Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 125-143).
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CHAPITRE V


Le surlendemain du jour où s’étaient passés les événements relatés au précédent chapitre, Charles Lévé de Gastynes traversait le magasin, lorsque Rose, debout derrière le comptoir, l’arrêta d’un mot :

— Je voudrais vous dire quet’chose, si vous avez cinq minutes, Monsieur Charel.

— Dix et encore dix « tout près », si ça peut vous faire plaisir, répondit Charles, à qui l’idiome de Madame Rollekechik commençait à devenir familier.

Elle hésita quelques secondes, puis :

— C’est un secret, dit-elle, je voudrais une fois parler rien qu’avec vous ; justement Odon est en courses…

Il la regarda un peu étonné.

Elle se troubla, sortit une lettre de la poche de sa jupe.

— Voilà une lettre d’anonyme qu’on m’a envoyée. Je peux vous la montrer. J’ai confiance avec vous… Voilà déjà deux jours que je l’ai dans ma poche.

Charles lut, sans grand étonnement :

Si vous voulez écouter les conseils d’une personne qui vous porte de l’intérêt, vous ferez bien de venir un soir à la Boule Plate ; vous verrez comment votre mari fait la cour à une roulure de café-concert qui le fera devenir zo-ot. Prenez garde. Il est en train de dépenser son argent pour elle et le vôtre aussi et il se moque de vous, comme d’une sardine derrière une malle. Mais dépêchez-vous, parce que, dans quelques jours, cette p… quitte Bruxelles.

(S.) Quelqu’un qui a pitié de vous.

Charles avait lu d’un coup d’œil. Mais il se donna l’air de déchiffrer difficilement, pour avoir le temps de réfléchir. Rose épiait son visage.

— C’est une lettre anonyme qui vaut ce que valent toutes les lettres anonymes, dit enfin Charles, en lui rendant le papier.

— Alors, vous ne savez de rien ?

— Je suis plus surpris que vous, Madame Rose.

Elle leva sur lui ses grands yeux purs. Et d’une voix grave, qui tout à coup se mouilla :

— Vous dites pas la vérité, Monsieur Charel ; c’est pour pas me faire de la peine ; eh bien, écoutez : vous avez tort ; je suis pas une femme qui embêterait son mari parce qu’il aurait une « bountje » pour une autre femme ; seulement je voudrais bien que vous me disiez oùs’ que ça en est, pour savoir qu’est-ce que je dois faire…

Charles se lança dans une phrase difficile :

— L’auteur de cette lettre anonyme, dit-il, ne sait même pas comment on doit les écrire, pour qu’elles fassent du mal ! Car, enfin, une lettre anonyme n’a pour but que de faire du mal à celui ou à celle à qui on l’adresse ; or, on vous dit, dans celle-ci, que la femme en question quittera Bruxelles dans quelques jours ; alors, étant donné que c’est la suite possible d’une aventure qui est de nature à vous inquiéter pour Odon et non pas le fait d’une amourette qui se présente dans tous les vieux ménages, même les meilleurs, la bonne personne qui vous a adressé cette lettre a perdu son temps et ses peines, sans compter son timbre de deux sous.

Cette réponse, plutôt pénible, fit sur Rose l’effet que Charles n’en attendait pas.

— Vous broubelez, Monsieur Charel, fit-elle, avec un brusque mouvement des épaules : vous connaissez la « bonne personne » qui a écrit la lettre d’anonyme… et l’autre aussi.

Il voulut protester.

— Il ne faut pas vous tromper sur ce que je vous dis, poursuivit Rose. Si on me demanderait quelque chose que je peux pas dire sur une amie de moi, je ferais comme vous : je saurais aussi me taire. Mais, avec Odon, ça n’est pas la même chose. Je connais si bien comment on doit faire pour avoir du chemin avec lui ; nous autres femmes nous ne savons pas empêcher que nos hommes aillent faire des bêtises ; pourvu que ça dure pas, on est encore heureuses… Je veux pas que mon ménage soit en l’air ; voilà tout ! Je n’aurais même pas regardé après cette lettre d’anonyme ; mais je vous ai déjà parlé que j’avais remarqué comment il est depuis quinze jours… De nous autres deux, ça est lui qui est un enfant ; mettez-vous à ma place : est-ce que ce que je dis n’est pas juste ?

Charles essaya encore de se cantonner dans la neutralité. Alors elle lui parla avec tendresse, dans la sincérité de son cœur :

— Vous n’êtes pas un locataire ordinaire, Monsieur Charel. Depuis que vous êtes venu ici, je vous aime bien, parce que vous êtes gentil et plus intelligent que nous autres. Alors je me suis dit comme ça : « À qui est-ce que je peux demander un conseil ? Pas à Madame Cécile : celle-là saurait pas tenir sa langue ; pas non plus à notre cousin Périnet… »

— Ah ! non ! cria Charles.

— Alors, je n’ai plus que vous. Vous n’êtes pas obligé, mais si vous avez un peu d’estime pour moi… J’ai réfléchi à ça pendant deux jours et maintenant je viens vous dire : puisque vous n’êtes pas un sale égoïste, dites-moi qu’est-ce que vous savez et qu’est-ce que vous pensez !

Ses beaux yeux, malgré elle, s’emplirent de larmes. Charles fut frappé et ému de la simplicité de cette confiance qui s’offrait, autant que de l’honnêteté et de la sagesse de cette âme sans apprêt.

— Qui est cette femme de théâtre qui va tous les soirs à la Boule Plate ? reprit Rose.

Ce n’était pas trop s’avancer que de dire le nom.

— Il y a une actrice qui vient souvent et qui s’appelle Jane Reclary, dit-il.

— Une femme avec de la peinture dessus : c’est bien ça qu’il lui faut… Est-ce « elle » ?

— Je n’ai rien remarqué, dit Charles.

Et, comme Rose le regardait d’un air dépité et incrédule :

— Écoutez, ma chère amie (c’est la première fois qu’il l’appelait ainsi), ne me questionnez plus aujourd’hui ; vous avez réfléchi deux jours avant de me parler : vous pouvez bien me donner quelques heures pour vous répondre. J’observerai Odon et les personnes qui viendront ce soir à la Boule Plate ; je verrai s’il y a quelque chose…

— Oh ! il y a quelque chose…

— C’est possible… et quand j’aurai bien vu, quand je me serai bien informé, je vous dirai… ce que je penserai qu’il faut vous dire pour empêcher votre ménage d’être « en l’air ».

Elle lui tendit sa main grassouillette qu’un peu de fièvre faisait brûlante.

— Je vous remercie, Monsieur Charel, dit-elle.

Son beau sourire était revenu.

— Pourquoi est-ce que des femmes comme ça ne restent pas dans leurs théâtres pour faire leurs grimaces ? dit-elle sans colère, comme si elle se parlait à elle-même ; quand elles en sortent pour venir embêter les braves gens, on devrait les faire voler flac par la fenêtre pour ne pas salir les escaliers…

La partie de cartes fut particulièrement animée à la Boule Plate. Flagothier avait sa verve des meilleurs jours. On fit une table de dix, un chasse-cœur monstre, avec un jeu de whist. En-Sol-Messieurs, la peau encore cuisante d’avoir été échaudé ainsi que nous l’avons rapporté, ne prit part au jeu que pour tenir la comptabilité ; on lui octroya, par acclamation, aux frais de la masse, « le verre du marqueur », un double litre qui trônait, depuis des années, comme une pièce de musée, sur l’étagère du buffet.

Julien Rousseau, obligé de crier pour se faire entendre dans le concert de vociférations qui soulignait chaque levée, abandonna le jeu dès la deuxième partie. Charles fit comme lui : les deux jeunes gens s’attablèrent à l’écart ; et, tandis que la bruyante partie se poursuivait, ils causèrent en amis.

Amis, ils l’étaient devenus, rapprochés par la culture de leur esprit, par des façons communes de considérer les gens et les choses, par la ressemblance de leur nature, que l’approche de la quarantaine assagissait.

Miné par la maladie au point que personne ne s’illusionnait sur la possibilité d’une guérison, Julien Rousseau était orphelin : tous ceux des siens qu’il avait aimés s’en étaient allés du mal dont il s’en allait à son tour. Il vivait d’un travail de secrétariat de banque. La Boule Plate lui était précieuse ; la diversité et la multiplicité des types qui y défilaient amusaient son esprit observateur, railleur et perspicace ; il s’y sentait entouré de sympathies sincères. Cet estaminet était, pour lui, devenu un foyer : il s’y réfugiait, dès le soir venu, à l’abri des courants d’air, douillettement blotti dans « son » coin, ayant chaud, buvant des grogs et fumant des cigares fins — son seul luxe.

L’idée de la mort lui était odieuse ; il s’auto-suggestionnait pour l’écarter et, comme tous ses confrères en phtisie, il y parvenait presque complètement. Il était seulement exaspéré des quintes de toux, de plus en plus longues et fréquentes, qui le secouaient ; il faisait, pendant les crises, claquer ses doigts osseux, en des gestes de rage fiévreuse.

Quand l’accès était terminé, il disait, d’une voix sans timbre, de la voix d’un homme qui, s’étant évadé d’une fosse, revient à la lumière, une phrase, toujours la même : « Chiens de microbes, ils ne finiront donc jamais d’aboyer ! » Et, brusquement, il annonçait des projets pour l’époque très proche où il serait tout à fait bien, faisait en gestes et en paroles une dépense de forces imprévue, comme pour s’étourdir, se prouver à lui-même que la vie était toujours là.

Pour lui, Charles avait senti grandir en son cœur, lentement et sûrement, une affection fraternelle ; ils échangeaient leurs impressions avec l’abandon tranquille et la confiance bienfaisante que l’amitié crée entre hommes.

Comme Flagothier criait en patois de Dinant des choses qui faisaient rire toute la table, Julien souffla à Charles :

— La Reclary lui a dit hier qu’elle le trouvait très drôle quand il parlait wallon. Si elle en exprimait le désir, il apprendrait le pahouin, pour qu’elle daignât sourire.

— Tu le crois vraiment si « pincé » ?

— Jusqu’à l’irresponsabilité, jusqu’à l’idiotisme : il est compénétré. Il est temps qu’elle s’en aille.

— Et tu crois, comme moi, qu’elle n’a pas marché ?

— Elle ! Tu ne la connais pas. Il faudrait qu’elle ait le béguin, ce qui n’est pas, ou qu’il ait de l’argent, ce qui n’est pas non plus ; lui boulotter son fonds de tabac, ce n’est vraiment pas la peine pour une femme ayant l’appétit qu’elle a. Quand elle sera partie, il pourra tâter son être moral pour vérifier ce qu’elle lui aura laissé d’intact : il ne trouvera pas grand’chose.

La partie, cependant, se poursuivait : la plupart des joueurs furent successivement éliminés ; seuls deux perdants demeurèrent : André et Odon.

— Je vous joue le tout en cinq sec à l’écarté ! proposa Odon du ton d’un héraut lançant un défi.

Des hurlements sauvages accueillirent la proposition, car on hurlait pour s’exciter, pour donner, à défaut d’enjeux en argent, du prix à la partie.

— Ça va, répondit André, avec l’air concentré, la gravité d’un homme qui va mettre sa fortune sur les cartes.

— Il y en a pour treize francs quatre-vingt-cinq centimes, avança avec un respect craintif le garçon peigné à l’eau.

Jane se serra contre son homme, toute chauffée de cette passion factice, de ces désirs excités pour la rigolade. Les autres firent cercle et les cartes furent données et abattues dans un recueillement. Odon, quatre fois de suite, eut dans son jeu ou retourna le Roi.

— « Charel Lowis Van Cutsem, den brugendrooier van t’ Sovelzineke », annonçait chaque fois Alembert Picquet, tandis que la galerie, portant la main aux tempes, s’inclinait en un salut militaire.

Mais, si Odon avait le roi, André faisait le point.

— Nous sommes égaux : ego sum, comme disent les gens qui savent le latin, cria Odon.

Enfin, il abattit un jeu de cinq atouts.

— Dans les patates, Monsieur André, vous êtes dans les patates !!

Ce fut une frénésie d’acclamations ; ce furent des bras levés, des verres « sonnés » sur le marbre, des pieds frottant le parquet, un roulement de tumulte qui courut jusqu’au bout de la rue déserte, immobilisa un instant, sur le trottoir, la ballade songeuse et mélancolique du garde-ville du quartier.

André reçut des poignées de main condoléantes, feignit un désespoir profond, injuria le ciel et les enfers.

Puis, il tira son boîtier à or, en forme de montre, en fit glisser un louis : on poussa des murmures d’admiration sacrée. Pour une montre épatante, eh bien, vrai, ça, c’était une montre épatante !

Flagothier avoua qu’elle dégottait rudement sa montre à lui, celle qui marquait les années bissextiles. Tout le monde « mécanisait » André de questions. Est-ce que ça se vendait couramment au Nul-s’y-frotte ? Est-ce que ça marchait longtemps ? Y avait-il un secret ? Fallait-il dire des mots ou bien est-ce que n’importe qui, du premier coup, en poussant sur le bouton, pouvait faire sortir des pièces ? Combien de fois par semaine fallait-il la remonter, cette montre ?

Elle passait de main en main : chacun renchérissait sur le voisin. Le garçon peigné à l’eau en était abruti et médusé ; planté devant l’objet miraculeux, oubliant le reste du monde, il était complètement rebelle aux appels d’une clientèle assoifée.

— Garçon, finit par hurler le journaliste à l’asticot, la dernière fois que j’ai été à Saint-Gilles, j’étais mieux servi qu’ici !

Il fallut cette apostrophe énergique pour décider le garçon à reprendre son service.

En revenant à la Bonne Source, seul avec Flagothier, Charles se décida.

— Dites donc, Flagothier, il m’a semblé ce soir que vous en pincez un peu pour la jeune beauté qui honore l’argent d’André de son amitié. Est-ce que j’ai eu la berlue ?

Il répondit :

— Je me ferais couper en morceaux. Monsieur André, si ça pouvait être agréable à la personne dont vous parlez.

— Jeu dangereux, mon camarade : elle ne vaut pas cher, la dame, ou bien elle vaut très cher, ça dépend comme on veut l’entendre.

— Elle serait la dernière des dernières que je ne pourrais pas être autrement que je suis. Toute la journée, je regarde l’heure en attendant le moment d’aller à la Boule Plate.

— Et si un bon ami, quelqu’un qui ne craindrait pas de vous faire de la peine pendant un moment pour éviter qu’il arrive du vilain, si ce quelqu’un là essayait de vous faire changer de café ?…

— Il lui tomberait de suite sur la figure une baffe comme un pain de deux sous, pour lui apprendre à se mêler de ce qui le regarde.

— Au moins on sait à quoi s’en tenir, dit Charles en riant.

— C’est comme ça, Monsieur Charles.

— Pourtant, poursuivit Charles, si votre femme se doutait ?… Si elle recevait une lettre anonyme ?

Odon tomba de son haut : parole d’honneur, c’était la première fois, depuis que Jane lui avait pris ainsi le cœur, qu’il songeait à Rose ! Il compara le galbe prestigieux de Jane aux gros charmes bourgeois de son épouse — et, sérieusement, il s’admira d’avoir pu aimer Rose autrefois, il s’étonna qu’elle eût compté dans son existence.

— J’ai déjà assez d’embêtements comme ça, finit-il par répondre, sans que j’aille encore m’embarrasser de ce que Rose pourra dire ou pourra faire ou pourra penser.

— Si on me disait que vous n’êtes pas d’un égoïsme féroce, se contenta de faire observer Charles, qui comprit que ce n’était pas le moment d’ « entreprendre » Flagothier, je répondrais qu’on a menti.

— Vous auriez raison, répondit Flagothier sans élever la voix. Mais enfin c’est comme ça, et il n’y aurait plus de pain à la maison que ce serait encore comme ça.

Quand Charles se fut mis au lit, l’insomnie le tint deux longues heures. La brutalité de Flagothier faisait mieux valoir, à ses yeux, la calme douceur, le bon sens tranquille de Rose. Il était avec elle dans ce conflit — et, parole, il se sentait heureux, presque fier, d’être du parti de la femme, probe et bonne, contre l’homme égoïste et méchant.

Cela lui nettoyait et lui aérait le cœur.

Lui qui n’avait pas connu sa mère, qui n’avait pas eu de sœur, s’était fait de la femme, d’après les maîtresses nombreuses qui avaient jalonné sa vie, une opinion sédimentaire typique. Il voyait dans les femmes des êtres de lutte, armés de charme, d’adresse et de ruse, rarement désintéressés dans leurs affections. Il avait bien entendu parler de femmes jolies, sages et désirables, filant le lin dans l’encoignure du foyer, mais il n’en connaissait point ; sans doute habitent-elles de lointaines provinces, à l’abri du siècle. C’est pourquoi Rose, avec sa belle santé physique et morale, lui apparaissait, malgré ses côtés peuple, exceptionnelle et requérante. Il prenait plaisir à l’évoquer savourant la paisible joie d’une vie d’équilibre, le soir, derrière le comptoir, attendant la rare clientèle attardée, s’appliquant à de délicats ouvrages de fil, dans le magasin silencieux, où, seuls, les Auer de la vitrine brûlaient encore, tandis que l’homme — och cotte ! puisqu’il aimait ça… — abattait des cartes à la Boule Plate. Charles constatait qu’elle mettait son simple bonheur dans le devoir accompli, et que, pour le défendre, ce bonheur, elle était prête même à la souffrance, faisant tenir tout son code de morale dans cette formule aussi lapidaire que marollienne : « Quand s’ qu’on est prop’ avec soi-même, c’est le principal… »

Eh bien, oui ! il devait exister de par le monde, dans des milieux de lui ignorés, d’autres femmes dont le cœur était pareil au cœur de Rose, des jeunes filles sincères et belles, faites pour des jeunes gens honnêtes et bien portants. Tout à coup enthousiasmé, Charles se sentait en passe de devenir un de ces jeunes gens-là ; il avait conscience qu’agissait en lui, éveillée récemment, une sensibilité neuve ; d’ailleurs sceptique immédiatement après, il découvrait à cette sensibilité des origines moins nobles : il la mettait sur le compte d’un célibat qui s’effraie de devenir quarantenaire. N’était-ce pas aussi qu’il sentait le moment venu — à cette heure où il était à peu près parvenu à chasser l’image du chien blessé crevant au coin du bois défeuillé — d’arranger sa vie, de sortir de l’inaction où son âme s’était lentement retrempée, d’employer à des buts utiles les forces maintenant reconquises ?

Quand il pensait que c’étaient les exemples de sagesse et de raison donnés par Rose qui avaient orienté son esprit vers ces pentes nouvelles du pays de Logique, il lui venait un élan de gratitude pour elle si bonne, si tendre et si jolie dans sa vulgarité.

Le lendemain matin, Charles, très indécis sur ce qu’il allait dire à Rose, descendit au magasin ; il eut la surprise d’y trouver Périnet à qui Rose présentait des échantillons de cigares. Sans voir la figure de Périnet, qui, pour le moment, disparaissait, comme démanchée au bout d’un col-manchette, dans une boîte de Veni, vidi, vici, Charles le reconnut de derrière aux épaules cintrées de sa redingote, à la raie correcte des cheveux gluants de pommade. Le chausseur bascula la tête, la sortit de la boîte, la remit dans son col et, ayant encore une fois respiré l’arôme des cigares, il se vissa un monocle dans l’arcade pour dévisager Charles.

Après quoi, sans une gêne, d’un air de bienveillance, il lui tendit la main :

— Ce ne sont que les esprits médiocres qui connaissent la rancune, mon châr, prononça-t-il de sa voix qui suçait les mots comme des « boules de seiu ». Pour le surplus, j’ai mis votre sortie — un peu intempestive, que diable… le mot n’est pas trop fort, n’est-ce pas ? — sur le compte du jus de la treille… voui… du jus de la treille… voui… de la treille…

Il observait maintenant avec un malaise croissant — voui… voui… — Charles impassible. Mais réflexion faite, Charles ne releva pas « le jus de la treille » ; il se sentait partagé entre le rire et la compassion, pour ce « krotter » en redingote de jeune premier de Charleroi ; d’ailleurs un regard de Rose, auquel il fut heureux d’obéir, le retint.

Il serra la main tendue de Périnet. Chacun eut l’air d’avoir perdu jusqu’au souvenir de l’incident du « Sabot ». Périnet expliqua comment on doit choisir le cigare fin, quand on sait vivre : c’était pour le moins aussi compliqué que de choisir le lèrd anglais. Enfin, après avoir fait ouvrir douze caisses, il arrêta son choix sur des « Mexicanos Amorosos » à 6 francs le cent — pour son garçon de courses, affirma-t-il, lui-même devant revenir la semaine suivante pour son propre assortiment.

Dès qu’il fut parti, Rose questionna anxieusement Charles, du regard autant que de la voix :

— Eh bien, Monsieur Charel ?

— Eh bien, vous pouvez être tranquille, Madame Rose ; je ne dis pas qu’il ne s’agisse pas de cette actrice ; mais d’abord il ne s’est rien passé entre votre mari et elle — ensuite, ce que disait la lettre anonyme est vrai : elle va s’en aller dans quelques jours et, bien sûr, on ne le reverra plus à Bruxelles de longtemps.

Rose fit la moue, visiblement mécontente :

— Puisque vous ne savez rien de plus qu’hier, dit-elle, je demanderai à mon cousin Périnet ; avec celui-là, je saurai savoir.

Il sembla à Charles qu’on pinçait en lui, jusqu’à lui faire mal, une fibre sensible.

— Ce crétin ! vous iriez raconter vos chagrins et vos inquiétudes à ce crétin ?

— Un crétin, c’est possible, mais au moins celui-là ne refusera pas de faire gentiment qu’est-ce que je lui demanderai…

Charles ne répondit pas tout de suite : Rose s’occupait à ranger les caisses que Périnet s’était fait ouvrir. Charles aurait voulu être seul pour réfléchir : il comprenait que quelque chose d’anormal lui survenait, mais il ne savait pas au juste quoi. Pour quelle raison la simple idée que Rose se confierait à Périnet, comme elle s’était confiée à lui, le tourmentait-elle de la sorte ? Quel droit avait-il à monopoliser la connaissance des pensées secrètes de la jeune femme, de s’installer, à l’exclusion de tout autre, dans l’intimité du cœur de Mme Rollekechik ? Était-ce parce que cet autre s’appelait Périnet que cela lui causait un pareil malaise ? Périnet lui était donc, à ce point, antipathique et odieux ? Ma foi, non : Périnet ne l’intéressait pas, ne l’intéresserait jamais en tant que Périnet… Alors ?… alors, était-ce que sa sympathie pour Rose était… plus que de la sympathie ?… À cette pensée, il eut un grand battement de cœur : il se découvrait un sentiment qui, la minute auparavant, était encore un secret pour lui-même…

Il perdait la tête ; on entendait le pas de Flagothier monter l’escalier du sous-sol.

— Promettez-moi une chose, Madame Rose, c’est de ne pas parler de rien à Périnet avant de m’avoir revu.

Elle fit des yeux un signe qui l’engageait.

Flagothier avait l’air d’un dogue qui cherche à mordre. Il salua à peine Charles, trouva tout de suite quelque chose de désagréable à dire à Rose… Charles s’en alla, pressé d’être seul, de s’examiner à l’intérieur, en flânant sur le boulevard.

Ainsi, il était en passe de devenir amoureux de Rose ! C’était si drôle, après toutes les réflexions qu’il s’était faites pendant son insomnie, qu’il se mit à rire, à pouffer de rire, par grandes saccades, comme un homme à qui il en arrive « une bien bonne ».

Oh ! son cœur « aéré et nettoyé » ! Oh ! tout son être, soudainement touché de la grâce conjugale, aspirant à de saines et probes affections d’amour ! Dire qu’il songeait il y a quelques heures, à découvrir au fond d’un bourg très ancien, au clocher pointu, dans un jardin de notaire ou de médecin, la jeune fille, belle et modeste qui, en attendant la venue de l’époux, lisait des livres honnêtes sous de grands arbres, au milieu d’une pelouse d’un vert bourgeois à corbeilles de géraniums rouges — et qu’il désirait Rose…