Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 204-221).
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CHAPITRE IX


Vers le milieu d’avril, c’est-à-dire cinq mois après qu’Odon avait abandonné Rose, on eut des nouvelles de lui par André.

Après ses représentations à Berlin, Jane Reclary avait « fait » la Pologne, la Saxe et la Bavière : André, de tout ce temps, n’avait pas reçu le moindre billet d’elle. Engagée pour une série de concerts à Biarritz, en juin, elle fit halte à Paris ; André l’y avait rencontrée par hasard. Elle lui sauta au cou, comme si elle l’avait quitté de trois jours, et le pria de l’emmener dîner. Elle s’excusa de son long silence en l’attribuant à la situation équivoque — ce fut elle-même qui prononça : équivoque — qui lui était faite vis-à-vis d’André par Flagothier. Car elle ne dissimula pas une seconde que celui-ci était son amant, un amant avisé et sûr, un amant sachant comprendre les situations, veillant sur elle avec bonté et discrétion. L’empire qu’elle exerçait sur lui, à Bruxelles, elle l’exerçait, de la même façon absolue, au bout de ces six mois. Elle était d’ailleurs enchantée de lui : il s’occupait de ses engagements, lui décrochait les gros cachets, soignait sa réclame, tenait ses différentes espèces de comptes, arrangeait sa vie en conciliant ses intérêts avec ses caprices. Le titre de « manager », gravé sur ses cartes de visite, le dispensait d’en présenter un autre, plus pittoresque, que le monde du Concert ne manquait pas, d’ailleurs, de lui décerner.

Jane Reclary s’extasiait sur sa veine d’avoir rencontré un ami précieux qui, aux avantages de la mère d’actrice, joignait la bonté du frère, le dévouement de l’associé et la tendresse protectrice de l’époux, un ami qui se laissait aimer quand elle en avait le temps et l’envie et qui, en jouant le rôle qu’elle lui avait confié, n’avait jamais eu une protestation, un regret ou une plainte, rien qu’un frémissement d’amour quand elle lui faisait signe que c’était son tour à lui.

Flagothier, dans cette atmosphère, n’était point incommodé, parce qu’il était parvenu à ne plus réfléchir : il se grisait du parfum des robes et du corps de Jane. À coup sûr, il vivait sans joie, comme hébété dans l’inconscience, les nerfs douloureux, tiraillés, tendus par l’incessant désir. Mais il vivait intensivement, dans la frénésie de sa déchéance. À de rares moments cependant, il avait la sensation d’être comme dans un bain de vapeurs délétères qui sans cesse s’épaississaient et qui finiraient par se solidifier, par le murer dans leurs volutes devenues voûtes.

Cet état d’âme, ce ne fut évidemment pas Jane qui le détailla à André. Si Jane, s’étant avisée de réfléchir, avait trouvé qu’il y avait tout de même quelque différence entre la situation sociale du paisible commerçant de jadis et celle du gentleman-manager d’aujourd’hui, elle eût sans doute, et de bonne foi, conclu que cette différence était à l’avantage du présent, vu que, depuis toujours, pour son propre compte, elle faisait litière de tout préjugé et même de tout scrupule — et que l’estime dans laquelle la pouvaient tenir ses contemporains était une des choses dont elle se souciait particulièrement peu. André n’eut, pour établir la psychologie de Flagothier, que les déductions tirées par lui du récit de Jane ; dans sa très insouciante philosophie, un partage ne l’offensait pas, du moment qu’il était parmi les partageants ; il ne se sentit même pas de dépit, encore moins de jalousie vis-à-vis de l’amant-factotum ; celui-là ou un autre… ou des autres… pfftt !… Il ne s’attarda donc pas à ratiociner ; il réfléchit seulement in petto que Flagothier payait tout de même rudement cher le triste bonheur d’assouvir ainsi sa toquade, mais il conclut, après une rapide pitié, par un : « et puis zut ! c’est son affaire ! ». Du moment où Flagothier pratiquait l’art de disparaître quand c’était utile, le reste importait peu à l’égoïsme jouisseur d’André.

Pendant deux jours, il courut Paris avec Jane, pendant deux nuits il partagea son lit. Elle l’avait simplement prié d’envoyer en son nom à Flagothier un télégramme : « suis chez ma sœur jusque jeudi ».

Toutes ces belles choses, André se hâta, dès qu’il fut rentré à Bruxelles, de les venir raconter à Charles. Il l’avait prié de passer à la Boule Plate et ce fut là qu’il le renseigna. Charles ne fut guère étonné, mais il demeura quelque temps perplexe : fallait-il dire à Rose ce qui se passait ? Non, puisque cette révélation augmenterait son chagrin et ce sentiment de honte dont elle se sentait envahie à la pensée de la chute de son mari ; oui, si l’on songeait qu’Odon pouvait toujours, à l’insu de Rose, disposer en maître de l’actif de la communauté et la précipiter dans le gouffre de la dette, dans la ruine. Mais de cela, Rose ne voulait pas s’inquiéter.

Au total, ce qui le décida au silence, c’est qu’il sentit le cœur lui manquer à l’idée de parler à Rose de ces saletés ; il imaginait tout ce qu’elle souffrirait à les apprendre et une sorte de pudeur le désarmait ; il se sentait sans force devant la faiblesse. S’il devait lui conseiller à nouveau le divorce, eh bien, ce serait à l’occasion d’un autre incident, il ne savait lequel, qui se produirait il ne savait quand. Il pria donc André de garder le secret de cette histoire et tout particulièrement de ne faire aux habitués de la Boule Plate aucune confidence.

Charles, depuis le départ de Julien pour le sanatorium, venait rarement à la Boule Plate ; Mme Fampin, la juive-errante des cafés, conta aux deux jeunes gens les dernières histoires de la clientèle, la récente aventure, notamment, de En-Sol-Messieurs.

Désespérant décidément de jamais se faire nourrir par la musique, le « beau bel homme » s’était associé avec un camelot en gros qui vendait à terme des bustes du pape en plâtre en même temps qu’il débitait des brochures, prometteuses de gravelures, intitulées : « Les trente-six positions du frère Lamendin ». Cela lui faisait deux clientèles assez différentes. Très inoffensives pour les mœurs, d’ailleurs, ces brochures : la couverture montrait bien un petit frère en train de se dévêtir dans un boudoir, mais, quand on ouvrait l’opuscule, on n’y trouvait que ce texte :

(Page 1) « Le frère Lamendin peut occuper différentes positions. C’est ainsi qu’il peut être, au choix :
xx(Page 2) horticulteur ;
xx(Page 3) droguiste ;
xx(Page 4) avocat ;
(Page 5) monteur en bronze… »

Cela marchait de la sorte jusqu’à la page 36. La brochure se vendait deux sous. Un substitut, vertueux s’il en fut, jugeant que l’acheteur était volé, crut devoir protéger le dit acheteur, lequel était en droit, n’est-il pas vrai, d’espérer, en échange de ses deux sous, un choix de polissonneries congruentes. On arrêta donc l’un des vendeurs des « Trente-six positions », tandis qu’il opérait sur la voie publique ; le vendeur exhiba le reçu du prix de ses brochures, reçu signé par En-Sol-Messieurs, lequel fut bel et bien poursuivi, tandis que son associé « jouait la fille de l’air », comme on dit à Bruxelles, vers des pays moins préoccupés que le nôtre de sauvegarder la loyauté du commerce des publications pornographiques.

Il se fit, En-Sol-Messieurs ayant toutes les guignes, que le juge d’instruction chargé de l’affaire était un clérical fanatique. L’enquête qu’il ouvrit au sujet du « frère Lamendin » fit découvrir la vente des bustes du pape aux ecclésiastiques, concurremment aux « Trente-six positions ». L’indignation du juge ne connut plus de bornes. Il restait à En-Sol-Messieurs un fonds de neuf bustes, désormais invendables. Alembert Picquet, imbu d’idées voltairiennes, proposa de les jouer aux quilles, chacune des quilles étant figurée par un buste. En-Sol-Messieurs accepta, puisque ça faisait plaisir à Alembert. On fracassa les papes à coups de boulets en buvant du lambic ; le soir même, un agent de la police secrète fit son rapport au parquet, si bien que, pour le quart d’heure, le juge d’instruction était en train d’examiner — avec le désir violent d’aboutir à une solution affirmative — le point de savoir si le massacre des Souverains Pontifes ne constituait pas un outrage aux objets et cérémonies du culte et ne tombait pas sous le coup de la loi.

En-Sol-Messieurs, tout à fait abruti par ce dernier coup, songeait à aller râcler du violon à l’étranger, dernière gaffe qu’il eut à faire, car la prévention ne pouvait tenir. Il était question d’une liste de souscription entre les habitués de la Boule Plate, pour faciliter à En-Sol-Messieurs les moyens de jouer schampavie.

Mme Cécile, dès qu’elle l’apprit, s’inscrivit pour 20 francs.

Les lettres que Julien écrivait de son sanatorium campinaire étaient lues avidement par ses trois amis. Elles étaient affectueuses et parfois enjouées, mais, chose singulière, elles parlaient peu ou pas de sa santé. Si bien qu’ils conçurent de l’inquiétude et qu’un matin, Mme Cécile et Charles décidèrent de partir pour le sanatorium.

L’hiver s’obstinait anormalement. Bien qu’on fût en avril, c’est à peine si quelques traces de germination vernale crevaient l’écorce durcie de la terre. Un froid sec, un froid de décembre, désolait la campagne, à faire croire qu’il fallait désespérer du printemps. Le lent déroulement du paysage glacé, du paysage de landes, de bruyères frissonnantes, de sapinières, mit au cœur de Mme Cécile et de Charles, dès qu’ils eurent dépassé Hasselt, comme morte sous le givre, une mélancolie pesante. Des plaques de neige s’attardaient au revers des talus ; des flaques d’eau d’un gris bleuté avaient, dans les prés poudrés de gelée blanche, des luisants de cassures de mica et le canal montrait la déchirure que le brise-glaces, fonctionnant encore, avait faite la veille dans sa robe frigide. Quelquefois, sur un chemin capricieux allant on ne sait où, vers des horizons déserts et muets, passaient des paysans isolés, le cou emmitoufflé dans des écharpes grasses, l’air plus pauvre dans cette nature grelottante.

Mme Cécile et Charles débarquèrent en l’une de ces gares tristes, isolées de la chaussée, et comme destinées à rester perpétuellement inachevées, qui bordent la ligne du chemin de fer de Maeseyck. Un employé leur ouvrit, avec des mains lourdes d’engelures, la porte à claire-voie qui barricadait la sortie ; un cocher qui, pour se réchauffer, tapait ses épaisses semelles sur la route les introduisit dans un coupé — et ils s’en furent, par une route gercée de gel, vers le sanatorium.

C’était cet air froid pourtant, cet air qui roulait en vagues sur la lande, cet air qui avait balayé les mares gelées des clairières, qui s’était déchiré aux aiguilles givrées des sapins, c’était cet air qui devait cicatriser les poumons de Julien, lui apporter la vie, lui refaire une santé. Le sanatorium n’avait rien de la maussaderie classique de l’hôpital ; certes, en été, les ombrages du parc qui l’entourait, les sentiers qui traçaient capricieusement leurs méandres parmi des gazons, des parterres et des boqueteaux, une pièce d’eau creusant un large miroir, les « champignons » casqués de pailles dorées, où les malades étendus sur des chaises longues goûtaient les bienfaits de la cure, devaient être accueillants, gais à l’œil, propres à réchauffer le cœur, chuchotteurs d’espoirs ; mais, dans la tristesse de cet interminable hiver, comme ils parurent à Mme Cécile et à Charles, désolés et mornes, comme ils leur semblèrent symboliser le renoncement à la vie, susciter l’idée de l’Irrémédiable !…

Le médecin en chef de l’Institut ne leur cacha rien des craintes que l’état de Julien lui inspirait. Cet homme de science était un homme de grand cœur : les deux amis eurent vite fait de le remarquer. Le front grave, le sourire un peu triste, il les prépara à la surprise qu’ils allaient éprouver devant l’amaigrissement de Julien ; il les prévint afin qu’ils dissimulassent leurs impressions devant ce reste d’homme à qui la mort s’offrait le caprice de faire grâce sans qu’il semblât se douter de sa clémence.

La mort, oh non, il n’y pensait pas ! c’est un des bienfaits du sanatorium que la quiétude dans laquelle il laisse jusqu’à l’extrême limite les condamnés de la tuberculose : livrés aux tracas domestiques de la vie de tous les jours, épiant sur les visages les impressions que la vue de leur croissante décrépitude fait naître, les mêmes condamnés, quand ils sont soignés chez eux, devinent l’approche de l’Intruse ; ils la sentent rôder dans la maison rien qu’aux « préparatifs » que l’on fait dans l’entourage, si silencieusement et si habilement qu’ils soient faits.

Au sanatorium, le voisinage des autres malades, la paix enfin conquise, l’isolement, l’absence surtout de tous les signes de l’inquiétude, de la détresse, de la désolation dont est précédé l’Adieu, le réconfort aussi de la parole du médecin reculent l’idée du départ pour le grand voyage.

La mort étant partout, on ne la sent plus, de même que l’asphyxié ne sent plus que l’air qu’il respire se vicie, s’empoisonne, se corrompt jusqu’à devenir mortel.

Le médecin expliqua tout cela à Mme Cécile et à Charles, avec des mots et un accent qui les persuadèrent ; mais ils l’écoutaient à peine : ils étaient impatients de voir Julien. Ils le trouvèrent dans la galerie vitrée sous laquelle il respirait les haleines, quelquefois rédemptrices, du vent frigide. Il était pelotonné sur une chaise longue, tout menu sous d’épaisses couvertures, les pommettes vives ; il tendit vers eux, dès qu’il les aperçut, ses doigts de cire diaphane, aux ongles bleus et bombés. Ils furent effrayés quand, bon gré mal gré, il sortit de dessous son amas de couvertures : non, jamais ce corps émacié ne reviendrait à la vigueur nécessaire à la vie normale, jamais ce masque marbré de deux taches rougeâtres, qui, sous la peau flétrie, dessinait toute l’ossature du crâne, ne recouvrerait les couleurs de la santé. Il était bien le pauvre qui, du banquet, n’espère plus que les miettes…

Et cependant, il fut gai, il souriait ; il leur dit : « Sans ce vilain rhume que j’ai pincé dans le wagon en venant ici, je ne tousserais plus ; les premiers jours j’ai eu une congestion des bronches et une pleurodinie, avec une fièvre de quarante degrés ; mais maintenant, ça va ; le médecin est tout à fait tranquille, il me l’a encore répété ce matin. »

— Il faut de la patience, fit Charles.

— Pfft, répondit-il, avec le geste en dehors d’un homme plus que tranquille, puisque j’ai un congé de trois mois…

Et il se fit câlin, réfugié contre Mme Cécile qui s’était assise à côté de lui et lui avait passé son bras de géante derrière le dos. Il avait besoin de caresses, comme tous ses pareils, besoin de se blottir, de s’enfoncer dans de la douceur compatissante.

Maintenant il les laissait parler ; il les écoutait comme un enfant sage écoute sa nourrice ; ils lui donnaient des nouvelles de Rose et des camarades de la Boule Plate et il prononçait seulement. « Dites encore » ; ou bien, approuvant, il disait « ui, ui », avec un souffle d’oiseau.

Puis, quand sa sensibilité morbide eut goûté leur tendresse, quand il se fut réconforté au contact de leur tiède amitié, il leur confia en souriant que les pensionnaires de l’institut — d’excellentes gens avec lesquels il s’entendait comme avec de vieux camarades — l’avaient surnommé entre eux : « Ratchitchi ». Dame ! c’est que, toujours à cause de ce vilain rhume, il avait continué de se ratatiner, lui, alors que presque tous, ils se félicitaient, eux, de constater, à la pesée du samedi, une augmentation de leur poids. Mais comme il allait regagner le temps perdu, maintenant, comme il allait vivre !

Il se leva sans vouloir d’aide et leur fit visiter l’établissement : ils parcoururent les couloirs dont les murailles nues, froides et blanches étaient aveuglantes de clarté ; il leur montra les chambres proprettes aux fenêtres perpétuellement ouvertes, les balcons de cure aux sièges ingénieux, le réfectoire où, malheureusement, il ne pénétrait pas tous les jours, son estomac restant obstinément fermé quand les microbes avaient par trop « aboyé » la nuit ; la salle de billard où, bientôt, il ferait ses trente points tout comme un autre, le laboratoire pour l’analyse des crachats, les cages où meurent les cobayes et les rats auxquels on a inoculé les germes mortels…

Il poussa pour eux aussi la porte de la chapelle où, chaque matin, l’aumônier disait la messe pour la petite colonie.

— C’est vrai que c’est tout plein de « Bon Dieu » et de Saint-Joseph ici, remarqua Mme Cécile.

— Tous les malades ici sont des croyants ? demanda Charles.

— Ils ont cette chance, fit pensivement Julien. Il n’y a que moi…

Le médecin permit qu’il invitât ses amis à dîner dans une salle privée. Il essaya de manger ; il ne put ; une quinte atroce l’obligea à rendre la bouchée qu’il avait prise. Alors, d’une fois, tout changea en lui ; sa belle confiance avait disparu…

Il resta de longues minutes essoufflé, la poitrine haletante, les épaules battantes, dans une de ces crises qui pouvaient, à cause des efforts spasmodiques des organes, amener le rouge jet du sang, inondant brusquement ces lèvres de cendre, qui s’étaient mises à marmotter des choses qu’on ne comprenait pas, qu’on n’entendait pas. Et Mme Cécile et Charles, consternés, pénétrés de pitié, connurent brusquement un Julien qu’ils n’avaient pas encore soupçonné : jusqu’alors, ils l’avaient vu obstiné à nier son mal ; il l’étalait maintenant, le donnait en spectacle ; il gémissait : « Je suis foutu, je suis foutu » dans des sursauts de terreur désespérée ; il quémandait l’apitoiement, il implorait qu’on se lamentât sur sa souffrance.

Le médecin, après cet accès, l’obligea à gagner sa chambre ; il fallait qu’il se reposât une heure au moins ; une religieuse vint le prendre et l’emmena, chancelant, les mains crispées.

Dès qu’il eut quitté la pièce, Mme Cécile se dressa, résolue.

— Je ne veux pas qu’il meure ici tout seul et qu’un infirmier lui ferme les yeux comme il l’a annoncé… vous vous rappelez, M. Charles, la nuit du 1er janvier, à la Boule Plate

— A-t-il de la famille ? questionna le médecin, car vous n’êtes que des amis pour lui, n’est-ce pas ?

— Oui. Je le prendrai chez moi. Je vais l’emmener. Je n’aurais plus une heure de tranquillité jusqu’à la fin de ma vie si j’avais sur la conscience de l’avoir laissé mourir ici.

Charles lui serra la main, incapable de parler. Les larmes venaient.

Le directeur hocha la tête. Voir mourir Julien à l’institut, certes il n’y tenait pas : il savait trop l’effet moral que produisent sur les malades, guettant derrière les rideaux écartés des fenêtres, le triste cortège des funérailles, le cercueil s’en allant, presque furtivement, à travers la bruyère, vers la fosse, suivi des trois sœurs et de quelques amis. Il savait aussi avec combien de malignité la concurrence, souvent effrontée, exploite les décès survenus dans un sanatorium voisin. C’est là une appréhension commune à tous les instituts, à ce point que presque tous ont pour règle de refuser les malades évidemment inguérissables. D’autre part, ainsi qu’il l’avait expliqué tout à l’heure, il savait que la fin est moins cruelle au sanatorium, que l’échéance du jour fatal s’enveloppe de plus de nuages et de plus de mystères ; enfin, l’élan de charité de Mme Cécile, de cette femme qui n’était même pas la parente du malade, l’effrayait un peu ; elle ne pouvait se douter de la somme de tracas matériels et moraux qu’elle allait hospitaliser chez elle en recueillant Julien.

— Ça, ça est moi que ça regarde, dit fermement Mme Cécile dans son rude langage. Je suis veuve ; je n’ai rien à f… de toute la journée ; je peux une fois bien me laisser faire une bonne action, si c’est mon goût.

Le médecin s’inclina. Il donna l’adresse d’un de ses confrères à Bruxelles, à qui, dès le soir, il écrivit pour le mettre au courant de l’état de Julien.

Mme Cécile alla voir celui-ci dans sa chambre. Il se plaignait doucement : l’accès était passé, il ne reviendrait plus avant longtemps ; mais la chambre était humide, on venait de lui monter de la tisane tiède ; son voisin de palier avait toute la nuit une petite toux sèche qui l’empêchait de fermer l’œil…

— Écoutez, mon cher ami, interrompit-elle, qu’est-ce que vous penseriez de revenir à Bruxelles ?

Il s’effara :

— On m’a refusé dans mon appartement, gémit-il, mon appartement que j’occupais depuis sept ans. Je ne vous l’avais pas dit, mais c’est pour ça que je m’étais décidé à venir ici.

— Mais si vous veniez chez moi ? fit-elle.

— Chez vous ? cria-t-il en écarquillant ses yeux de fièvre.

— Vous seriez si bien soigné, mon petit Julien, mon « menneke »…

Alors Mme Cécile — elle l’a dit souvent depuis — fut récompensée de son bon cœur : jamais figure de souffrance ne se transfigura ainsi ; tout ce que des yeux peuvent contenir de joie reconnaissante éclaira, comme d’un nimbe, cette pauvre face décharnée ; les bras sortirent de dessous les draps, dans un geste éperdu, deux mains de squelette saisirent les deux grosses pattes de Mme Cécile, les étreignirent avec une force nerveuse qui la stupéfia. Le « menneke » s’était redressé ; il trouva les mots qu’il fallait dire :

— Maman, maman !… Écoutez-moi bien, maman : ce qu’il me faut, c’est qu’on m’aime ; dans quelques jours, chez vous, avec vous, je serai plus qu’aux trois quarts guéri… je vous jure, maman, que je le sens !