Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 223-250).
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CHAPITRE X


Inexplicablement, Julien alla mieux, les premiers jours de son installation, quai au Bois-à-Brûler, chez Mme Cécile. Moins d’oppression, moins de fièvre, moins de toux. Les nuits, plus paisibles, étaient visitées par des songes heureux.

Dans cette chambre de malade, où l’on respirait une odeur inexprimable, l’odeur de tous les remèdes vains que prennent les phtisiques : les narcotiques, la résine, l’éther, le thé de tilleul, l’eucalyptus, l’odeur, aussi, des draps mouillés de sueurs suspectes et séchés au feu vif, dans cette chambre de malade où les bruits s’étouffaient, où la lumière était tamisée, où la vie semblait hésitante et comme suspendue, Julien se sentait gai, faisait des projets, se chantait à lui-même les couplets de bravoure de l’Espérance.

Pendant des heures, embusqué derrière les épais rideaux, il observait les bateliers, regardait les vaart-kapoenen aux muscles d’athlètes décharger les chalands, courbés sous les sacs, marchant avec une indolence puissante et muette de bœufs puissants aux labours, puis, brusquement, se prenant de querelle autour d’une bouteille de genièvre, explosant en bourrades, en savoureuses injures.

Il ne se lassait pas de l’animation de ce coin de quartier pittoresque : camions se faufilant entre les dépôts de briques, les amoncellements de carreaux, les tonneaux en pyramides ; charrettes vides dont les bras font des gestes implorants ; commis affairés courant de bureaux en bureaux ; femmes de


ménage ahuries dans la cohue, les bras emplis de victuailles achetées aux marchés proches.

Malgré tous les conseils, en dépit même des objurgations, Mme Cécile n’avait pas voulu de garde-malade.

— Prendre une sœur, ça est aussi mauvais que de laisser entrer un curé, répondait-elle ; et puis ça n’est pas si difficile de soigner un malade : je sais là contre.

Dans la maison, où, maintenant, les serviteurs marchaient avec précaution, elle ne quittait presque pas Julien ; deux ou trois fois elle fit avec lui une promenade en voiture ; la nuit, elle dormait dans une chambre qui communiquait avec celle du jeune homme ; elle guettait sa toux, elle était toujours prête à accourir quand il gémissait, quand il tendait les bras hors des couvertures pour être secouru, consolé, réconforté, sauvé. Et de le voir si confiant, de constater que réellement il allait mieux, elle se prenait à croire aux miracles, elle refusait d’admettre la lente et sûre destruction, miette à miette, seconde par seconde, de cet organisme débilité, le désagrégement incessant de l’être fondant dans la Mort.

Il entrelaçait ses mains osseuses et faibles et les mettait dans les larges paumes de Mme Cécile qui les réchauffait, massait ensuite les doigts un à un pour faire circuler le sang, pour faire disparaître cette couleur bleuâtre, cette couleur cadavérique dont se teintaient leurs extrémités.

— Mon petit Julien, mon menneke… Vous voyez comme vos mains deviennent déjà plus belles !…

Il répondait : ui, d’un souffle et souriait, tendre et doux.

Tous les jours, Charles et Rose venaient le voir ; il réclamait leur visite, aimait à parler de tout ce qui se passait hors de cette chambre si bien close ; jamais il n’avait lu autant de journaux ; il était avide de tout ce qui est manifestation de la vie ; les faits divers les plus humbles l’intéressaient ; il était content quand on lui racontait des histoires ; c’était en lui comme un besoin de se mêler aux agissements des autres hommes, des hommes vigoureux de corps et d’esprit, de prendre sa part infime dans l’activité universelle, de jouer un rôle dans son coin ignoré, de se faire une petite place sur la scène, afin de se sentir toujours de ce monde.

Charles s’attendrissait au spectacle du dévouement de Cécile ; il admirait qu’elle aimât ainsi Julien ; il s’émerveillait de voir comment deux cœurs, sous la pression de la vie, se mêlent et s’unissent et comment l’approche du Néant fait plus intime leur union. Il comprenait aussi que Cécile était payée par la récompense noble que la Charité porte en soi, par le bien-être moral, par la jouissance sereine que donne à notre conscience l’accomplissement d’une tâche humble et belle. Oh ! aimer ! dépenser son cœur, épandre autour de soi de la bonté, s’évader de l’être égoïste, vivre par et pour ceux qui nous sont chers ! Ah ! l’Amour, quelle conception claire et haute il en avait à présent ! Dans cette chambre, dont l’air était corrompu par les tristes remèdes, dans cette chambre où chuchottaient trois affections, sincères et probes, penchées sur un même chevet, il flottait de l’amour, comme, dans un cachot empuanti, vient flotter tout à coup une odeur de lilas, une bouffée de printemps soufflée par le vent à travers les grilles…

Charles, regardant Rose sourire au malade de ses grands yeux bons et confiants, se sentait à la fois léger et grave, le cœur égratigné par le frisson d’une émotion tendre. Et il songeait à l’orgueilleuse joie de diriger la vie d’une femme que l’on aime, de la protéger, de débusquer de son chemin les dangers tapis dans les ronciers, d’être le bras fort sur lequel elle s’appuie, la poitrine sur laquelle elle repose, de vouloir et d’agir pour deux…

Ce jour-là, comme il finissait de contempler Rose, il surprit, fixé sur lui, le caressant, l’œil anxieux et ami de Julien…

Quand Rose fut partie, Julien lui dit brusquement :

— Que feras-tu plus tard, toi ?

— Plus tard ?…

— Oui, je me demande souvent ce que tu feras quand je ne serai plus là…

Et, comme Charles allait se récrier, Julien poursuivit :

— Oui, oui, ce n’est pas demain l’échéance ; mais, enfin, si bien que je me rétablisse, tu vivras toujours, bâti comme tu l’es, beaucoup plus longtemps que moi… Alors, tu comprends, quelquefois je me pose des questions pour toi…

Le cœur de Charles battit tout à coup ; il crut que Julien allait formuler une idée que lui-même côtoyait, au secret de lui-même, quelques instants auparavant, quand, se sentant ému d’avoir regardé Rose, il avait surpris l’œil de Julien fixé sur lui. Jamais Julien n’avait interrogé Charles au sujet de Rose ; ayant deviné leurs âmes, il s’était senti retenu par une pudeur délicate, par le respect que le secret d’autrui inspire, quand il est noble et digne.

— J’ai des idées à moi, poursuivit Julien lentement, après un long silence. Il faut que je te les communique un de ces jours. Pas aujourd’hui, parce que j’entends Mme Cécile qui monte l’escalier ; la première fois que nous serons seuls.

Le lendemain était un dimanche ; on eut, pour la première fois, l’impression du printemps : la ville s’éveilla gaie et propre sous un soleil clair, encore blanc, mais dont, déjà, les rayons échauffaient.

Julien sortit en voiture pour aller au Bois, mais une saute de vent, un coup d’air froid qui courut le long de l’avenue Louise, le saisit à la porte de Charleroi et l’obligea à rentrer brusquement, suffoquant dans une sorte de râle. Cette crise fut la plus violente qu’il eût encore éprouvée ; son corps était secoué tout entier, trépidait et se convulsionnait à chaque mouvement contractile des bronches.

Quand il fut apaisé, enfin, dans sa chambre, entouré de ses trois amis, il exagéra sa bonne humeur, criant que ce n’était rien, que c’était l’adieu du rhume. Et il demanda qu’on le laissât seul ; il n’avait besoin de personne ; Cécile, Rose et Charles devaient sortir, aller « s’amuser en ville » : il le voulait, il l’exigeait. Tout à coup, il se rappela que le quartier du Smaelbeek était en fête à l’occasion de la victoire remportée à Roubaix par la fanfare des Joyeux Amis de la Clamotte, et qu’on avait organisé à cette occasion un « grand concours d’élégance et de beauté ». Il plaisanta, il fut pris d’une gaieté d’enfant : pourquoi Rose n’enverrait-elle pas Adla-Hitt prendre part à ce concours ? Il fit un portrait si drôle d’Adla-Hitt s’avançant sur l’estrade parmi les concurrentes que tous s’égayèrent de cette imagination. Alors Julien insista de nouveau : ils se distrairaient un peu ; ils viendraient lui raconter comment ça s’était passé. Mais Rose refusait de céder à ce caprice de malade.

— Ça n’est pas ma place dans une fête maintenant, ouïe, non, saëz-vous !

— C’est encore moins votre place ici, près d’un pauvre malade, quand tout le monde est à la fête.

— Je n’aime plus les fêtes, monsieur Julien, dit-elle, en souriant doucement…

À la fin, comme Julien menaçait de les conduire lui-même voir le concours, ils cédèrent. Mme Cécile avait dit tout bas à Rose : « On ne faut pas devoir se reprocher plus tard qu’on lui aurait refusé ça. »

Dès qu’ils eurent traversé le quartier de la place du Béguinage, dont les rues provinciales sommeillaient sous l’œil clignotant des borgnes réverbères, ils trouvèrent, au boulevard Anspach, la cohue des grands soirs, une animation extrême. Le triomphe des Joyeux Amis de la Clamotte avait mis des tas de gens en liesse. Drapeaux, cartels, fanfares, chansons, pas redoublés, tambours, trompettes de cavalerie, danses barbares, clameurs assourdissantes, il y avait là, mixturés dans un tohu-bohu de foule décidée à s’amuser, tous les éléments qui entrent dans la composition d’une de ces fêtes populaires dénommées « gamelles de joie » par le poète irrité.

Sur la place de l’Hôtel de ville, les flots de l’énorme


La Rentrée triomphale des « Joyeux Amis de la Clamotte »



et tumultueuse marée du cortège s’élargirent, allèrent battre les trottoirs, déferlèrent des piliers de la Maison du Roi jusqu’à l’escalier des Lions. Le flot de foule arrivait en vagues obliques, en remous contrariés ; des enseignes, des bannières et des chapeaux voguaient, dansaient, plongeaient, revenaient à la surface, tels des bouchons soulevés et ballottés par le caprice des courants et des remous.

Quand Mme Cécile, Rose et Charles furent parvenus à échapper à cette folle bousculade, ils allèrent paisiblement « profiter sur une boutelle de gueuze » au vieil estaminet de la Roue, et ils s’y attardèrent de façon à n’arriver au marché couvert de la rue Duquesnoy que pour l’heure des concours.

Tout le quartier du Smaelbeek était « vollegaz ». Quand Rose, souriante malgré elle à tout cet étalage de joie bruyante, pénétra, avec Mme Cécile et Charles, dans la salle, la cohue était telle qu’ils n’auraient pu approcher de l’estrade si le journaliste à l’asticot, qui faisait partie du jury, ne les eût conduits près de cette estrade, par une porte interdite au public. Le « concert monstre » qui faisait les premiers frais du programme, venait de finir ; on arrivait au morceau de résistance de la cérémonie : « Concours de beauté et d’élégance entre les krotjes du Smaelbeek ». Le secrétaire du jury procédait à l’appel des concurrentes, qui prenaient successivement place sur l’estrade où des chaises disposées en demi-cercle les attendaient.

Derrière elles, la Fanfare des « Joyeux Amis de la Clamotte » ; au milieu, les trois membres du jury : le journaliste à l’asticot, déjà nommé, M. Gobbaerts, à la blanche barbe fleurie et le blond M. Emilien Baestinckx, très chauve malgré sa jeunesse, ne gardant qu’au-dessus des oreilles des bourrelets de fine laine frisée : il avait l’air pensif d’un poète élégiaque et les concurrentes levaient les yeux au ciel pour l’attendrir en son verdict.

Sur leurs poitrines presque toutes opulentes, ces dames portaient des cartons à numéros d’ordre. Longuement, le jury les examina.

— Le numéro 7 est toullemême une belle fille, dit Mme Cécile.

— Je serais plus tôt pour le numéro 4, dit Rose : elle a l’air si « fin ».

Cependant Charles, rejeté à l’écart, s’amusait d’entendre des journalistes, venus pour faire le compte rendu de cette belle fête, glisser des abominations à l’oreille des concurrentes enchantées.

— Allei ! Allei ! disait l’une ; pas me faire rire, sinon, c’est carotte !

Ailleurs, un cri de femme surprise, suivi d’une admonestation sévère :

— Tenez une fois vos mains près de vous, n’est-ce pas, ou sinon une tarte !

— Trop serrée avec mon corset, ça je suis tout de même, gémissait une serveuse de café, dont les joues en flammes irradiaient.

Le jury prenait des notes.

— De celui qui a le geâre poiète, j’aurai tout de même rien, dit une grosse poissonnière ; un springno’-t’ vet comme ça saurait pas de chemin avec une comme moi.

Lange swik-swak ! lança une voix de devant l’estrade.

Les concurrentes, maintenant, s’immobilisaient dans l’attente, très dignes, avalant leur salive avec des mouvements de la gorge et du cou qui décelaient leur émotion.

Dans la bande des zwanzeurs, des tentatives de cote :

— La « schune bolleke » du 21 à deux contre un, je donne !

— Je paie trois pour Mieke Scholl, la celle avec un « pluche » !

Alembert Picquet, membre d’honneur de la société organisatrice, essayait, sans honte ni pudeur, d’influencer le journaliste à l’asticot. Mais le jury entier avait pris un air propre à décourager toutes les intrigues : on le sentait inaccessible à la fraude, supérieur à toute tentative d’intimidation, à toute flatterie, à toute séduction — celle-ci vînt-elle des concurrentes.

Enfin, la sonnette du jury retentit ; il se fit un profond silence, un silence sacré ; M. Gobbaerts passa la liste des lauréates au secrétaire qui la lut d’une voix forte :

— Premier prix, un nécessaire de toilette : Mlle Eugénie Vincent, le numéro 15 !

Tonnerre d’applaudissements. Très émue, Mlle Vincent, dite Rosa Crolle, — une piquante brunette, très fraîche, des yeux superbes, un nez à la Roxelane modern-style, un capitonnage tout à fait recommandable.

La fanfare exécuta une Brabançonne tonitruante ; le jury embrassa copieusement Mlle Vincent, complètement ahurie, maintenant honteuse de son succès et protestant, le sourcil effaré, la voix détimbrée, par des « Well, potferdoume, est-ce que ça n’est pas bientôt fini ! »

Les noms des trois autres lauréates du concours de beauté furent accueillis par trois autres tonnerres d’applaudissements et par trois autres Brabançonnes.


La Proclamation des prix



M. Gobbaerts les embrassait avec un tel appétit que le public finit par crier « Assez ! » et « Après vous, s’il en reste ! ».

La grosse joie des foules se donnait libre carrière ; on chantait, on trépignait et l’on hurlait pour le seul plaisir de faire du bruit ; on s’allongeait des claques sur les épaules, on débordait de gesticulations pour le seul besoin de s’extérioriser, de se dépenser.

La mère du 3e prix apostrophait véhémentement sa fille :

— Jéusius Maria ! si tu aurais mis votre faux chignon comme je l’avais dit, tu aurais reçu le 1er prix… Ça est bête !

Cependant le journaliste à l’asticot était filé derrière Mlle Vincent, enfin parvenue à quitter l’estrade. Charles entendit ce dialogue :

— Mademoiselle, j’ai voté pour vous. Vous demander votre photographie pour mon journal, et pour mon journal seul, ce n’est pas trop exiger, n’est-ce pas ?

— Une photographie, j’ai ça pas.

— Mais si, mais si, je parie que vous l’avez sur vous.

— Merci, saëz-vous, pour qu’on me met sur les « feulles » et sur des cartes-correspondance ; vous voudriez ça pas, hein ? On a déjà assez gueulé avec moi tout à l’heure.

— Mais, Mademoiselle, vous me mettez dans un embarras extrême.

— Compassen es duud trancha Mlle Vincent.

Et elle disparut, revêche, au bras de son bon ami radieux.

Le journaliste n’eut que le temps de retourner sur l’estrade : le concours d’élégance commençait. Une des concurrentes avait quitté son siège, chuchottait à l’oreille de M. Baestinckx des petites choses secrètes et l’appelait Mileke ; le secrétaire, vexé, lui intima l’ordre d’aller se rasseoir.

M. Gobbaerts s’était déjà remis à embrasser ; ce fut le public qui le rappela à ses devoirs, par des hurlements de protestation joyeuse. Le jury, de nouveau fonctionna. On fit promener les concurrentes sur l’estrade pour leur permettre de dégager leur chic, de faire valoir leur port et leur démarche, de produire leurs performances. Certaines s’en tiraient bien ; d’autres, moins bien ; d’autres, tout à fait mal : l’une perdit contenance jusqu’à se fourrer les doigts dans le nez ; une autre caressait d’une main machinale ses plus apparentes rotondités ; une autre, abrutie, lâcha brusquement l’estrade et se réfugia dans le public.

Le jury, enfin, par le canal du secrétaire, prononça :

— Premier prix, un imperméable… (rires épais dans le clan scandaleux des loustics ; manifestations en sens divers.)

Quand les rires se furent enfin apaisés, le secrétaire continua, sévère, l’œil chargé de reproches et fixé sur les zwanzeurs, parmi lesquels se faisait déplorablement remarquer le secrétaire perpétuel du Smoel-Club :

Mlle Catherine De Schepper, le numéro 6.

Mlle De Schepper, dite Trintje Courbatje, une grande personne svelte et élancée, empanachée d’autruche blanche, le boa de plumes posé, en bataille, sur des épaules joyeuses, fut acclamée et embrassée par M. Gobbaerts, comme aussi le deuxième prix, Mlle Kloetermans, sans chapeau, mais magnifiquement casquée de blond vénitien, corsage de foulard épinard, jupe crème, nœud rouge, ceinture bleue.

— Votre profession, Mademoiselle ? questionna Alembert Picquet quand, dégagée de l’étreinte de M. Gobbaerts, elle passa devant lui.

— Volaille sur le Grand-Sablon, répondit Mlle Kloetermans, la figure épanouie de son succès.

Il fut impossible, dans le tumulte grandissant, de comprendre les noms des autres lauréates. On dut se contenter de regarder M. Gobbaerts les embrasser.

L’estrade était envahie ; Mme Cécile, dans sa robe, blanche, tanguait comme un énorme iceberg, dans cet océan de têtes qu’elle dominait ; Rose riait, charriée, elle aussi, chatouillée et même pincée par les mains aventureuses de puuteleers effrontés.

Ils eurent les plus grandes peines à sortir. Ils rentrèrent tout de suite chez Mme Cécile, pressés de faire à Julien le récit de la cérémonie.

Rose eut du regret de cette partie. Elle se sentait confuse de s’être mêlée à la joie des autres et d’en avoir goûté le piquant, elle pour qui plus devait n’être de joie, elle de qui l’effacement et l’humilité devaient être la règle. Ce plaisir, pris en fraude de son deuil de veuve sans être veuve, lui pesa comme un péché, lui sembla reprochable comme un vol.

Charles voulut plaisanter ; mais elle prit une mine si chagrinée qu’il cessa tout de suite.

C’était Charles qui, maintenant, surveillait le placard aux cigarettes, l’armoire, placée dans sa chambre, qui contenait les réserves de la boutique. Il lui arriva de faire renouveler telle marque, sans en parler à Rose ; l’époque étant arrivée de rafraîchir le magasin, il fit repeindre les boiseries et le plafond dans des tons plus clairs ; il surveilla lui-même le travail des ouvriers. Il installa, dans la salle à manger, un séchoir pour les cigares fins. Il continuait à étudier l’application, à l’installation d’une manufacture de tabacs, des procédés les plus modernes, visitait des fabriques, fréquentait des commerçants et des usiniers notoires.

Un matin. Rose était sortie pour faire de nombreuses emplettes, laissant le magasin à la garde d’Adla-Hitt. Quand elle rentra, une odeur qui lui avait été familière autrefois, embuait la maison.

Elle descendit à la cuisine, sans comprendre encore et demeura immobilisée sur le seuil : l’air gai, les manches retroussées, les mains enduites d’une couche de sirop d’un brun noirâtre, les reins ceints d’un tablier bleu, Charles Lévé de Gastynes faisait des rôles.

Rose pleura.

Le Petit Bleu de Bruxelles publia, dans son numéro du 1er juin, la dépêche suivante :

UN DRAMATIQUE SUICIDE À BIARRITZ
(Service spécial du Petit Bleu.)

Un triste événement a occasionné un vif émoi parmi la colonie de Biarritz. Un certain M. F…, sujet BELGE, domicilié à Saint-Gilles lez-Bruxelles, s’est jeté à la mer du haut du promontoire de l’Atalaye. Le corps, un instant balancé sur les lames, a été brisé par les vagues contre les rochers.

On ignore les causes qui ont poussé F… à cet acte de suprême désespoir. Les bruits les plus divers circulent dans le monde des baigneurs. Ce qui semble probable, c’est que le fameux « cherchez la femme » peut trouver une fois de plus ici son application.

Charles, lisant cette dépêche le matin, n’hésita pas : il savait Jane à Biarritz. Une certitude s’imposa à son esprit : c’est d’Odon qu’il s’agissait ! Il courut au journal où l’on ne put que lui montrer la dépêche ; on télégraphia au correspondant ; à midi, ses suppositions étaient confirmées. À une heure, sans avoir rien dit à Rose, mais après avoir pris conseil de Mme Cécile, il sautait dans le rapide de Paris. À Bordeaux, où il fit halte pendant cinq heures, les journaux le renseignèrent à suffisance. Voici l’article, écrit dans le style spécial aux feuilles balnéaires, que tous les journaux bordelais reproduisaient d’après leur confrère : le Nouveau Phare du Golfe, organe mondain de la colonie de Biarritz :

Le suicide du nommé O. F…, que nous relations en deux lignes dans notre numéro d’hier, s’est produit à la suite de circonstances réellement dramatiques, mais d’une nature si particulière et si délicate que nous étions décidés à ne pas les exposer au moment où la nouvelle nous en est parvenue. Si nous sortons aujourd’hui de la réserve que nous nous étions imposée, c’est parce que le bruit énorme qui se fait autour de cette affaire a, d’ores et déjà, amené des interprétations tout à fait inexactes. L’enquête à laquelle nous nous sommes livré nous permet d’apporter à nos lecteurs un récit dicté par la simple Vérité.

Il y a huit jours, une artiste dont le nom est notoire, sinon célèbre, dans le monde du café-concert et n’est pas inconnu dans le monde de la galanterie, nous assure-t-on, débutait au Casino de notre ville. Sa beauté, jointe à son talent, ne tardait pas à lui attirer des hommages nombreux et à lui valoir des succès où l’artiste et la jolie femme trouvaient également un hommage. Parmi les adorateurs de cette élégante personne se trouvait M. X…, neveu d’un ministre d’une nation amie et alliée, dont le nom est imprimé des milliers de fois chaque jour dans la presse mondiale. La cour que fit M. X… à l’artiste ne fut guère encouragée ; elle lui signifia que ses assuiduités lui déplaisaient. M. X… ne se découragea pas Par deux fois, il tenta de faire fléchir la consigne rigoureuse donnée par l’artiste au personnel de l’hôtel où elle est descendue. M. X…, ainsi rebuté, avait pris, nous assure-t-on, son parti d’un insuccès qui n’intéressait que sa réputation d’homme à bonnes fortunes, lorsque, brusquement, mardi soir, comme il pénétrait au Casino, il fut interpellé en ces termes par O. F. :
xx— Je vous préviens que si vous continuez à obséder Mlle *** (ici le nom de l’artiste), c’est à moi que vous aurez affaire…
xxSurpris de cette apostrophe, lancée sur un ton si véhément que plusieurs personnes avaient immédiatement formé un groupe friand d’un scandale, M. X… riposta :
xx— Je n’ai pas à me soucier de votre défense ; je ne vous connais pas et je vous… (ici un mot grossier.)
xxO. F… devenu très pâle, répondit textuellement :
xx— Je ne veux pas vous casser la… (ici encore un mot grossier) comme j’en aurais le droit, mais voici ma carte.
xxM. X… la prit et passa la sienne à O. F… qui quitta le salon.
xxLe lendemain matin, M. X…, averti par de certains bruits
fâcheux qui couraient sur le compte de O. F…, pria deux de ses amis de faire une enquête rapide sur la situation de ce dernier. Ces deux amis adressèrent, dès midi, à leur mandant, la lettre suivante que nous regrettons de devoir imprimer parce que le respect qui est dû aux morts est sacré, mais à la publication de laquelle nous ne pouvons nous soustraire, puisque les événements ont tourné de telle façon que M. X…, qui porte, répétons-le, un nom respecté dans une nation amie et alliée, est actuellement en proie aux ennuis que toute cette affaire lui a valus.

Cher ami,

À la suite de l’algarade qu’un certain O. F… a cherché hier à provoquer au Casino, vous nous avez demandé d’enquêter sur la moralité du dit O. F… Nous ne pouvons que vous déclarer ceci : dans une affaire d’honneur, le nommé O. F… est, de par ce qui lui tient lieu de position sociale, aussi sûrement protégé contre un coup d’épée, qu’un fort à coupoles peut l’être, par ses blindages, contre des chiquenaudes.
xxOn ne se bat pas avec O. F… Le dédain absolu ou le recours à la police de Biarritz, si besoin en est, sont donc les seules solutions qui s’indiquent. Nous ajoutons qu’un mandat d’expulsion contre O. F… sera pris dès ce soir par le service de la sûreté qui nous a fourni les renseignements que nous avons l’honneur de vous communiquer.

(Suivent les signatures de deux des membres les plus distingués de notre colonie balnéaire).

« Cette lettre fut, à la demande de M. X…, d’accord avec ses mandataires, affichée immédiatement aux salons du Casino. À trois heures, O. F… se présenta dans cet établissement ; on le laissa s’approcher des valves où il lut la lettre. Il s’éloigna aussitôt dans la direction de l’Atalaye. Sa démarche était ferme et son pas assuré ; mais ses traits étaient livides, nous a dit quelqu’un qui l’a frôlé au moment où il quittait le Casino.
xx» Il traversa la plage et gagna les rochers de la Chinaougue. La marée était haute. Il marchait sans tourner la tête. Quand il fut arrivé presque au sommet du promontoire, il enleva sa veste sans cesser de marcher, puis brusquement, il fit en avant un saut énorme et tomba dans le tourbillon des lames qui battaient le rocher avec une violence extraordinaire.
xx» Le cadavre, quelque temps ballotté, put enfin être harponné près du sémaphore. On le transporta à la mairie où, une heure après le concierge du Casino vint l’identifier.
xx» L’artiste célèbre dont O. F… était le manager vint réclamer le corps vers cinq heures. On juge de l’émotion de cette femme dont les beaux yeux étaient emplis de larmes, qu’elle essayait vainement de refouler. Malgré sa tristesse, la courageuse artiste n’a pas voulu que la direction fût en peine à cause d’elle, et elle a paru au programme comme les autres soirs. La femme légitime de O. F… a été prévenue par dépêche ; les funérailles auront lieu demain à la première heure. »

Quand Charles arriva à Biarritz, l’enterrement venait de prendre fin. Charles eut avec Jane une brève entrevue, à l’hôtel. Elle montra d’abord un grand chagrin :

— Le pauvre, il s’était monté le coup ! Qu’est-ce que vous voulez ? il a toujours été un peu louffoque. Je n’ai pas de chance, moi ; … il serait resté avec moi aussi longtemps que ça lui aurait plu. Enfin, je me ferai une raison : on ne peut pas passer sa vie à pleurer…

Elle sécha vite ses beaux yeux.

— C’est ça qui n’est pas bon pour la voix, des émotions pareilles !

— Sa femme aurait peut-être désiré que le corps fût ramené en Belgique, dit Charles.

Du coup elle devint furieuse :

— Sa femme, sa femme ! Est-ce qu’il s’en occupait de sa femme ? Et elle, est-ce qu’elle s’occupait de lui ? Alors ? N’est-ce pas déjà bien joli d’avoir fait enterrer le corps à mes frais ? J’ai beau être bonne fille ; à la fin, nom de D…, des reproches pareils vous barbent ! Je ne la connais pas, moi, sa femme ! Et puis, si elle veut le reprendre, elle est bien libre : il ne s’en ira pas tout seul…

Charles s’enfuit, le cœur plus empli encore de tristesse que de dégoût.

Le surlendemain, il était à Bruxelles. Quand il pénétra dans la salle à manger de la Bonne Source, Rose courut vers lui en jetant un grand cri, et, avec un abandon de sœur, cacha dans la poitrine du jeune homme sa figure brûlante de fièvre et mouillée de larmes. Il la berçait, lui entourait la taille d’une étreinte consolatrice, d’une étreinte de protection. Et, soudain, il se sentit un autre homme  : le reste du monde n’existait plus  ; il n’y eut plus sur la terre que cette chair de femme, pâmée contre son corps, chaude de son malheur et de sa tendresse, un contact voluptueux dont il tressaillait inexprimablement  ; il grandissait, les bras vigoureux, la poitrine élargie, dans un orgueil de mâle assez puissant pour dominer l’Avenir.

Et, follement, éperdûment, il la baisa sur les lèvres. Sa longue contrainte pudique, sa fraternelle douceur aboutissaient à ce baiser d’amant…

Mais elle se délivra d’une secousse, affolée, en révolte  :

— Oh  ! Monsieur Charel, Monsieur Charel  ! Non, non, maintenant plus jamais  !

Elle avait donc pensé, avant, qu’un jour elle pourrait être à lui  ?…

Il n’essaya pas de la retenir  ; il dit simplement  :

— C’est vrai, Rose, qu’il serait de tout temps entre nous…

Elle secoua la tête, et, dans un dernier sanglot, essayant de s’affermir  :

— Soyons « braves », dit-elle, en lui tendant la main. Quand on est prop’ avec soi-même…

Le lendemain, elle annonça à Charles qu’elle fermait la boutique pour trois jours. Et elle fit le voyage de Biarritz ; elle alla prier sur la tombe d’Odon.

Elle ne voulut pas que le corps revînt à Bruxelles.

Rentrée à la Bonne Source, elle se fit faire des robes de deuil. Et ce deuil, elle le porta aussi dans son cœur, malgré la trahison du mort — simplement parce qu’elle l’avait aimé.