échange de l’espérance, Dieu avait daigné lui envoyer la résignation.


VII.


À peine le fossoyeur avait-il nivelé de sa pelle la tombe de Noémie, qu’une affaire urgente me fit partir pour l’étranger.

Cette absence dura toute l’année.

Dès mon retour, je repris l’excellente habitude que j’avais contractée jadis en compagnie de Paul, d’allumer la pipe quelquefois chez mon ancien professeur de grec, devenu curé d’un de nos centres les plus populeux.

Une de mes premières questions fut de lui demander ce qu’était devenu mon camarade.

— Ah ! mon cher, répondit-il, quelle émouvante histoire que celle de ce cœur si éprouvé et resté si chrétien malgré cela !

Paul n’avait pas achevé de vider sa coupe lors de la mort de Noémie. Il lui restait la lie ; car, retourné au département pour y reprendre son poste, l’honorable M. Bour, content de poser en homme à principes rigides devant un public qui se plaignait depuis longtemps du trop de liberté accordée aux employés, lui fit comprendre qu’un congé pris sans permission de l’autorité n’avait aucune raison de ne pas être illimité.

Ce coup atteignit à peine celui dont le cœur et la pensée étaient tout entiers à sa morte chérie.

Il reprit le chemin de la maison, fit un paquet des hardes de la trépassée, et s’en allait Dieu sait où, lorsque je fis sa rencontre.

J’avais confessé la sœur ; je consolai et reçus le frère chez moi.

Sombre et taciturne pendant les quelques moments qu’il résidait au presbytère, il ne se trouvait à l’aise qu’au cimetière, à l’endroit où son cœur s’était brisé et dissout lentement.

Un soir, au commencement de l’hiver, par un de ces temps où la neige tombe épaisse et humide, Paul revint les pieds trempés, la gorge enrouée. Au milieu de la nuit une violente quinte de toux se déclara, bientôt elle dégénéra en bronchite aiguë, et les secours de l’art se déclarèrent impuissants.

Je pris la place laissée vide par le médecin, et jamais âme de prêtre n’est venue se retremper à mort plus sainte et plus consolante.

Paul Arnaud endurait humblement, sans se plaindre, le mal rapide qui l’emportait, demandant miséricorde à Dieu pour ce péché d’orgueil qui l’avait suivi pendant toute la vie, et pardonnant à son tour à ceux qui l’avaient offensé.

L’agonie fut calme, comme l’est toujours celle de l’homme préparé par l’apostolat de la souffrance.

Les larmes, les chagrins, les tribulations soufferts dignement sur terre, possèdent la vertu attribuée au verre d’eau de l’Évangile. Ils coulent lentement dans la vie, se dirigeant peu à peu vers l’éternité, et finissent bientôt par être le torrent qui entraîne et porte l’âme purifiée vers son Dieu.

Paul fut enterré pieusement et pauvrement par les soins de Mademoiselle Jeanne, l’amie de sa sœur, devenue ma ménagère. Sa tombe gît, me dit-on, au cimetière Belmont, car le jour de l’enterrement je partis accompagnant l’évêque dans une tournée pastorale.


Le lendemain de ce récit, je cherchais vainement, au milieu des croix plantées à la fin de novembre et au commencement de décembre, celle sous laquelle Paul était venu s’abriter.

Les économies de Mademoiselle Jeanne n’avaient pas été assez fortes pour lui permettre le luxe d’une modeste pierre funéraire, et bien que le fossoyeur eût reçu l’ordre et l’argent nécessaires pour mettre le signe consolant chargé d’annoncer au vivant le lieu où un frère était passé, Paul, enterré dans la fosse commune, avait été négligé, oublié du croque mort.

Autour de moi, les fleurs agaçaient les papillons ; les oiseaux gazouillaient, l’herbe poussait touffue et baignée par le soleil. Je tombai, agenouillé au hasard dans le champ des tombes. Ma tête s’inclina au milieu de mes souvenirs, et ardemment je priai pour celui qui, connu maintenant de Dieu seul, s’était endormi là — en quelque part — affaissé sous les blessures de la vie.


En m’écoutant, Madame Morin avait laissé tomber « La dernière résurrection de Rocambole » au pied de son fauteuil ; deux grosses larmes s’étaient acharnées à la poursuite du livre.

Je profitai malignement, de mon triomphe.

— N’avais-je pas raison de vous dire, Madame, que les histoires, les drames intimes cachés sous la tranquillité apparente de l’existence quotidienne, peuvent, malgré leur simplicité, atteindre aussi sûrement leur but qu’un de ces gros romans de vengeance, d’amour, de rapt, d’assassinat et d’adultère que votre libraire est toujours prêt à servir à ses pratiques ?

La mine entrevue est inépuisable, puisque le pauvre, le déshérité du monde aura une lutte perpétuelle à soutenir contre le riche et le puissant, fort de son égoïsme et de son argent.

L’histoire de Paul se renouvellera souvent d’ici au jour où le globe croulera dans l’espace, et, puisqu’elle a été assez heureuse pour m’attirer votre attention pendant toute une veillée, en souvenir de votre amabilité, j’écrirai ce récit un jour — en dépit des chercheurs d’intrigues, des amateurs de beau style — sans art, sans suite, sans passion, simplement comme se sont passées la vie et les tribulations qui en font le sujet.

Je choisirai pour cela le moment où, impassible et debout au milieu du naufrage de mes croyances perdues, de mes illusions sombrées, j’entendrai sonner cette heure où Lamartine disait avoir retrouvé le calme dans le découragement accepté, où fatigué, il s’asseyait sur le seuil de sa porte, comme l’ouvrier à la fin du jour, pour voir passer les autres, pensant à tous ceux qui sont déjà passés, et à Dieu seul qui ne passe pas.



fin.