Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 187-203).
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CHAPITRE VIII


L’hiver s’écoulait triste, long, morne. Rose, abandonnée, ne s’éplorait pas en gestes ou en lamentations ; il y avait en elle une sorte d’hébétude, la résignation consternée d’un animal qui a été maltraité et battu sans savoir pourquoi il l’a été et qui, désormais craintif pour toujours, cherche à tenir le moins de place possible, dans l’espoir qu’il ne gênera personne et qu’on oubliera de le persécuter.

Elle était pénétrée de confusion ; il lui semblait que de la faute d’Odon, elle devait porter la moitié du faix. Même vis-à-vis d’Adla-Hitt, elle se sentait diminuée, mal à l’aise, comme si elle eût été coupable. Elle usait les heures et les jours au perpétuel recommencement des besognes usagères, accomplies avec une régularité d’automate. Elle évitait de penser et surtout de se souvenir. Elle s’efforçait de considérer toutes choses avec des yeux indifférents, de tuer en elle son originelle émotivité, afin que, puisqu’aussi bien elle n’était plus désireuse de trouver des moments de joie, le brusque assaut des chagrins embusqués sur sa route la trouvât aussi moins vulnérable.

Charles observait, le cœur plein de compassion, cette douleur vaillamment portée, repliée sur elle-même. Il s’émouvait d’une inutile charité lorsqu’il voyait les yeux de Rose, au cours d’une conversation banale, s’emplir brusquement de larmes, parce qu’un souvenir, malgré elle, venait de lui traverser l’esprit.

Le malheur, en la faisant plus douce, la faisait aussi, sans qu’elle s’en doutât, plus belle ; elle prenait, étant amaigrie, une sveltesse que Charles ne lui avait pas connue ; ses joues, un peu pâlies, avaient une carnation plus délicate ; une ombre de lassitude estompait ses yeux ; son air taciturne, résigné et pudique de femme blessée par la vie, affinait sa nature robuste de je ne sais quelle douceur mélancolique, de quelle mollesse tiède, charmante et énigmatique.

Charles, quinze jours après la fuite de Flagothier, voyant la première fébrilité de Rose s’apaiser, lui reparla de son intention de quitter la Bonne Source pour s’installer dans le voisinage : cette décision s’imposait à lui comme un devoir ; elle était commandée par le souci de la bonne réputation de Mme Rollekechik.

Rose ne se récria pas. Elle dit seulement du ton d’une femme décidée à accepter désormais tous les malheurs sans protester :

— Faites comme vous voulez, Monsieur Charel ; ce que vous faites, c’est pour un bien, n’est-ce pas ? Je veux seulement vous dire que les racontages des voisins, moi je suis au-dessus de ça…

Mais des sanglots brusquement crevèrent dans sa gorge.

— Oui, ça vaut mieux : allez-vous en, dit-elle ; je vous demande pardon si je ne sais pas faire autrement que pleurer ; j’avais cru que vous resteriez près de moi comme un ami, mais c’est écrit que je dois avoir tout ; un chagrin de plus, ça passera avec les autres.

Sa désolation était si profonde, si vraie, que Charles lui saisit les deux mains, gagné, lui aussi, par l’émotion.

— Vous avez raison, Madame Rose, on dira ce qu’on voudra, mais je ne vous laisserai pas toute seule dans cette maison si triste… Je suis trop votre ami pour ça.

— Faites comme vous voulez, dit-elle.

Plus jamais il ne fut entre eux question du départ.

Elle vécut désormais dans l’attente, sinon dans l’espérance, d’une lettre de Berlin. Les jours passaient, rien ne venait. Ils ne parlèrent qu’une fois d’Odon. Charles dit à Rose :

— Vous devriez peut-être songer à demander le divorce. Vous l’obtiendriez naturellement sans difficultés.

— Pourquoi faire ? répondit-elle. Que je m’appelle Flagothier ou Neerinckx, ça n’a de l’importance pour personne. Et puis, s’il voulait revenir, s’il était malade et malheureux, est-ce que je saurais avoir assez mauvais cœur pour l’empêcher de rentrer ici ?

— Ce n’est pas pour cela, expliqua Charles ; c’est parce qu’il peut, étant toujours maître de la communauté, faire vendre la boutique, abuser de son crédit chez les fournisseurs et vous mettre sur la paille.

— Il ne ferait pas cela ! dit-elle vivement.

— Et s’il le faisait ?

Elle eut un geste de complète désespérance, d’infinie résignation. La conversation en resta là.

Rose, autrefois, prenait du plaisir à cuisiner sous l’œil glauque d’Adla-Hitt, à préparer les petits plats qu’Odon aimait. Maintenant elle ne se souciait plus de la table. Elle faisait prendre chez le charcutier un « déjeuner d’officier », comme on dit à Bruxelles ; c’est-à-dire un « panaché de saucissons » ; ou bien une « tallurke », c’est-à-dire une assiette garnie d’une mince tranche de bœuf et d’un morceau de porc. Ça lui coûtait quatre sous. Elle mangeait distraitement, sans savoir ; on ne dressait plus la table dans la salle à manger : elle prenait ses repas dans la cuisine avec Adla-Hitt.

Celle-ci, privée des « smoel récital » invigorants, et voyant que Madame était souvent triste, s’était dit qu’il serait charitable de l’égayer un peu et, comme les chansons symbolisaient pour elle la joie, elle fredonnait du matin au soir le seul refrain qu’elle connût :

Tricoter
Maman, je veux apprendre ;
Tricoter
Ça c’est un beau métier…

Elle chantait cela des heures entières, la lippe pendante, sur un ton de fausset qui faisait grincer dans l’armoire le moulin à café. Un jour que Charles s’en plaignait à Rose, celle-ci lui répondit :

— Du moment où elle fait ça dans la cuisine, elle est chez elle, c’est son droit.

Et elle eut un pâle sourire, le premier que Charles lui eut vu depuis la catastrophe…

Julien Rousseau venait tous les jours s’approvisionner de cigares, alors qu’autrefois il chargeait le garçon de la Boule Plate d’aller les quérir à la Bonne Source ; il aimait causer avec Rose sur un ton de bonne amitié confiante. Jamais non plus le nom de Flagothier n’était prononcé : il semblait à Rose que parler de ces choses si vilaines était une honte pour elle tout autant que pour Odon. Et, même avec Mme Cécile qui, débordante d’embonpoint et de bonté, passait avec elle une partie de ses journées, jamais il n’était fait aucune allusion.

La fuite d’Odon, tout de suite apprise et commentée, avait causé à la Boule Plate une stupéfaction indignée, qui s’était bientôt résolue en une commisération véritable, tant étaient vives les sympathies qu’Odon avait su grouper autour de lui. On invectivait Jane Reclary — les femmes surtout, les femmes longtemps dépitées et humiliées par l’intrusion à la Boule Plate de ses toilettes, de son chic, de sa réputation, les femmes longtemps vexées par son affectation à les ignorer, à trôner comme une usurpatrice dans les amicales réunions dont sa présence avait dénaturé le caractère. Les hommes secouaient la tête : « Était-ce croyable qu’une particulière pût faire tourner si complètement un homme « à sot » ? » Et chacun racontait des histoires, plus saisissantes les unes que les autres, pour démontrer combien notre nature est infirme, et fragile le respect de nous-mêmes, combien les plus braves gens sont à la merci des mauvaises femmes qui passent, des créatures qui vous détraquent d’un coup d’œil, vous affolent d’une pression de main, vous ensorcèlent par l’offre, dérisoire en soi, de leurs caresses tarifées.

Pour conclure, on plaignait Rose och ! erme ! et on l’admirait sans phrases.

Les soirées à la Boule Plate se déroulèrent monotones ; l’âme de la maison n’y était plus ; on riait sans éclats, on causait sans gaîté, on jouait sans entrain.

Un journaliste bougonnant, barbu, moustachu, le poil aussi hérissé que le caractère, avait pris possession de la table que l’on avait appelée si longtemps « la table de M. Flagothier ». Julot — c’était le nom de ce journaliste — s’installait de 3 à 6 heures à la Boule Plate et écrivait ses articles en vidant force demis. Les consommateurs osaient à peine l’approcher ; il défendait sa table comme un chien défend sa niche ; le garçon peigné à l’eau affirmait qu’un jour où, sans penser à mal, il regardait Julot écrire, Julot lui avait montré en grognant des dents pareilles à des crocs.

Les habitués de 6 heures, dès qu’ils arrivaient, questionnaient tout bas les garçons : combien de demis Julot avait-il bus ? Cela variait entre sept et quinze. Sur la tapisserie, au-dessus de la banquette où Julot usait ses fonds de pantalon, Julien Rousseau avait écrit au crayon :

N’empêchez pas Julot d’abreuver sa pépie :
Chaque demi qu’il boit se résout en copie !

Julot, ayant lu ce distique, le taillada frénétiquement avec son canif. Alembert Picquet n’osa rien dire ; lui-même commençait à avoir peur de Julot ; celui-ci menaçait de démolir le brasseur à coups de pied dans les gencives quand la bière ne lui paraissait pas bonne ; il accusait chaque jour les garçons de le voler dans son compte de consommations ; il crachait sur les murs, enlevait ses bottines et ses chaussettes pour se gratter les cors, imposait silence par des « chut ! on travaille ici… » aux clients qui se permettaient de causer à une table voisine et conseillait énergiquement à Julien, quand celui-ci toussait, d’aller se faire soigner à l’hôpital. Grâce à Julot, la salle « réservée » était devenue inhabitable de trois à six.

C’est Mme Fampin qui eut raison de cet énergumène. Elle n’avait pas peur, la petite Mme Fampin ; elle aimait dompter les brutes, qu’ils appartinssent au journalisme ou à la triperie. Elle avait remarqué que Julot donnait des signes de colère particulièrement vifs quand on chantonnait autour de lui. Elle eut aussitôt l’idée d’aller s’asseoir à la table en face de la sienne et de lire des journaux en chantant. Tout son répertoire y passa en trois après-midis ; après quoi elle le recommença, morceau par morceau.

Julot grognait, soupirait, geignait, se contorsionnait, se tordait sur sa banquette comme un diable dont le derrière aurait baigné dans l’eau bénite ; ses yeux s’injectaient, ses lèvres grimaçaient, ses dents grinçaient ; il avalait ses demis de travers, il écrivait et raturait avec rage. Il avait bien dit le premier jour à Mme Fampin : « Vous ne voudriez pas aller donner votre concert ailleurs ? » ; elle lui avait répondu : « Je chante quand ça me plaît, ce qui me plaît et où ça me plaît » ; il avait compris qu’il était inutile de parlementer. Frêle, fine et blonde, elle narguait le monstre de ses yeux limpides ; elle le tuait à petits coups.

Vainement, il essaya de la troubler par d’énergiques « smoel toe ! » ou par de comminatoires « Hââft â basilik ! » ; elle souriait comme s’il lui eût offert des roses pour sa fête. Quelquefois elle daignait répondre ; elle condescendait à lui dire : « Non, bébé », en tournant la page du journal qu’elle apprenait par cœur.

Les consommateurs étaient émerveillés de tant de courage, d’audace et d’endurance ; on venait à la Boule Plate pour voir Mme Fampin « travailler » Julot. Elle avait tout le café avec elle ; Alembert Picquet surtout l’encourageait. Au bout d’une quinzaine. Julot céda ; il disparut ; il était temps : trois jours de plus, déclara-t-il plus tard, il devenait fou.

Alembert offrit, ce soir-là, à la clientèle, un punch en l’honneur de Mme Fampin, souriante, modeste et comme peu étonnée de sa victoire.

À la Bonne Source, tandis que Rose vaquait aux soins du magasin et du ménage, Charles s’installait souvent dans la salle à manger, derrière la boutique : il y avait là un feu ouvert où des boulets de houille brûlaient du matin au soir, amusants à l’œil, léchés par les flammes, pourpres, noirs et or, brasillants, crépitants, croulant dans un feu d’artifice d’étincelles quand le tison attaquait leur fragile édifice.

Charles préférait ce foyer flambant clair au poêle fermé de sa chambre ; délaissant l’étage, il restait des après-midi entières acouvé au feu de la salle à manger ; il lisait, fumait des cigarettes qu’il laissait toujours éteindre et qu’il rallumait sans cesse, au moyen de morceaux de papier, déchirés d’un journal et flambés au brasier — comme le faisait Odon.

Il prenait soin des canaris qui sautillaient dans leur cage et (autres besognes d’homme), remontait les pendules, arrachait les bouchons aux bouteilles, enfonçait, au besoin, un clou dans le mur — comme Odon.

Il dégustait les échantillons de tabac que les commis-voyageurs soumettaient à Rose, lui donnait son avis après avoir répandu autour de lui et humé la fumée — comme le faisait Odon.

— Rudement corsé, ce Harlebeek, disait-il un jour à Rose : il tuerait la vermine dans la barbe d’un capucin…

— … Comme disait M. Desbaguettes, acheva Rose.

Elle resta stupéfaite d’avoir dit cela ; c’était comme si une main lointaine, une main sortie de l’ombre du passé venait de déclancher brusquement un ressort qui restait en elle, ignoré d’elle. Elle fut plus que confuse : éperdue. Adla-Hitt confia quelques jours après à Mme Cécile que, ce jour-là, madame avait pleuré pendant des heures, « à ne pas s’en ravoir ».

L’intimité des tête-à-tête prolongés ne troublait pas Charles ; il gardait une chair paisible. Il était descendu dans la petite existence humble, active, courageuse et comme muette de Rose, dans le secret où se blottissait son âme bonne, soumise et calme. Il jugeait et appréciait ses solides mérites.

Vivant à ses côtés, dans le presque contact de cette fraîcheur d’âme et de corps, il s’ingéniait à tuer autour de lui l’Amour, l’Amour impur, l’Amour malhonnête. Charles éprouvait, à Le soupçonner, du malaise et du dépit. Il se sentait une haine en éveil et comme l’avant-goût irrité d’un remords, quand il lui arrivait de Le surprendre rôdant entre lui et la jeune femme. La pensée de Rose ne continuait-elle pas à être occupée de l’époux, ses nerfs et ses muscles n’avaient-ils pas frémi sous la caresse d’un homme à qui un serment et dix ans de vie commune la liaient, d’un homme existant toujours, quelque part, là-bas, dans le lointain de villes imprécises ?

Lorsqu’il contemplait Rose s’occupant, sans lever les yeux, à de délicats travaux de crochet, il glissait à la tristesse, mais, bientôt, la douceur l’emportait sur la mélancolie ; il sentait alors vibrer en lui des fibres graves, donnant un son profond, prolongé en écho, si différent de la musique sautillante et folle qu’éveille en un esprit las la subite idée d’une volupté, toute de joie légère et d’allégresse sensuelle…

Une fois ou deux, il était arrivé à Rose de lui dire que tel article s’épuisait, qu’il fallait se réapprovisionner ; bientôt, et le plus naturellement du monde, ce fut lui qui remarqua l’opportunité de renouveler tel assortiment. Comme il la savait paresseuse à écrire, il rédigea des lettres de commande qu’elle signa : il pensait pour elle — comme Odon.

Désormais pris d’un désir d’action que, dans sa vie déjetée d’autrefois, il n’avait pas connu, il s’intéressait au médiocre commerce de la Bonne Source, étendait l’idée du négoce, remontait aux producteurs, évaluait leurs bénéfices, étudiait le mécanisme du gros et les procédés de la fabrication. Esprit chercheur ; il s’instruisait, sans presque s’en apercevoir, à la lecture des traités et des journaux spéciaux, s’intéressait aux façons de manufacturer les tabacs, se disait que si onon : quelqu’un qui, comme lui, par exemple, disposerait de certains capitaux — mettait de l’argent dans telles entreprises dont les transactions courantes de la Bonne Source lui indiquaient le fonctionnement et la marche, on pourrait gagner de l’argent, beaucoup d’argent…

Tous les dimanches, Rose, Charles et Julien dînaient chez Mme Cécile. Ils se sentaient liés par une affection ayant une commune origine : la conscience d’être semblablement bons, paisibles, simples et doux, au milieu de beaucoup de gens égoïstes et méchants. Serrés les uns contre les autres, ils se disaient des choses banales d’une voix de confidence, à l’abri des bourrasques du dehors, enveloppés dans la bonne chaleur de leur amitié. Oh ! cette amitié, comme ils en sentaient l’empire ! Ils s’y rencontraient comme dans un refuge ignoré des autres hommes, un refuge un peu triste, un peu grave, mais combien sûr !


Ce qui rapprocha surtout, à cette époque. Rose, Cécile et Charles jusqu’à faire se toucher leurs cœurs, ce fut leur affection pour Julien, affection alarmée par les progrès rapides de la maladie qui minait depuis si longtemps le jeune homme.

La nuit du réveillon de la nouvelle année, il s’était passé à la Boule Plate une scène atroce. Suivant la coutume, les fidèles de l’établissement, groupant à des tables différentes leurs sympathies, s’étaient attardés jusqu’au coup de minuit.

Quand l’horloge sonna et qu’on se fût congrûment embrassé, en échangeant des souhaits, on remarqua que Julien était inexprimablement mélancolique.

Pour la première fois, on le vit se désespérer. Il dit, doucement accoudé sur la table, et suivant des yeux la fumée lente de son cigare :

— Vous rappelez-vous le réveillon de l’année dernière ? Flagothier nous avait amené sa femme. La vie est bête et sale.

Un silence s’appesantit. Mme Cécile lui fit signe de ne pas parler de ces choses. Il continua :

— Je n’ai plus de famille, moi ; si l’un de vous ne me ferme pas les yeux quand je serai devenu petit, tout petit, presque tout entier mangé par les microbes, ce sera un infirmier qui constatera que j’ai passé. L’année prochaine, je ne serai plus ici avec vous ; vous réveillonnerez sans moi et l’un de vous dira : « le pauvre camarade, il ne doit plus en rester beaucoup sous le gazon, dans la petite boîte.

Il sanglota tout à coup, vaincu, acceptant l’idée du renoncement à la vie ; dans la chambre, on eût cru entendre rôder la Mort invisible ; chacun sentait dans la nuque, le souffle de son haleine de pourriture. L’un des garçons se signa, derrière Julien. Celui-ci le vit dans la glace, devint plus pâle encore et suffoqua dans son mouchoir : le froid des grandes ténèbres entrait dans ses moelles. Charles, le cœur tordu, sentit si profondément ce que Julien devait souffrir, qu’il fit le souhait ardent de le voir mourir tout de suite. Alembert Picquet, n’y tenant plus, se sauva dans la cuisine, tandis que des larmes roulaient sur les joues de Mme Fampin, assise à une table voisine ; Mme Cécile et En-Sol-Messieurs, interdits, saisis de saluer la mort, tâchaient de faire bonne contenance ; ils avaient pris les pauvres mains de Julien dans leurs grosses pattes et lui disaient d’une voix sans accent :

— Voyons, monsieur Julien, voyons ; vous n’êtes plus un enfant, n’est-ce pas… Si vous toussez en ce moment, c’est que vous avez pris un rhume, comme tout le monde…

Ce fut dans les premiers jours de mars que, brusquement, il déclina, fondit, fut réduit à rien.

Il ne fut plus en quelques jours qu’un petit débris d’homme, des os massés dans une redingote et tassés dans l’angle du mur, sur le banc de la Boule Plate. Il faisait des rêves ; aux heures où un peu de bonne humeur gamine lui revenait, il disait, gelé jusqu’aux moëlles par cet interminable hiver, humide, glacial et pluvieux, un « hiver pourri », suivant l’expression des gens de campagne : « Je voudrais être singe dans une forêt vierge », ou : « Je voudrais être une grappe de raisin qui mûrit sur un coteau de l’Algérie ». Et sa longue main maigre, sa main pâle aux ongles bleuâtres et bombés, se tendait vers l’invisible Soleil, générateur de la Chaleur et de la Vie.

Les trois amis se consultèrent et décidèrent de l’engager à partir pour le Midi. Il refusa, mais, à leur grande surprise, il leur montra une correspondance qu’il échangeait depuis quinze jours avec le directeur d’un sanatorium de la Campine ; les conditions étaient arrêtées, ses affaires réglées : la banque où on l’employait lui avait accordé un congé de trois mois. Il souriait de leur étonnement : ils avaient donc cru qu’il allait attendre bêtement, à la Boule Plate, que la mort vînt le chercher ? Non, non, il se défendrait : un régime sévère, des soins et du printemps, voici ce qu’il lui fallait pour coller une muselière aux microbes aboyeurs. Charles, joyeux, déclara qu’il l’accompagnerait, qu’il irait l’installer là-bas.

Julien ne répondit pas. Le lendemain, il partit sans avoir prévenu personne. Une lettre de lui, écrite du sanatorium, annonça à la fois son départ et son arrivée. Il demandait que l’on n’allât pas le voir avant un mois ; tous les jours, d’ici-là, il écrirait.