Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 145-166).
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CHAPITRE VI


Vu que la souffrance d’aimer nous rend amers et méchants, Flagothier faisait la vie dure à sa femme. Rose ne se plaignait pas ; sa paisible activité continuait à se déployer, comme si rien n’eût été changé dans le cercle étroit de sa besogne coutumière ; quelquefois, seulement, elle s’arrêtait au milieu d’un travail, les doigts paresseux, s’attardant à réfléchir avec quelque tristesse : hier, Flagothier avait des yeux de fiévreux, des yeux brillants et mauvais ; cette nuit, il l’avait empêchée de dormir, soubresautant et mâchonnant, dans un demi-sommeil, des choses confuses ; ce matin il lui avait enjoint brutalement de se taire quand, à seule fin de se changer les idées, elle avait voulu régaler Adla-Hitt du « smoel-recital » coutumier…

Charles, enfin, avait parlé, sous la menace de l’appel à Périnet.

Encore tout ému de la surprise de la découverte qu’il venait de faire dans son cœur, il avait écarté tout projet de se faire aimer de Rose ; l’idée qu’il pourrait être son amant lui apparaissait comme nettement malpropre et imbécile. Malpropre, sous ce toit, à côté de ce mari momentanément égaré et dont il serrait loyalement la main sympathique ; imbécile, parce que, précisément, le meilleur du charme de Rose, de ce charme qui l’enveloppait comme d’un bienfaisant effluve, était fait de l’honnêteté de la jeune femme.

Charles se disait avec sagesse que l’assouvissement du désir éveillé dans sa chair ne vaudrait jamais la sensation très douce et très profonde que lui donnait, à de certaines minutes, l’aimantation de son cœur, décidé à ignorer passionnellement Rose. En conseillant Rose dans la phase périlleuse par où son ménage passait, il pénétrait dans sa confiance et dans son intimité — et de cela seul il éprouvait suffisamment de joie.

Il avait donc « avoué » Jane Reclary et avait donné des détails sur l’aventure, en affirmant à Rose — d’un ton si sincère qu’elle le crut sans une hésitation — que rien ne s’était passé entre cette femme élégante, aux goûts dispendieux, au cœur de trafiquante et Flagothier sans argent et sans audace, et dont le cœur brûlait simplement devant Jane, comme la lampe brûle devant le Saint-Sacrement à la chapelle des Minimes. Oui, Jane avait ensorcelé Flagothier, mais Rose le reconquerrait, puisque Jane allait partir sans esprit de retour. Assurément, Jane lui aurait fait beaucoup de mal ; mais ce sont là des crises auxquelles tous les hommes sont exposés, trop heureux quand elles se bornent à laisser après elles un chagrin que le temps dissipe et que l’affection sûre de l’épouse guérit. Ce n’est pas à l’âge d’Odon qu’un homme est incapable de se ressaisir ; certes il serait aigri par son départ ; il en souffrirait ; il y aurait, pour Rose, quelques mauvais jours à passer ; mais existe-t-il une seule femme au monde qui n’ait connu des heures d’inquiétude au sujet de l’affection de son mari, qui n’ait passé par les épreuves de la jalousie… qui n’ait vu, après l’orage, le beau temps revenir ?

— Non, protestait Rose ; il me fait de la peine mais pas de la jalousie ; je l’aime bien, voilà tout ; allo, tenez : comme on s’aime dans un bon ménage après dix ans de mariage.

Rassurée pour l’avenir, elle finissait par plaindre Odon avec une bonté de sœur aînée. Elle prolongeait des après-midi entières des conversations avec Charles, dans le calme invitant de la boutique. Et, quelquefois, elle s’étonnait : pourquoi, malgré dix ans de vie commune, ne parlait-elle jamais avec son mari qu’à une grande distance de cœur, tandis que les mots prononcés par Charles venaient familiers auprès d’elle, l’enveloppaient, la pressaient, entraient dans son âme surprise ? Jamais la belle humeur de son mari ne l’avait touchée comme la touchait le langage de bonne compagnie de Charles, se laissant aller à un aimable abandon. Si réel — et si affectueux — cet abandon, que Charles, souriant, en arrivait à parler à Rose de ses propres aventures passionnelles d’autrefois, avec plus de réserve, certes, que s’il se fût adressé à un esprit d’homme, mais avec le goût de tendresse que l’on trouve à une demi-confession faite à un cœur de femme…

Mme Cécile venait de temps en temps à la boutique « faire clapette ». Ce jour-là, une élégante toque de loutre coiffait sa jolie tête ; un ample manteau fourré faisait plus énormes encore son buste et son ventre de guerrière obèse.

Odon était absent ; elle trouva Charles et Rose causant dans le magasin.

— Ça est maintenant gentil d’être venue nous voir, dit Rose.

— Och ! taisez-vous, répondit-elle ingénûment, j’ai une flemme aujourd’hui ! Je savais pas quoi faire chez moi ; on peut tout-le-même pas passer tout son temps à jouer piano sur ses doigts de pied…

On causa ; elle donna des nouvelles du petit du stoeltjezetter du Sablon, qui « venait » tellement bien qu’on voulait le faire déjà creoltje, — du fils du vieux rentier Alexis Boesemans, appelé chez le juge d’instruction pour s’expliquer une fois sur ce qu’il avait scherreweggé quand il était agent de change. Puis elle fit examiner son manteau, qui lui avait coûté une belle pièce de 600 francs ; Charles l’apprécia en connaisseur.

On ne pouvait jamais se trouver avec Mme Cécile plus de cinq minutes sans que la conversation portât sur les lieux d’aisances. Cela ne manqua pas. À peine le manteau remisé, elle conta une histoire arrivée le matin même ; cette histoire mettait en cause Tiche, un vieux domestique qui ne lui « servait de rien », mais qu’elle gardait parce qu’il avait été pendant vingt ans le cocher de feu son mari.

Mme Cécile n’avait jamais eu qu’une querelle avec le défunt : mais cette querelle avait duré aussi longtemps que leur union.

Attaché aux us, coutumes et traditions de son vieux quartier du bas de la ville, feu M. Laermans déplorait voir disparaître chaque jour certaines institutions quasi-constitutionnelles de la vie bruxelloise.

Les W.-C. « geâre » anglais le désolaient particulièrement. Il eût voulu que les vieilles maisons cossues conservassent le teussche des ancêtres, le teussche à planche de bois sans couleur, poli sous des carresses fréquentes et sous les massages quotidiens des brosses enduites de sable et de savon, le teussche patrial dans la gueule duquel, de temps à autre, on jetait un « seiau ».

Le cabinet hygiénique envahisseur était pour lui l’étranger, l’ennemi. Jusqu’à la fin de sa vie, cramponné — si nous osons ainsi nous exprimer — aux bons vieux lieux de son enfance, il parvint à empêcher sa femme, qui ne craignait pas d’afficher hautement ses préférences pour les « installations sanitaires » modernes, de faire remplacer les vénérables « commodités » de leur immeuble du Quai-au bois-à-brûler.

Mais, quand Mme Cécile fut devenue veuve, elle ne put y tenir : elle résolut de ne plus permettre à ces « stouffers « de Vanderswaelen, ses voisins, de la narguer : elle fit installer, par la veuve Folie, un « buen retiro » luxueux, perfectionné, archiconfortable, avec réservoir de charge, toilette à glace et couvercle basculant : il ne lui manquait que de jouer un air quand on s’asseyait dessus.

Par une concession tardive, mais affectueuse, à la mémoire de son cher mari, Mme Cécile défendit à ses « sujets » de se servir de ce cabinet up to date.

Or, le matin, se dirigeant vers la porte du sanctuaire, qui donc en avait-elle vu sortir ? Tiche…

— Ouie, Ouie ! fit Rose, épouvantée.

— Ot doume ! il en a eu ! poursuivit Mme Cécile. Jouer sur ma patte, ça j’ai fait ! « Un sloebber, ça vous êtes ! » j’ai dit comme ça…

Et s’animant, mimant la scène de l’apostrophe :

— « Vous devez savoir aller au cabinet comme vot’ mère vous a appris, je dis. Mais maintenant, je dis, les sujets doivent faire tout ce qu’ils voient faire à les maîtres. Oui, je dis, du temps de vos parents, je dis, on n’était pas si « raffilé », je dis ! Ça ne les a pas empêchés de f… les-z-Hollandais à la porte, en 1830, je dis ! Hein ? Qu’est-ce que vous avez encore à dire ? je dis. — Rien, il dit… Et il est parti en voie. » Si vous aureriez vu sa tête, vous aureriez aussi su vous faire une pinte de bon sang !

Comme elle finissait son histoire, Julien Rousseau entra pour choisir des cigares. Alors Rose eut l’idée d’une petite débauche : on était si bien dans la boutique bien chauffée, à regarder les passants patauger dans la neige fondue ! Elle déboucha une bouteille de Porto et, tout en devisant, l’on but sur le comptoir, à la prospérité de la Bonne Source.

Un vieux homme, grelottant dans une veste au col relevé, un vieux homme à qui ses reins de candidat à l’ataxie faisaient une démarche de canard malade, franchit le seuil humblement, avec un geste craintif.

— Tenè, un péke, dit Rose. Vous venez pour les bouts de cigares ? Prenez seulement, papa.

Et, tandis que l’homme, qui semblait avoir l’habitude, vidait le petit récipient où s’amassaient les bouts tranchés par le coupe-cigare, Rose expliqua que c’était un usage, dans beaucoup de débits, de garder ces déchets pour les « pékes » des hospices, qui en font du tabac à priser ou en bourrent leurs pipes.

Le vieux avait mis sa récolte dans un sachet et se disposait à s’en aller quand la bonne Mme Cécile eut un élan :

— Tenez, papa, buvez seulement mon verre, j’en recevrai bien un autre, n’est-ce pas, Rose ?

Le vieux, ébahi et balbutiant d’aise, prit le verre, le leva vers la vitrine, cligna de l’œil pour admirer la liqueur rare la liqueur de soleil et s’apprêta à boire.

À ce moment, Odon, qui avait été rôder sous les fenêtres de l’appartement de Jane, rentra.

Il avait sa figure des mauvais jours ; il tomba sur la réunion « comme un coup de pied sur le derrière d’un capucin ». Rose rougit : Odon n’aimait pas que l’on bût au comptoir. Il fronça le sourcil, ne fit pas d’observation à cause de Mme Cécile, salua circulairement d’un « M’ssieurs et dames » lent, grognon et inquisiteur. Puis, voyant le péke :

— Un ami, probablement ? questionna-t-il avec une ironie méchante.

— C’est un péke de Sainte-Gertrude qui venait pour prendre les bouts de cigares, dit Mme Cécile ; c’est moi que j’ai demandé de le laisser profiter sur un porto.

— Vous êtes de Sainte-Gertrude, vous ? dit rudement Odon au vieux.

Avant de répondre, le vieux, d’un preste coup de poignet, se jeta le contenu du verre dans le gosier, comme si la réponse à faire eût dû lui enlever le droit de boire. Puis :

— Je suis un vieux péke, dit-il, en lançant vers Cécile et Rose un œil qui demandait protection.

— De Sainte-Gertrude ? insista Flagothier.

Le vieux se mit à rire d’une petite voix cassée, pour ne pas répondre, en reculant pour gagner la porte.

— Sacré nom de tonnerre, dit Odon à Rose, tu vois bien : c’est encore un de ces vagabonds qui viennent voler la part des honnêtes vieux. Je ne sais ce qui me retient d’envoyer la servante chercher la police…

Tout le monde protesta.

— Allons, qu’il f… le camp et plus vite que ça !

Il empoigna le vieux par l’épaule, le secoua, ouvrit la porte et, d’une poussée, le jeta dans la rue. Le vieux, le bras en avant, tomba dans le ruisseau.

— Ah ! non, pas ça ! cria Charles, indigné.

Il fit rentrer Odon, assez décontenancé, Odon à qui les deux femmes jetaient des regards brillants de reproches et de colère contenue — et releva l’homme qui geignait : le vieux avait le bras cassé. On le ramena dans le magasin ; du monde, déjà, s’était attroupé dans la rue : un médecin vint s’enquérir, reconnut la fracture et, en fiacre, conduisit l’homme à Saint-Pierre. Dans un coin, Rose et Mme Cécile, honteuses, secouées par la surprise, se mouchaient et pleuraient à petit bruit. Odon, furieux, excédé, avait disparu dans l’arrière-salle et lisait un journal, affectant de se désintéresser.

Mme Cécile s’en alla une demi-heure après, sans prendre congé de lui : accompagnée de Charles, elle passa par l’hôpital où elle vit le vieux déjà installé douillettement dans un lit bien propre, l’air pas trop fâché de l’aventure.

Pour Rose, elle se sentit mouillée des pieds à la tête d’une sueur d’angoisse quand un agent de police vint l’avertir que le commissaire priait son mari de se rendre immédiatement « au bureau ».

« Un tribunal !… » ils allaient « avoir un tribunal ! » Elle en était éperdue, muette de consternation…

Ce même soir, dès 9 heures, Flagothier — à charge de qui le vieux avait déposé une plainte régulière — était attablé dans la salle réservée, à la Boule Plate, bien que Jane et André ne dussent arriver qu’à 10 heures et demie. Mais, pour lui, Jane était présente : il voyait les gestes qu’elle avait faits hier, là, à cette place, à côté de lui, et les gestes qu’elle ferait tout à l’heure, en levant les cartes, en replaçant sur l’oreille une mèche rebelle, en prenant son whisky-soda, en fumant sa cigarette. La pluie, déchaînée, cinglait les carreaux. Julien Rousseau, fort accablé depuis deux jours, n’avait pas osé sortir, une fois la nuit devenue, à cause de ce temps déplorable ; Charles passait sa soirée au théâtre avec des habitués de la maison et Flagothier se sentait mortellement seul, perdu au fond de ce café lugubre.

Dans la pièce voisine, où deux fois la silhouette de Mme Fampin était venue rôder sans se poser, quatre consommateurs pénétrèrent : ils jouèrent aux dominos. Un des partenaires, doué d’une voix déplorable, une voix aigre, criarde, fausse, glapissante, emplissait à lui tout seul les deux pièces d’une musique à faire grincer les dents des morts. C’était un « premier » dans une grande maison de confections du boulevard Anspach, qui se rattrapait, en engu…irlandant son partenaire, de la politesse souriante, obséquieuse et servile dont il était obligé de faire montre, toute la journée, vis-à-vis de la clientèle.

— Si vous m’aviez laissé mettre le quatre et cinq, au lieu de poser comme un abruti, je vous garantis que… Vous jouez comme feu ma tante… Vous osez continuer ? Qu’est-ce que j’ai fichu au bon Dieu pour être avec vous ?… Si vous apportiez seulement à votre posement l’intelligence du chimpanzé… Si vous m’aviez donné la rentrée du blanc…

Pour comble, quatre femmes ivres, quatre colporteuses sorties des sous-sols de la Pieremanstrootje, quatre dettien dikke notjes veui vââf cens, firent une entrée si tumultueuse, si véritablement crapuleuse, en braillant : Och, Louitje, pak mijn…!, qu’Alembert Picquet dut les mettre à la porte, après les avoir menacées de téléphoner à la « permanence ». Ce furent alors des cris, des hurlements, des imprécations, un seau d’ordures jeté à pleine volée dans le café ; les



murs, le parquet et le plafond de la Boule Plate en demeurèrent éclaboussés.

Odon, la bouche amère et les yeux mi-fermés, finit par être si excédé qu’il sortit, malgré la bourrasque. La rue aussi était lugubre ; de rares fiacres couraient au grand trot, en tempête, carapaces noires, luisantes de pluie, tandis que claquaient au vent les toiles cirées détrempées et les cabans des cochers ; des vitrines jetaient dans cette eau, maîtresse de la ville, des lumières blanches et crues, en paquets ; des passants toussaient dans des flaques, sous des parapluies ; Flagothier frissonnait, humidifié jusqu’aux moëlles, mécontent de lui et de tout.

Quand il rentra à la Boule Plate, Jane et André venaient d’y arriver ; ils jouèrent aux cartes sans entrain.

Odon ne pouvait détacher ses yeux de Jane, André qui, pourtant, était toujours d’humeur égale, paraissait soucieux et triste.

Jane dit : « Après de main, à cette heure-ci, je serai à Berlin. »

Personne ne fit de réflexion.

Brusquement, vers minuit, André se leva.

« Attendez-moi un instant, dit-il à Jane et à Odon. J’ai une course à faire.

— Une course ? À minuit ? Peut-on savoir ? fit Jane.

— Tu sauras tout à l’heure… ou demain. Si on te le demande avant ça, tu diras que c’est un secret. »

Elle haussa les épaules.

— Je reviens dans dix minutes.

C’était la première fois que Jane Reclary se trouvait seule avec Odon Flagothier, face à face. Si elle eût écouté, elle eût entendu battre le cœur d’Odon.

Elle lui demanda, de son air impénétrable, à peine André parti :

— Qu’est-ce que vous avez à me regarder dans les yeux depuis que je suis entrée ? Est-ce qu’il m’est resté du noir ?

Odon assura son maintien, pesa sur sa chaise, raffermit ses reins.

— Je vous aime, dit-il.

Et aussitôt épuisé, vidé de toutes ses forces, il se sentit défaillir, devenir un enfant.

Elle parut un instant réellement surprise ; elle sentit sans doute, à cause de l’attitude et de l’accent, la force secrète, douloureuse et profonde de cette passion, elle fut touchée malgré elle, flattée presque. Puis, le comique de la chose lui apparut : elle eut un soubresaut de rire, lui donna sur la joue une tape de camarade et lui souffla dans le nez la fumée de sa cigarette :

« Vous êtes fou, lui dit-elle. »

Il reprit, d’une voix de condamné :

« Alors… jamais ?

— Mais non, jamais ; mais certainement non ! J’ai un amant, mon cher !

— Je le sais.

— Vous ne vous êtes pas imaginé que j’allais le lâcher pour vous ?

— J’attendrai ; ça ne sera pas long.

Tout d’un coup, elle eut peur ; elle eut la perception que cet homme allait désormais s’acharner, s’attacher à ses pas, encombrer son existence ; elle entrevit un avenir d’embêtements sans fin, à cause de cet amoureux obstiné, bon à rien puisqu’il n’avait pas d’argent.

— En voilà une histoire, rêva-t-elle tout haut, consternée.

Eh bien, ça lui manquait ! C’était bien sa veine ! Ça lui apprendrait à allumer des gens au hasard de la prunelle, à être trop bonne, à passer sa soirée dans des trous comme la Boule Plate. Elle fronça le sourcil, exaspérée, brutale :

— Mais, après cet amant-là, j’en prendrai un autre, des autres, lui dit-elle dans la figure, en s’efforçant de ne pas crier ; c’est notre métier, à nous, au théâtre.

Il répéta, d’une voix pâle :

— Je le sais. Mais vous partez après demain ; je ne puis me faire à l’idée de ne plus vous voir.

Elle se révoltait :

— Ce n’est pas vrai, hein ? mais c’est une persécution !

— Non, jamais je ne vous persécuterai. Je vous suivrai, voilà tout. Quand vous voudrez que je ne sois pas là, vous ferez non avec les yeux ; quand vous aurez besoin de moi, vous sifflerez. Je ne puis pas me passer de vous, moi. — Ah ! ça n’est pas drôle, allez !… Quand vous entrez ici, il me semble que votre poignet sort de votre manche, que votre main s’allonge par-dessus la table et que vos doigts viennent prendre mon cœur, l’arracher et le tirer à vous, tellement ça me fait mal. C’est à ce point que, tout à l’heure, je regardais vos mains sur la table pour me convaincre qu’elles ne farfouillaient pas sous mon gilet… je vous jure… je vous jure… c’est comme ça et pas autrement.

— Alors, allez-vous-en ; pourquoi vous faire souffrir ?

— Parce que c’est bon. Parce que j’aime bien.

Elle leva les bras vers le plafond, jeta sa cigarette éteinte, fit la moue et, plutôt pour se rassurer elle-même, dit tout haut :

— Des bêtises, tout ça. Ça se dit parce qu’on est énervé et, le lendemain, on n’y pense plus…

Puis, tapant ses bagues sur le marbre, et, comme on parle à un gamin qu’on semonce :

— Enfin, vous devez avoir une conscience, nom d’un chien ! Tâchez qu’elle se déclanche. Vous êtes marié, m’a-t-on dit. Retournez auprès de votre femme (il haussa les épaules avec un dédain pacifique) et occupez-vous de vendre vos cigares ! Les belles filles comme moi sont faites pour les gens riches et les grandes toquades comme la vôtre, ce n’est que dans les romans que ça se voit. Je pars pour Berlin ; eh bien, je vous promets que si vous me suivez, je trouverai bien moyen de vous dégoûter d’y rester. Je suis bonne fille, trop bonne fille ; mais il ne faut pas non plus qu’on m’embête trop…

Il répondit, la voix assurée maintenant :

— Écoutez-moi. J’ai bien réfléchi, je puis vous être utile ; laissez-moi être quelque chose dans votre vie… Je serai votre factotum, votre secrétaire, je mettrai de l’ordre dans vos affaires ; vous gagnerez beaucoup d’argent et vous avez beaucoup de dettes…

Elle fit un signe évasif, la réflexion un instant arrêtée sur un chiffre…

— Je m’occuperai de vos créanciers, de vos toilettes, de votre logement, de vos engagements ; vous me répéterez vos rôles ; je monterai la garde autour de vous ; vous ferez tout ce que vous voudrez faire… Nous ne sommes pas des enfants. Ce que je suis exposé à endurer, c’est mon affaire à moi : la vie est toujours la vie. Vous êtes libre, moi aussi. Quand vous voudrez que je ne regarde pas, je ne regarderai pas ; nul homme ne pourra vous être aussi complètement dévoué que je vous le serai.

— Taisez-vous, voici André !

En effet, on entendait le pas d’André dans la pièce voisine. Flagothier prit aussitôt une autre voix et, comme s’il continuait une histoire :

— Vous comprenez, dit-il, que dans ces conditions là, je ne pouvais garder le costume…

— Et alors ? fit-elle, entrant dans son jeu.

— Alors, le tailleur s’est fâché ; je crois qu’il y aura procès.

— Un procès avec votre tailleur ? s’informa André en ôtant son pardessus. Qui donc est-ce ?

— M. Desbaguettes, dit-il, lugubre.

— Connais pas.

Flagothier se leva, prit congé. Après son départ, Jane resta muette et songeuse.

— Qu’est-ce que tu as ? dit André.

— Rien, fit-elle, en se ressaisissant.

— C’est ce que Flagothier t’a raconté qui t’a plongée dans ces « combinaises » ?

— Il me racontait des histoires de son tailleur, fit-elle ; je n’ai même pas écouté… Alors, voyons, es-tu décidé ? Est-ce que tu viens avec moi à Berlin après-demain ?

— Non, dit-il, je ne peux pas.

— Quand viendras-tu ?

— Jamais. Je te lâche.

— Ah !…

— Oui.

— C’est tout ?… Salement ?

— Non. Je ne fais jamais rien salement.

Il lui remit un portefeuille.

— Avec ça, tu pourras coller à la Caisse d’épargne tes appointements de Berlin. Et avec ceci (il tira un écrin de sa poche) tu auras l’occasion de penser quelquefois à moi. C’est la marquise que tu m’as montrée rue des Fripiers, tu sais ? On me l’avait promise pour minuit…

— Mon pauvre loulou, c’est toi le meilleur de tous, va !

— Je sais ; seulement, je pourrais faire le poirier : il ne tomberait plus rien hors de mon culbutant ; il vaut mieux qu’on s’espace…

Il vit alors quelque chose qui le stupéfia : deux grosses larmes coulaient sur les joues de Jane. Il fut si ému qu’il voulut l’embrasser.

— Laisse-moi, fit-elle en se défendant de l’air d’une femme qui ne veut pas qu’on surprenne son chagrin, c’est déjà fini. La surprise, tu comprends… je sentais bien que ça allait se terminer à nous deux, que c’était nécessaire, mais, vrai, je n’avais jamais pensé que ça se terminerait si gentiment ; au moins, tu n’es pas collant, toi ; tu es un amour…

Elle le regarda profondément, de ses yeux « miroirs d’or vert, couleur des forêts au printemps » et, d’une voix sombrée :

— On se reverra, tu sais. Il y aura, toujours et partout, un petit morceau de Jane Reclary pour toi, le meilleur.

Elle alluma une cigarette et fuma en silence, les sourcils rapprochés par la réflexion, si préoccupée que — chose inouïe — l’écrin restait sur la table sans qu’elle y touchât dans son enveloppe de papier glacé, barrée de la croix du mince ruban bleu. Rien ne bougeait dans la pièce ; les becs de gaz brûlaient avec un sifflement lent et doux.

— Il ne fait pas gai ici, dit enfin André ; rentrons, c’est mon avant-dernière nuit…

Alors elle aperçut l’écrin délaissé, l’ouvrit, vit la bague, fit jouer la lumière dans les pierres. Puis d’un mouvement fébrile, elle écrasa la tête d’André sur ses seins et lui baisa les cheveux.

— Je t’aime, dit-elle pleine de joie.

Elle était sincère.