À la brunante (Faucher de Saint-Maurice)/10

Duvernay, frères et Dansereau, éditeurs (p. 221-242).


DODO ! L’ENFANT !


I.

marguerite de cimetière.


Je ne sais si je l’ai déjà dit ; mais ma grand’mère était petite, frêle, vive à la riposte, bonne pourtant comme toutes les âmes trempées dans la foi, et par-dessus tout, charitable à faire reprendre au prophète Élie ce vieux manteau éternellement troué et râpé, qui nous arrive encore si parfumé, porté sur les ailes d’or de la légende biblique.

Les qualités de ma grand’mère se font rares en nos jours de politique et d’agiotage ; et si par hasard je vous avais déjà dit ce qu’elles étaient, il est bon que je vous le dise encore.

Dans notre famille, ma grand’mère a joué le rôle des grands génies vis-à-vis de l’humanité.

Douce, prévoyante, parole convaincue, ferme et ardente, excellent conseiller, dévotion évangélique, chez nous elle a tout conservé, tout embaumé sur son passage. Aussi, lorsque nous la nommons, nos voix tremblent, nos cœurs s’émeuvent, et à cette heure même, une larme coule sur ma joue et se mêle à ces lignes.

C’est que, voyez-vous, son lot sur terre n’a pas été ce qu’il y a de plus rose.

Nous étions dix à la maison.

Tout cela criait et mangeait plus que pauvreté ne l’exigeait. Tout cela avait besoin de louanges, de réprimandes, d’avis, de douces paroles, de pénitences et de bonbons, et Dieu merci ! rien ne nous a manqué de ces choses nécessaires, les bonbons inclusivement.

Quand, à travers les années, je me retourne vers mon enfance si lointaine et si joyeuse, je revois encore ma grand’mère, tricotant frileusement au coin de son feu et racontant à ses petits enfants réunis autour d’elle, les infortunes du Chaperon Rouge, les grandeurs de Peau d’Âne, la conduite inconvenante de Barbe-Bleue et les pérégrinations du Petit Poucet.

Comme on se pelotonnait ! et comme on se serrait les uns à côté des autres ; lorsqu’elle disait, en nasillant :

— Ma grand’mère, pourquoi avez-vous de grandes dents ?

— C’est pour mieux vous manger, mes enfants ! reprenait la même voix un peu grossie ; et tout ce petit monde effrayé de se sauver et de s’éparpiller.

Le petit Chaperon Rouge était l’épouvantail infaillible qui nous dispersait tous, lorsque mère-grande voulait se recueillir.

Augusta, Joséphine, Alice se réfugiaient alors auprès de maman qui faisait le raccommodage du jour. Jules montait son superbe cheval de bois ; Arthur revêtant ses habits pontificaux taillés dans du beau papier doré, disait sa messe ; Émile écoutait les rons-rons du chat et demandait à mon père comment était faite cette étrange musique que roucoulait l’inoffensif matou ; Henri sonnait de la trompette, comme si les modestes murs de la maison eussent été les murailles de Jéricho. ; Napoléon, les doigts étendus devant la lampe, tâchait de façonner sur la tapisserie récalcitrante l’ombre du profil d’un lapin, et mère grande, joyeuse, libre et débarrassée de cette meute aboyante, se livrait alors au plaisir favori de la journée. Elle endormait le petit Charles.

Petit Charles était le Benjamin de ma mère. Trop grand pour son âge, maigre, souffreteux, en le voyant on pressentait qu’un jour il partirait, et cesserait d’être notre frère pour devenir l’ange gardien de la famille.

Aussi, l’une des berceuses favorites de ma grand’mère était celle qui commence ainsi :

Les anges de ton âge
Dorment leur doux sommeil,
Bercés dans un nuage
Soyeux, frais et vermeil.
Leurs rideaux sont le voile
De la mère d’amour ;
Leur lampe est une étoile
Du céleste séjour.

D’autres fois, penchant sa figure ridée et blanchie par l’expérience et par l’âge, sur le visage émacié du petit, grand’mère fredonnait doucement la triste complainte de Voitelain :

        Dodo, l’enfant dodo !
Les malheureux vieillissent vite ;
        Dodo, l’enfant dodo !
Garde tes larmes pour tantôt !

Une respiration douce, mais sifflante répondait à la lugubre ballade.

Charles s’endormait petit-à-petit, et mère-grande, lui passant au cou le chapelet du Pape, se levait alors sur la pointe des pieds, et allait le déposer sans bruit dans la petite couchette en noyer tendre, qui est devenue aujourd’hui l’héritage des Sœurs Grises.

Le chapelet du Pape ! Ah ! c’était moi qui, dans une de mes longues courses par le monde, lui avais rapporté cette précieuse relique.

Dix fois dans le mois, grand’mère me faisait raconter comment je l’avais eu ; et, puisque ces choses me reviennent toujours à la mémoire, vaut autant vous les raconter tout de suite. Bien que ma grand’mère soit morte, je suis persuadé que son âme m’écoutera avec autant de plaisir que jadis ; — et il me semble l’entendre me dire, tout en conduisant ses aiguilles dans la trame de son tricot :

— Eh ! bien, Henri, tu as donc eu la chance de voir le Pape ?

— Oui, grand’mère, je l’ai vu ; je lui ai parlé, et il nous a bénis ; vous, en particulier.

— Allons, raconte-moi ça, mon enfant, et tâche de te bien rappeler toutes ses paroles ; la mémoire est un des dons du Saint-Esprit, et tous les jours je remercie le bon Dieu de me l’avoir conservée.

Alors les aiguilles s’arrêtaient dans le tricot ; ma mère déposait son dé et ses fuseaux sur le livre entr’ouvert de mon père, et toute la bruyante nichée se rapprochait pour saisir à qui mieux mieux les premières paroles de mon récit.

— Grand’mère, commençai-je, alors, vous n’êtes pas sans ignorer que le Pape demeure au Vatican, immense palais situé à droite de la sainte basilique de l’apôtre Pierre.

Or, par un dimanche tout ensoleillé, comme j’étais en train de dégringoler les quatre piani de mon hôtel pour aller dîner à la trattoria del Lepre, dans la via Condotti, je m’arrêtai tout court sur l’une des marches du dernier escalier, car un bruit de voix sonores sortait de la loge du concierge.

Mon nom fut prononcé ; puis, j’entendis le bruit sec et métallique d’une mollette d’éperon battant le parquet en marbre.

C’était un dragon pontifical qui venait m’apporter un billet de monseigneur Negroto, m’annonçant que Sa Sainteté me recevrait en audience, ce jour-là même, à deux heures précises.

Sollicitée depuis plusieurs jours, cette audience était sans cesse remise ; et puis, dois-je vous l’avouer grand’mère ? il fallait quitter Rome bientôt, et mon cœur se désespérait.

Mais il s’agissait bien de cela maintenant. La lettre de monsignor était là sur ma table, et il ne faut pas s’étonner si, ce jour-là le dîner fut oublié.

Nous avions autre chose à penser.

D’abord, je dis nous ; car il fallait se procurer un long voile pour Joséphine, les femmes n’étant admises au Vatican que voilées et vêtues de noir. Il fallait encore rassembler tous les objets de piété que nous voulions rapporter bénis en Canada ; puis, trouver quelques minutes pour nous recueillir un peu ; car c’était à ne pas y croire, grand’mère : dans une heure nous allions parler au Pape !

À une heure trois quarts pourtant, tout était prêt. Une voiture de place nous attendait, et bientôt nous traversions rapidement le pont Saint-Ange, pour ne plus nous arrêter qu’en face de la statue équestre de Constantin. Nous étions au Vatican, et ce fût l’âme joyeuse, le cœur léger, que nous passâmes entre les hallebardiers Suisses, et que nous montâmes l’immense escalier qui conduit à la salle des audiences publiques.

Une trentaine de personnes y étaient déjà réunies. C’étaient des prêtres, des religieuses, deux militaires, trois ou quatre bourgeois, un attaché d’ambassade, que sais-je, moi ? et mon œil se plaisait à errer curieusement de groupes en groupes, lorsqu’un bruit sec traversa la salle, et l’une des portes latérales s’ouvrit pour laisser passer trois prélats vêtus de violet.

Au milieu d’eux marchait un homme de haute stature, un peu replet, ayant le pas d’un officier de cavalerie, et portant droite et fière une tête resplendissante de calme et de paix intérieure.

Nos genoux fléchirent involontairement ; à sa soutane blanche, nous avions reconnu Pie ix.

Mais lui, d’un geste tout paternel, nous fit relever, et commençant par la droite, il adressa cordialement la parole à celui qui se trouva le premier sur son passage ; c’était un trappiste. J’étais du côté privilégié mais à la queue tout-à-fait près de la porte de sortie ; cela me donna le temps de songer que ma pauvre tête ne trouverait pas une seule parole à prononcer. Et pourtant il approchait, grand’mère, et à mesure qu’il s’avançait, j’entendais distinctement mon cœur battre comme un marteau de forgeron.

Déjà le Pape était arrivé à mon voisin ; ma timidité était devenue de l’insouciance ; je me sentais entrer dans le rêve, lorsque tout à coup une voix claire, sympathique, fortement nuancée d’accent italien me dit en français :

— D’où êtes-vous, mon enfant ?

— Du Canada, répondis-je en levant les yeux.

Le pape était là, debout devant moi !

— Ah ! ah ! de mon pays de prédilection, continua-t-il en souriant. Votre patrie est une terre de braves, une terre d’exemple et de bénédictions.

Puis, changeant brusquement de sujet :

— Votre évêque n’est-il pas Monseigneur…Geon, Regeon ?

— Monseigneur Baillargeon, votre Sainteté.

— Ah ! bien, bien ! je me remets son nom maintenant ; c’est moi qui l’ai nommé, mais il y en a tant que je ne puis me les rappeler tous. Ah ! j’ai bien travaillé pour votre pays. C’est moi qui ai érigé les diocèses de Bytown, de Trois-Rivières, de St. Hyacinthe, de Hamilton, de Sandwich et de de… c’est le dernier, celui-là… il a presqu’un nom polonais, mais on m’a dit que c’était un nom sauvage.

— Probablement le diocèse de Rimouski, votre Sainteté.

— Celui-là même, mon enfant. Ah ! si Dieu daigne préserver ma vie, je ferai encore autre chose pour vous, pour l’Amérique, avec l’aide du St. Esprit et de sa grâce.

Puis, se tournant du côté de ma femme qui se tenait debout près de moi.

— Quelle est cette dame ? votre sœur, sans doute ?

— Pardon, saint Père, c’est ma femme.

— Votre femme ! mais vous êtes bien jeunes tous les deux, mes enfants.

— Que voulez-vous, saint Père, j’ai cru prudent de ne pas attendre l’âge respectable des antiques patriarches, et je suis marié depuis un an.

Le pape se prit à rire de ce gros rire métallique qui lui est particulier, en disant :

— C’est bien, très-bien, mes enfants.

Puis, redevenant grave tout-à-coup.

— Maintenant, je vais vous bénir, ainsi que les objets de dévotion que je vous vois entre les mains.

Nous nous agenouillâmes, et c’est en ce moment que je demandai au pape l’indulgence in articulo mortis pour vous, grand’mère, ainsi que pour tous les membres de la famille.

Pie ix leva la main ; vous étiez tous bénis et la faveur suprême nous était accordée.

Le pape allait s’éloigner et traverser la salle, lorsqu’en retournant d’un pas, il laissa tomber cette question.

— Et que faites-vous là-bas, au Canada ?

— Je suis officier du gouvernement canadien, et à mes heures de loisir, je m’occupe de littérature.

Alors revenant vers moi et me regardant fixement, il dit en scandant chaque mot :

— La plume est une puissance plus grande que l’épée ; c’est par elle que la bible et l’évangile nous ont été transmis. Servez-vous toujours de la vôtre avec des intentions de paix, de justice et de dévouement à l’Église votre mère.

Il devint rêveur une seconde, puis reprit

— Quand vous serez retourné là-bas, mon enfant, dites à vos compatriotes que vous avez vu le pape et que fort de la parole toute puissante de Dieu, il ne craint rien des embûches qu’on lui tend. L’Église catholique a soif de persécutions ; elles forment la sève de son tronc vivace, et plus elles sont fortes, plus la cime de l’arbre immortel grandit et s’élève majestueuse vers l’éternité.

Il nous quitta alors, et parcourut jusqu’au dernier les divers groupes qui étaient disséminés dans la salle. Puis, lorsqu’une bonne parole eut été donnée à chacun, le pape s’approcha de quelques marches disposées au fond de l’appartement, et redressant sa haute stature, se prit à dire, d’une voix forte, à la foule prosternée de nouveau :

— Mes enfants, voici l’heure venue de vous donner ma bénédiction. Je vous bénis, vous et vos parents, et cette bénédiction ira s’étendre jusqu’à la quatrième génération. Je bénis vos proches, vos amis, tous ceux qui vous aiment ; je bénis vos pays, vos évêques, vos prêtres, et tous ceux qui vous gouvernent, afin que vous soyez toujours dans la voie droite, et que vous y persévériez jusqu’au jour où, je l’espère, nous nous rencontrerons tous dans la félicité sans bornes.

Élevez vos cœurs ! Priez, pour être tous pénétrés des dons et des lumières du Saint-Esprit, et au jour où, brisés par l’agonie, vous vous tordrez, pleins de terreurs, sur l’oreiller solitaire de la mort, vous vous apercevrez, quoi qu’en disent les beaux-esprits et les libres-penseurs, que la bénédiction de l’humble vicaire du Christ peut encore et pourra toujours jusqu’à la fin des siècles anéantir la puissance du démon et de son cortège immonde. Allez en paix, et soyez donc tous bénis, au nom du Père, au nom du Fils, et au nom du Saint-Esprit.

Un silence profond suivait toujours ce récit ; chacun se recueillait et semblait se répéter les dernières paroles du pape.

Appuyée dans sa berceuse, grand’mère joignait ses mains sur ses genoux ; alors les rôles paraissaient intervertis, et, la tête inclinée, elle semblait ainsi recevoir de son petit-fils cette bénédiction que Pie ix l’avait chargée de répandre sur tous les siens.

Puis sa voix tremblante disait :

— Et le chapelet, Henri, tu ne t’es pas trompé ; c’est bien celui du pape ?

— Oui, grand’mère, c’est bien lui.

Alors elle se levait lentement, et s’en allait, appuyée sur sa canne de frêne, l’enlever des mains du petit Charles endormi.

Elle baisait avec ferveur le saint souvenir ; ses lèvres tremblaient en murmurant l’Ave, et ses doigts roidis et noués par l’âge couraient pieusement sur les dizaines, à la file les unes des autres. Pour elle, la soirée s’envolait ainsi, portée par les anges aux pieds de Marie, et ce fut comme cela que le chapelet devint un des plus grands enseignements de notre famille.

Si vous vous en souvenez bien, nous étions une nichée de dix à la maison. Or, petit à petit, chacun de nous avait fini par sortir la tête hors du nid. L’imprudent mesurait l’espace un instant, battait de l’aile, puis finissait par prendre sa volée.

Les uns partirent pour l’étranger, d’autres pour le collège, d’autres encore pour le couvent, et un jour, grand’mère se trouva seule avec le petit Charles.

Que de douces choses et de leçons salutaires durent sortir de ce tête-à-tête d’un siècle presqu’entier, et d’un enfant de huit ans ; car mère-grande en était arrivée à ces moments que l’Écriture appelle les années qui ne plaisent pas, et elle avait quatre-vingts ans comptés.

Inquiet et toujours souffreteux, l’aiguillon du mal avait développé l’intelligence de Charles qui ne cessait de s’enquérir de tout et sur tout. Grand’mère mettait alors à son service sa longue expérience et la sagesse de ses vieux ans. C’étaient là les hochets de l’enfant, et rien n’égalait la joie charmante qu’il éprouvait lorsque la leçon se cachait sous un de ces contes comme elle seule savait nous les dire.

Une nuit pourtant, ces lèvres fines et gauloises se fermèrent à tout jamais.

Une faible indisposition s’était déclarée ; puis, survint un léger étourdissement ; alors grand’mère avait voulu se faire transporter sur le canapé où cinquante ans auparavant son mari était mort, et là, sans douleur et sans remords, elle avait remis son âme entre les mains du Créateur.

Dans la maison, ce fut pire que l’abomination de la désolation ; tout le monde sanglotait, et pourtant il fallut bientôt se séparer de la chère dépouille.

Grand’mère prit donc le chemin du cimetière, suivie d’un convoi bien mince ; les justes laissent si peu de traces ici-bas !

Mon compagnon de route et de tristesse fut le petit Charles. Sa main dans la mienne, il marchait à pas inégaux, les yeux rougis, sans trop savoir pourquoi ; c’était le premier mort qui traversait sa vie, et le pauvre enfant ignorait encore le profond mystère de la tombe.

Il fut silencieux jusqu’à la fosse ; mais lorsque les cordes crièrent, lorsque le cercueil, balancé au-dessus du trou, fut déposé sur son lit de terre, lorsque le premier coup de pelle du fossoyeur eut gauchement fait rouler un gros caillou sur le couvercle de la bière, Charles me tira par la manche de mon habit et me força à me pencher jusqu’à son oreille.

— Pourquoi mettre grand’mère là-dedans, dit-il ; est-ce que personne n’ira la réveiller ? Mais, regarde donc, Henri ! ils lui jettent des pierres.

— Pauvre enfant, mère-grande est là, parcequ’elle est morte ; ce trou est le chemin par où l’on passe pour aller voir le bon Dieu, et elle n’en sortira plus qu’au jour du Jugement ; alors seulement les morts se réveilleront.

Pendant que la terre se nivelait, Charles ne dit plus rien ; mais au tremblement de sa petite main, je sentis qu’il avait compris, et ce soir-là, je l’entendis pleurer tout bas dans son lit.

Cette journée des funérailles avait été humide, et vers la veillée, le vent de nord-est se mit à souffler.

Dans la nuit, Charles eut un léger accès de fièvre, et, pour l’endormir, je fus forcé de remplacer grand’mère et de lui chanter la navrante berceuse de Voitelain :

      Dodo ! l’enfant dodo !
Les malheureux vieillissent vite,
      Dodo ! l’enfant dodo !
Garde tes larmes pour tantôt !


II.

un fil de la vierge.


Dans la maison le silence et le deuil étaient presqu’aussi grands que le vide qui s’y était fait. Plus de saillies, plus de gros rires joyeux, plus de récits à la veillée ; tout cela avait été déposé sur la tombe de grand’maman. Dans le recueillement et le travail, nous cherchions à nous étourdir sur la perte qui nous avait accablés, et, pour faire comme les autres, je continuai à mettre la main à un long travail historique.

D’habitude j’écrivais de quatre à six heures l’après-midi dans une petite chambre située sous les mansardes. Là, je m’installais en face d’une lucarne qui s’ouvrait sur le plus beau des paysages Laurentiens, et pendant que, les yeux perdus dans ce magnifique horizon qui se déroule entre la Canardière, l’Île d’Orléans et St. Joseph de Lévis pour aller se fermer à la cime bleuâtre du Cap Tourmente, je courais après l’idée fugitive, Charles se glissait sans bruit dans la chambrette, et s’asseyait discrètement sur le tapis, en arrière de ma chaise.

Il s’amusait alors à bâtir des maisonnettes et des petites chapelles, avec ces piécettes de bois blanc que tournent si gentiment les ouvriers de Nuremberg ; puis, une fois le monument terminé, il tirait d’un coffret des images, de ces mille et un riens qui réjouissent tant les enfants, et en ornait son chef-d’œuvre d’architecture.

À le voir jouer ainsi, grave, insoucieux, je m’étais mis en tête qu’il avait déjà oublié celle qui l’avait tant aimé ; mais un jour que fatigué de tous ces joujoux, il s’était assis sur la fenêtre, il me dit tranquillement, en me montrant les nuages gris qui couraient vers le golfe :

— Le temps est couvert comme pendant la journée où l’on enterra mémère.

Alors, je vis qu’il y pensait toujours.

Cela se passait en juin, et l’on sait que notre fête nationale tombe le vingt-quatre de ce mois. Or, je ne puis résister au plaisir de vous raconter ce qui arriva alors.

Le jour de la Saint-Jean-Baptiste, il faisait un soleil à ravir ; les trottoirs étaient balayés, les rues pavoisées et bordées de verts et odorants érables, partout les magasins étaient fermés ; le plaisir régnait en maître, et sur chaque figure montait la fierté du vieux sang gaulois.

Seule notre famille était muette aux bruits joyeux qui partout bourdonnaient sur les ailes de l’été.

La veille, Charles s’était fait expliquer les splendeurs qui devaient défiler pendant cette journée du lendemain, et quand, vers dix heures du matin, les fanfares de la musique commencèrent à monter par les fenêtres entr’ouvertes, et finirent par remplir toute la maison, n’y pouvant plus tenir, il courut dans ma chambre me demander :

— Henri, veux-tu venir avec moi au bout de la rue Sainte-Ursule, nous verrons passer la procession.

Je répondis :

— Je le veux bien.

Et nous descendîmes la petite côte qui se perd dans la rue Saint-Jean.


Pauvre Charles ! je sens encore dans le creux de la mienne, le contact de sa petite main recouverte d’un gant en fil blanc. Je le revois avec son pantalon bouffant, son gilet en velours noir, et ce léger chapeau de paille qui avait toutes les peines du monde à contenir les touffes rebelles de ses cheveux blonds, qui, les curieuses, finissaient toujours par s’échapper de çà et de là.

Haussé sur le bout des pieds, il regardait passer toutes les merveilles du jour en poussant de petits cris d’admiration.

D’abord, ce fut Jacques Cartier vêtu de l’habit sombre du seizième siècle, le poing fièrement campé sur la garde de sa solide épée, rêvant encore aux jours lointains de Donnacona, présidant aux conseils de Stadaconé. Puis venait un char immense, d’où s’élançait un bosquet de sapins et de mélèzes. Ces arbres coupés dans leur sève, abritaient les débris de la nation Huronne qui, en grand costume de guerre, la figure tatouée, le tomahawk et le scalpel à la ceinture, semblaient défier ainsi dans notre bonne et pacifique rue Saint-Jean les antiques ennemis de leur race, l’Iroquois et l’Algonquin. Derrière la tribu Huronne, marchait fièrement une presse, emblème du progrès et de la civilisation. Elle était traînée par quatre chevaux blancs, richement caparaçonnés, et quatre typographes en bras de chemises, la feuille d’érable épinglée au gilet, ne cessaient d’imprimer et de jeter à la foule une belle chanson patriotique, faite pour la circonstance. Puis, tant que l’œil pouvait aller, on voyait s’enfoncer et disparaître sous l’arche de la porte Saint-Jean, maréchaux à cheval, bannières dorées et bleu-azur, drapeaux blancs, haches-d’armes et hallebardes, confréries, corps de métiers, institutions savantes, bourgeois, ouvriers et étudiants.

Charles admirait tout cela, mais il ne put contenir sa joie, lorsque passa Saint-Jean-Baptiste lui-même, représenté par un bel enfant enveloppé dans une peau de fauve. Sa main tenait une croix d’où tombait une jolie banderole, et ses yeux se baissaient amoureusement sur le plus gentil petit mouton blanc que puisse rêver une imagination d’enfant. La mignonne bête était couchée aux pieds de Jean, et en l’apercevant, Charles poussa un cri. Je me penchai vers lui, et je crois lui avoir causé le plus grand plaisir de sa vie en le prenant dans mes bras, pour qu’il pût le voir encore mieux et de plus loin.

Toutes ces merveilles furent racontées le soir même à ma mère, et franchement notre petit observateur sut les dire beaucoup mieux que je ne pourrais jamais les écrire.

Ce fut là sa dernière sortie.

Depuis lors, le médecin défendit le grand air, et ses distractions se réfugièrent de nouveau parmi ses jouets.

Il traîna ainsi tout l’automne, sans se plaindre, et sans avoir les caprices des mourants de son âge. Personne ne s’apercevait qu’il déclinait, si ce n’est ma mère qui passait presque tout son temps à lui enseigner le catéchisme et à le préparer à faire sa première communion.

Dieu fut ses étrennes.

Il le reçut le premier de l’an, et dès lors plus de joujoux, plus de ces chers bibelots qu’il aimait tant.

Sa pensée était ailleurs ; on eût dit que l’âme ne s’occupait plus de son enveloppe humaine, et le triste phénomène qu’un observateur profond et délicat, Jacques Auger, a constaté dans ses Papillons Roses, commença à s’accuser avec la plus foudroyante des rapidités.

Vous vous rappelez sans doute ce que ce poëte charmant et trop peu connu disait de ces petits êtres, malingres, souffreteux, rachitiques, « venus après plusieurs autres, » de ces « chérubins, suivant la formule des consolations mondaines, qui, sur leur lit, se consument d’une façon si étrange ? »

Eh ! bien, si vous ne vous en souvenez pas, il faut relire avec moi ce passage si navrant de réalisme : pour Charles il en fut ainsi :

« Pauvre petit ! Je m’étais un matin penché sur son berceau ; je contemplais sa face amaigrie et cette indéfinissable tristesse répandue sur ses traits singulièrement transformés.

Sa mère s’approcha de moi et me dit :

— Tiens, vois-tu, comme il se fait vieux ; ne dirait-on pas qu’il y a de la mousse sur ce visage jaune de cire ?

Il paraissait vieux, en effet ; il me semblait qu’il avait déjà passé à travers toutes les phases de la vie et qu’il était arrivé à la décrépitude en quatre mois ! »

Oui, en quatre mois, petit Charles avait atteint l’âge de grand’maman.

L’enfant de huit ans en était rendu à ses quatre-vingts années, et déjà les jours pour lui ne comptaient plus. L’art avait dit son dernier mot, et il pouvait passer d’une minute à l’autre.

Sous cette enveloppe ridée et décrépite, l’esprit seul conserva toute sa force et sa justesse. Il s’occupait de tout le monde, de ceux qu’il allait quitter, comme de ceux qu’il allait rejoindre, et je pus le constater par moi-même ; un soir que je tirais une chaude courte-pointe sur son lit, il murmura faiblement :

Écoute, Henri, comme il vente dehors ! la neige poudre les vitres, et grand’mère doit avoir bien froid, seule, avec son drap blanc, dans le trou noir où vous l’avez descendue.

Sa pensée s’enfouissait déjà dans la tombe. Il en subissait l’âcre attraction, et le lendemain matin, vers dix heures, montrant la famille en larmes, il disait au prêtre qui l’absolvait :

— Regardez donc, monsieur ; ils sont tous là qui pleurent autour de moi, et moi je me meurs !

On lui fit baiser le chapelet du pape ; puis, tout fut fini, et c’est ainsi qu’il partit.

Que me reste-t-il maintenant de ces joies, de ces sourires, de ces chants, de ces parfums de la vie de famille, de ces douces veillées que charmaient la grave expérience de l’aïeule et les grâces enjouées de l’enfant ?

Deux boucles de cheveux dont l’une, blanche marguerite de cimetière cueillie sur la tempe de ma pauvre grand’mère, l’autre blond fil de la Vierge échappé du front prédestiné de mon frère Charles, lorsqu’il s’envola rejoindre les anges de Bethléem et de Nazareth.

Précieuses reliques, je vous garde religieusement, et le culte que je vous porte fera rire bien des gens qui liront ces lignes. Peut-être s’égaieront-ils encore plus fort en apprenant que je pleure en les écrivant, mais que faire ? Musset faisait rire de lui, lorsqu’il exhalait l’acte d’humilité et de contrition qui se termine par ces vers :


Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.

Je pleure donc en comptant mes morts chéris, et pourtant ce n’est pas faute de me surprendre à fredonner souvent la naïve berceuse de Voitelain :


        Dodo ! l’enfant dodo !
Garde tes larmes pour tantôt.