Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 101-124).
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CHAPITRE IV


L’atmosphère de la Boule Plate n’était pas purifiante, mais celle de la Bonne Source l’était : c’est du moins l’impression qu’éprouvait Charles Levé de Gastynes.

L’âme bonne et naïve de Mme Rollekechik voyageait dans la maison, y mettait partout quelque chose d’honnête. Charles se sentait moins blasé, plus frais, plus simple et meilleur. Il se laissait vivre, apaisé par ce milieu, buvant du repos comme un convalescent boit du soleil, parmi les fleurs pauvres et les verdures médiocres d’un jardin d’hôpital.

La commotion qui avait ébranlé sa vie, disloquant, détruisant, culbutant ses idées, ses habitudes, ses ambitions, ses rêves, le jour où il avait vu mourir en même temps sa maîtresse et son amour, avait laissé en lui comme un retentissement, un de ces grondements qui traînent dans le ciel longtemps après que le fracas de l’orage s’est tu. C’était, à de certains moments, en lui, dans les replis de son être, sans qu’il s’y attendît, une soudaine secousse sur une blessure mal fermée, quelque chose d’ancien qui devenait tout à coup douloureux.

À l’heure présente, ces rappels du passé devenaient moins fréquents ; la vie de la Bonne Source agissait à la manière d’une meule qui use lentement, patiemment, les aspérités, polit et arrondit le bloc.

L’attention distraite avec laquelle, au début, il accueillait les confidences de Flagothier et de Rose sur leur commerce, se changeait en un intérêt bienveillant. Il enseigna à Flagothier la façon de tenir ses livres de commerce assez embrouillés, et à Rose, qui avait peu de mémoire et moins encore le sens des chiffres, le moyen d’établir une comptabilité du détail, simple et sûre.

Chaque matin — le dimanche deux fois — Adla-Hitt recevait sa tournée invigorante et hygiénique. Et, après chaque « danse », Odon jouait son petit air de violon, pour dire que tout continuait à aller bien. L’indécrassable stupidité de cette fille au profil de veau qui tette s’encrassait encore. Un matin que Rose s’était absentée, ce qui ne lui arrivait jamais, Adla-Hitt, seule au magasin, avait trouvé bon de jouer à la marchande et, plutôt que d’appeler monsieur qui se trouvait à l’étage, elle avait elle-même vendu à un client, inconnu mais enchanté, vingt-cinq cigares Flor-Cuncha-de-Moralès un sou pièce — des havanes frais à fr. 1.25. tout ce qu’il y avait de mieux dans le magasin !

Rose, à son retour, en fut si consternée qu’elle pleura toute l’après-midi ; elle n’osa rien dire à Odon et, le lendemain, elle s’abstint d’offrir à Adla-Hitt la smoel-party quotidienne, tant elle craignait que, dans le feu de l’exécution, elle laissât échapper le secret de la terrifiante aventure.

Elle dit cependant la chose à Charles, qui fut touché de cette confiance.

Ainsi, il partageait les petits événements de leur vie — et cela ne lui déplaisait pas : il approuvait le ménage quand celui-ci s’indignait contre les nouveaux débits de tabac qui s’ouvraient un peu partout dans le quartier ; vraiment, les gens croient qu’il suffit d’avoir un aimable sourire, une mine affable, un magasin coquet et un petit crédit chez le fabricant pour pouvoir faire fortune en vendant des cigares !

Quand un monsieur un peu bien a mis à mal une jeune Bruxelloise, il lui loue un rez-de-chaussée, remplace la vitrine par une fenêtre en schaveling-style, fait placer quatre Auer, installe la jeune fille derrière le comptoir et lui tire sa révérence. Au bout de six mois, le magasin fait faillite, d’accord ; mais le commerce honnête, les bons éléments de la « grande famille tabacconiste » n’en ont pas moins été lésés pendant six mois…

Ne le sont-ils pas encore, lésés, et journellement, par les vendeurs marrons, huissiers du ministère, employés de commerce, cabaretiers s’improvisant intermédiaires entre le fabricant en gros et leurs « relations », transformées en clientèle fixe ?

Flagothier, approuvé par Charles, esquissait le plan d’une association qui aurait pour but la guerre aux « corsaires du commerce de détail », aux bradeurs, aux courtiers sans patente, aux exploitants de distributeurs mécaniques, aux fabricants faisant directement aux consommateurs les mêmes prix qu’aux grossistes, à tous ces gens vivant en marge de l’industrie des tabacs et que Rose confondait sous le nom générique et bellement injurieux de « scaubiacs ».

Flagothier s’emballait, constituait sur le papier des comités et des sous-comités de résistance, rédigeait des projets de statuts, haranguait, en imagination, des assemblées de collègues, faisait supprimer les « étrennes onéreuses et scandaleuses » du lundi perdu, rêvait d’un « livre noir » où les fraudeurs de tout genre eussent été signalés… Mais, au fond, comme il avait plus de velléités que de volonté, plus d’enthousiasme que de persévérance, il n’exposait ses projets que pour le plaisir de faire des phrases et de s’entendre approuver, dans le désir aussi de trouver un collègue, à l’âme d’apôtre, qui partirait pour la croisade en assumant les risques.

Pour le moment, Odon s’occupait de lancer une nouvelle cigarette dont la fabrique Biétrumé frères et sœurs consentait à lui donner le monopole pour Saint-Gilles : le « Morichar Turc, XXe Siècle et Bouquet d’Orient », avec la devise : « La Force par l’Union » ; boîte en métal décoré : marbre crème pour la qualité supérieure, marbre blanc pour la 2e qualité, bout or et bout de carton. Le dessin-vignette de la boîte fut longuement discuté avec MM. Biétrumé ; on s’arrêta enfin à une houri que l’on plaça dans un encadrement de roses, par hommage à Mme Rollekechik, laquelle, peu flattée, dénomma la houri Scheele Pepita, vu qu’elle louchait abominablement.

Flagothier expliquait, avec son sérieux de pince-sans-rire, qu’il avait « tout un programme » : si le Morichar Turc et XXe siècle réussissait, il lancerait ensuite le Lepage-Magneta-Carbajalès-1830, en déchets de Havane, le prince Albert-Kaboul, tabac algérien ; enfin, le Desbaguettes-Aguila-Réal-Favorita et le Royal-Smoel-Club-Maduro, en vrai tabac russe de Watermael.

Ainsi s’écoulaient, depuis l’entrée de Charles à la Bonne Source, des heures légères qui donnaient à Rose du bonheur, à Charles du réconfort, et qui auraient apporté à la vie de Flagothier de la joie véritable, si… si, brusquement, des circonstances tout à fait ignorées de Rose et encore mal définies par Charles, n’avaient fait perdre à Flagothier sa belle humeur et sa tranquillité.

C’étaient les soirées actuelles de la Boule Plate qui faisaient ce bel ouvrage. Jane Reclary y venait régulièrement avec André, une fois son tour de chant terminé ; elle amenait aussi En-Sol-Messieurs plus « beau bel homme » que jamais, devenu son répétiteur en titre et à qui cette situation, précaire, mais honorable, semblait porter bonheur : il exhiba, ce soir-là, une lettre d’un directeur de music-hall bruxellois le priant d’aller le voir le lendemain et se disant disposé à lui offrir, si l’on s’entendait sur les conditions, la place de chef d’orchestre.


« EN-SOL-MESSIEURS »



Flagothier lui prédit la fin de sa période de déveine.

À peine installée à la table de marbre, Jane allumait sa cigarette, réclamait les cartes — et la partie de chasse-cœur s’engageait. D’habitude on ne jouait que les consommations ; or, ce soir-là, Julien Rousseau, sans penser à mal, proposa de mettre la partie à vingt sous, pour « intéresser » le jeu. En-Sol-Messieurs demanda à en être ; c’était la première fois que ça lui arrivait : à une heure du matin, pâle d’une émotion concentrée, la main tremblante, n’ayant plus un poil de sec, il perdait 17 francs qu’il alla emprunter — en s’efforçant de ne pas être remarqué — à Alembert Picquet, tandis que les joueurs se regardaient mal à l’aise, désolés de la cruauté du dieu des cartes qui élisait une aussi pitoyable victime. On se mit d’accord pour que Julien Rousseau reprît l’argent gagné et le renvoyât, anonymement, à quelques jours de là, avec la rubrique « de la part d’un ancien créancier », au triste En-Sol-Messieurs — non sans avoir pris soin de diminuer la somme de quelques centimes pour que la « restitution » ne se sentît pas trop.

Le lendemain, En-Sol-Messieurs vint conter à la Boule Plate sa visite au directeur du music-hall. Ce directeur, un bon Bruxellois, paillard et grand buveur, l’avait examiné d’un œil de boucher qui évalue le poids d’un bœuf au marché de l’Abattoir, lui avait proposé un chiffre d’appointements qu’En-Sol-Messieurs avait accepté, puis lui avait demandé d’un air engageant :

— Avant de signer, dites-moi une fois, mon garçon : est-ce que vous buvez ?

— Jamais.

— Et… est-ce que vous êtes amateur de petites femmes de théâtre ?

— Je n’y fais jamais attention.

— Alors, mille regrets, je ne peux pas vous donner la place, vous ne saurez jamais faire un bon chef d’orchestre.

En-Sol-Messieurs en était resté consterné et abruti. C’était sa Guigne, celle au Col-Verdâtre, comme disait, à peu près, Flagothier.

Pendant les interminables parties de chasse-cœur qui attardaient ainsi, chaque nuit, la « Bande à Mademoiselle Reclary », Flagothier, sous l’œil de Jane, était gai par saccades ; il avait de la verve comme on a la fièvre. Quand — par exemple, au moment où elle cherchait à pénétrer l’intention qu’il avait en abattant une carte décisive — elle fixait sur lui ce regard qui rarement se posait, il semblait à Flagothier que, sous la courbure des cils, deux nappes de lumière venaient jusqu’à lui, le pénétraient à la façon dont un faisceau de rayons électriques s’enfonce jusqu’au fond de l’eau d’une rivière ; un grand transport muet soulevait alors tout son être vers elle : c’était un don complet de soi-même en même temps qu’un désir, douloureux à crier, de la prendre, de l’étreindre, de la presser contre sa poitrine. Flagothier ne disait rien à personne, ne montrait rien, ne s’avouait rien à soi-même ; il goûtait seulement un bonheur profond quand elle daignait rire à l’une de ses saillies. Quant à Jane, toute sa manière d’accepter et de comprendre la vie mettait entre elle et ce joyeux marchand de cigares un tel espace qu’elle ne s’avisa jamais de remarquer, dans l’attitude d’Odon, ce qu’une femme, dont la curiosité aurait été éveillée, eût pénétré sans effort.

Flagothier comptait, avec une nervosité maladive, le nombre de jours que Jane passerait encore à Bruxelles ; le soir où il apprit que son engagement venait d’être prolongé d’une quinzaine, il en fut d’abord indiciblement heureux ; puis, tout de suite, il s’affligea inexplicablement…

À la Bonne Source, il se montrait maintenant taciturne, inquiet, tyrannique et vindicatif ; il ne touchait plus à son violon ; Rose s’étonnait : pourquoi toujours cette affectation de ne pas entendre quand elle lui parlait, ces soubresauts d’homme agacé quand elle lui offrait ses soins, ces rebuffades quand elle s’empressait autour de lui ?

« Je sais pas qu’est-ce qu’il a depuis cinq ou six jours, dit-elle un matin à Charles : il me regarde pas plus que du lait battu. »

Charles fit un geste d’insouciance :

— Tout le monde n’est pas tous les jours de joyeuse humeur, dit-il bonnement.

— Çà est encore vrai, conclut-elle rassurée : on a tort de toujours se faire des idées, comme si on n’aurait déjà pas assez de ruses sans ça…

Cette semaine-là, Mme Fampin eut une aventure. Elle rentrait sans méfiance comme d’habitude, vers les 3 heures du matin, chez son amant le tripier, lorsqu’elle reçut de ce digne homme, brusquement exaspéré, une volée exemplaire ; un coup de poing, s’égarant dans la dégelée, porta sur l’œil ; la poche inférieure d’icelui se tuméfia instantanément, tel un pneu gonflé d’une main sûre, tandis qu’un cercle allant du violet pâle au bleu foncé entourait tout l’organe visuel.

Ainsi marquée du sceau concubinal, Mme Fampin, résignée, passa une heure devant sa glace à maquiller son œil malade. Elle crut, après un savant travail, être parvenue à réparer du poing de son amant l’irréparable outrage et, forte de cette illusion, elle se rendit au café de la Boule Plate, anxieuse de l’accueil qui lui serait fait.

Dès son entrée, Alembert Picquet, le « bosse », s’enquit — ça se voyait donc ! — avec un vif empressement où une roublardise vraie se mêlait à une compassion fausse.

— Ça m’est arrivé ce matin en faisant mon ménage, dit Mme Fampin : je suis tombée sur l’angle d’un fauteuil dans ma salle à manger.

Alembert Picquet la félicita : assurément il valait mieux tomber sur l’angle d’un fauteuil que sur un coup de poing, rencontré par hasard, au coin d’une discussion de ménage.

Les deux garçons de café l’approuvèrent avec hypocrisie, tandis que la pauvre Mme Fampin, démontée, courait cacher à la cour les pleurs de colère et de désespoir qui, telle une pluie malencontreuse détrempant et gâchant un mur récemment caressé par le pinceau d’un façadeklacher, emportèrent le savant et frêle maquillage de ses beaux yeux.

Mais cette journée devait être celle des malheurs : à 10 heures, une dépêche apprenait à Mme Fampin la mise en faillite de M. Charles Marcquebreuq, le gros éleveur de Perwelz, habitué du café de la Boule Plate, qui avait eu plusieurs fois des bontés pour elle. M. Charles Marcquebreuq représentait pour Mme Fampin un certain nombre de dîners fins dans les bons restaurants ; c’était un capital figuré par des tournedos Rossini, des salmis de bécasse et du Saint-Marceaux en carafes.

La faillite de M. Charles Marcquebreuq effaçait d’un seul trait de plume tous les menus à venir : Mme Fampin fut sincèrement désolée. Elle pleura de nouveau, ce qui l’obligea à rentrer encore une fois chez elle.

Son maquillage refait, elle entreprit sa quotidienne tournée dans les cafés d’amis, démangée du besoin de faire part de son malheur. Ce fut navrant et cocasse. Aux Trois Suisses, elle s’arrêta d’abord devant la table du critique à l’asticot, acceptant d’un air triste la consommation tout de suite proposée ; elle prononça, en s’asseyant d’une seule fesse sur la chaise, pour ne pas y moisir :

— Eh bien, qu’est-ce que vous en dites ?

Le critique, légèrement interloqué de la franchise de cette interrogation, répondit :

— Je dis… que ce n’est pas ordinaire. Où avez-vous ramassé ça ?…

Vous devriez mettre un bandeau pour sortir ; on a si vite pris un froid…

— Oh ! oui… mon œil ! Ce n’est rien ; je suis tombée sur l’angle d’un fauteuil dans ma… mais il ne s’agit pas de cela ; je voulais parler de M. Marcquebreuq.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé à Marcquebreuq ? Est-ce qu’il est tombé aussi sur un fauteuil ?

— Non, fit-elle avec quelque impatience ; il vient d’être déclaré en faillite…

— Ah bah !

— Il était trop bon, trop confiant. On l’a roulé. Quel malheur !

— Ah ! oui, pour un malheur, évidemment, c’est un malheur…

Cependant Flagothier arriva ; il s’assit auprès d’eux, ayant cependant froncé le sourcil quand il eut vu Mme Fampin.

— Eh bien, se pâma-t-elle, on vous l’a dit, n’est-ce pas ? Quel coup !

— Sacristi, oui, pour un coup, c’est un fameux coup, grimaça méchamment Flagothier. Celui qui vous a mis celui-là n’avait pas les mains en pâte de speculoos !

Suffoquée par cette apostrophe, Mme Fampin s’en alla : les larmes revenaient, impossibles à endiguer sous le rebord meurtri de la paupière endommagée.

Elle s’enferma trois jours chez elle ; trois jours qu’elle passa à surveiller, dans tous les miroirs de la triperie, la guérison de son organe.

Elle avait entendu parler de la fête projetée à la Boule Plate : André venait de recevoir l’Ordre du Lion et du Soleil, lui envoyé de Téhéran par les soins d’un secrétaire d’ambassade avec qui il avait fait jadis la noce à Bruxelles ; la colonie de la Boule Plate avait décidé de célébrer, le mercredi suivant, après le théâtre, par une cérémonie bachique et tintamarresque, cet événement heureux. Et Mme Fampin tenait à en être ; elle eut la satisfaction de voir le halo de son œil décroître progressivement ; elle connut une grande joie quand elle fut convaincue qu’elle serait présentable pour le soir dit.

Quand elle arriva à la Boule Plate, un peu avant minuit, elle trouva le comptoir garni de fleurs et la salle réservée tendue de drapeaux belges et persans ; des lanternes vénitiennes s’accrochaient aux lustres. Sur une table, dans des corbeilles, des couques, que Flagothier avait fait venir de Dinant, figuraient l’Ordre du Lion et du Soleil.

C’était Flagothier aussi qui avait recruté six musiciens de l’orchestre de l’Alcazar ; il les avait groupés sur le billard : deux pistons, une contrebasse, une clarinette et la batterie ; lui-même, violon au poing, attendait l’entrée d’André et de Jane pour donner le signal de la Brabançonne.

Mme Fampin fut enthousiasmée ; elle s’enfila de ci de là quelques consommations pour se mettre en train ; chacun — son accident oculaire étant depuis trois jours la fable de la Boule Plate — constatait que toute plaie fâcheuse avait disparu et la félicitait, avec quelque ironie, « sur sa bonne mine ».

Le journaliste à l’asticot, qui commençait décidément à en pincer pour elle, dévalisa à son intention, Yè-de-fleur-dérangeie, la fournisseuse attitrée des amoureux « comme il faut » qui fréquentaient la brasserie.

— C’est donc entendu, résuma Flagothier à Julien Rousseau : sitôt la Brabançonne finie, tu prends la parole et tu lui pousses le discours.

— Si ma quinte est venue d’ici là, dit Rousseau ; je la sens, elle ne se décide pas à sortir.

— Ce serait rater un effet, dit Flagothier, contrarié.

Mais un brouhaha monta de la rue où les badauds stationnaient, regardant à travers les carreaux les préparatifs ; le coupé de Jane Reclary stoppait devant la Boule Plate ; avertie par Flagothier, elle avait gardé son costume de concert, à l’étonnement du cependant toujours imperturbable André ; ses bras magnifiques et ses épaules rondes frissonnèrent un instant au froid de la nuit ; d’un bond elle pénétra dans le café, étourdissant du frôlement de ses dentelles, de l’odeur de sa chair pâle et nue, Flagothier debout sur le seuil :

— Votre bras à Madame, Monsieur André…, cria-t-il.

Elle traversa comme une apparition de féerie, la première pièce, excitant les chuchottements admiratifs des humbles consommateurs d’icelle et faisant éclore ces « regare une fois ! » qui créent, à l’usage des Bruxellois de carrière, le verbe regarer.

Déjà debout devant les musiciens, Flagothier avait son violon sous le menton.

Brabançonne, Messieurs !

L’hymne national, avec la sonorité canaille et crispante d’une musique de parade, à la foire, ébranla le vieux café, de la cave au grenier.

André, d’abord ahuri, comprenait enfin les choses, en voyant les décorations en couques de Dinant, en entendant l’hymne persan succéder à la Brabançonne. Son âme de fêtard se réjouit : il cria un hurrah qui ressemblait à un cri de guerre, à tue-tête, dans le tumulte des pistons déchaînés, pour s’exciter à la rigolade.

Cependant Julien Rousseau, ayant revêtu, par-dessus ses habits, un riche manteau asiatique loué chez Léone Favier, et enfoncé sur sa tête un fez, s’avançait solennel et, s’inclinant devant André :

— Mon gracieux souverain m’a chargé, dit-il, en dépliant un parchemin, de vous congratuler au nom de ses ancêtres Kadjars.

En traldaldi en tradaldaar, fit le chœur, stylé.

— Je croirais manquer aux plus élémentaires convenances diplomatiques, continua l’orateur, si je ne vous affirmais pas que je suis en proie à la plus vive émotion en m’acquittant de la tâche…

Il ne put en dire plus ; un accès de toux l’arrêta, suffoquant et lui bleuit la face. Il se retira, désolé, les larmes aux yeux, faisant signe de la main que ce n’était rien, tandis que, afin de ne pas rendre la scène plus pénible encore, chacun faisait semblant de n’avoir rien vu, parlait haut et creux, pour parler.

Du reste, la diversion ne tarda pas : une étrange musique déchira la nuit paisible de la rue.

— Ma surprise à moi, cria Jane à Flagothier interdit : toute la troupe du Palais d’été !

— C’est toi qui as trouvé ça, dit André tout à fait enthousiasmé : bravo ! Eh bien, alors, du Champagne, du Champagne et encore du Champagne… et des sandwichs et du foie gras. Flagothier, mon ami, vous allez vous occuper de cela.

— Je vais aviser M. Desbaguettes, répondit Flagothier, de l’air d’un maître d’hôtel qui s’empresse.

André tomba dans les bras de Jane qu’il embrassa longuement, la mordillant dans le cou, à l’endroit où frisottaient quelques cheveux crespelés, échappés au peigne, tandis que les seins de Jane s’écrasaient sur sa poitrine.

Flagothier fut témoin de l’étreinte imprévue, brutale comme une possession ; lui qui faisait métier de rire de la puissance des femmes, de leur empire et de leur séduction, il trembla de la tête aux pieds, la bouche sèche, les jambes fauchées, comme si on lui eût porté une bourrade au creux de l’estomac. Il se ressaisit promptement, devant tout ce monde ; mais pas assez vite pour qu’en se retournant il ne remarquât, braqué sur lui, brillant d’ironie, de surprise et de joie, l’œil de Mme Fampin, non plus l’œil à la sauce coup-de-poing qu’il avait si méchamment blagué trois jours auparavant, mais un œil net, bien ouvert, un œil investigateur, un œil photographique qui, sans nul doute, conservait les empreintes aussi bien qu’il savait les recevoir…

Déjà la salle réservée et le billard étaient envahis ; la troupe petit à petit s’amenait : c’étaient les exécutants tout à l’heure entendus dans la rue, à savoir les clowns musicaux Stebb, noueux, cagneux et anguleux, dévastés par les fards, le plâtre et les grimaces, l’un jouant de l’accordéon, l’autre faisant grincer une pochette ; les jolies duettistes Villempré et Sarah, pareilles à deux jeunes filles du meilleur monde égarées dans cette déjà tumultueuse bousculade ; le Russe Tcherkof, brandebourgs et bottes molles, dompteur de chiens de Sibérie, un bel homme tout en barbe, dégageant une odeur de chenil, de graisse et de viande crue ; Corcorano, le roi du fil de fer, ayant l’air de marcher sur des œufs et de faire, sur le plancher, des prodiges d’acrobatie et d’équilibre pour ne pas s’étaler ; the Runkbar-quatuor, quatre Anglaises, la peau brûlante, petites, sèches et presque décharnées, fillettes mal poussées, créatrices de la « danse du miroir » ; Courlantus, le joyeux troupier, — « l’homme qui aurait fait rire M. Woeste » disait l’affiche, lugubre, l’œil chaviré, le menton hérissé de poils rudes, qui tout de suite se mit à battre une verte dans un coin, en attendant que le buffet fût improvisé et que le Champagne coulât. Il vint encore un nègre siffleur, une naine, dont les mains ratatinées étaient glacées et qui parlait comme une personne vortement enrhubée du zerbeau, puis un Monsieur en habit que personne ne connaissait ; large et plastronnant, avec un bec et une voix de perroquet, il ne se fit pas présenter, mais il but, mangea et daigna même applaudir d’un bravââ supérieur et lassé, quand on chanta.

Car on chanta : chacun y alla de la petite spécialité de son répertoire ; ce fut drôle, gentil et cordial, sans rien de crapuleux et d’orgiaque : une honnête débauche de père de famille, telle que pouvait l’accepter la bohème bourgeoise de l’endroit.

La gaieté des liqueurs et des vins enlevait les âmes, s’épanouissait sur les faces en rires sonores ; la colonie de la Boule plate sentait tout le plaisir d’être pour quelque chose dans un événement qui resterait mémorable et fameux dans les fastes du vieux café.

La fête, en effet, fut complète : il y eut bal ; jusqu’à l’heure « où le vruuge merkt s’impose », on se marcha sur les pieds et les couples tournèrent, enlacés, malgré les avertissements et les menaces de la patrouille de nuit avec laquelle, sur le trottoir, Alembert Picquet tint de longs palabres, arrosés de vieux système.

Flagothier avait du bonheur plein le cœur ; dès l’entrée, Jane, enfin, avait remarqué son trouble, le désir qui lui sortait des yeux…

Et tranquillement, systématiquement, savamment, elle s’était mise à « l’allumer », par dilettantisme professionnel, sans but — oh ! que non ! — pour le seul plaisir de s’occuper. À cause de son âme de fille, elle aimait éprouver son prestige sur les hommes, comme on mesure la force de ses muscles en tapant, pour deux sous, sur la tête du nègre mécanique. Cela faisait partie de sa santé, elle « s’entretenait l’œil », disait Charles, qui s’y connaissait et qui, depuis le premier jour, avait situé, catalogué et classifié ce specimen de la galanterie de la petite rampe.

Maintenant, voluptueuse, elle valsait avec Flagothier, lui soufflant dans les moustaches son haleine tiède, laissait filtrer sous ses cils le regard tendre de ses yeux d’aigue-marine, un regard mystérieux de quasi-pâmoison. Ce furent pour lui des minutes inoubliables, dont la griserie le pénétra jusqu’aux moelles.

Mme Fampin surveillait le jeu, sans que Flagothier, à cette heure, s’en doutât. Elle ne s’y était pas trompée un seul instant ; elle entrevit pour Flagothier des déconvenues et des amertumes qui lui vaudraient à elle, des joies sérieuses, vengeresses, bonnes à savourer longuement.

Et tout le plan d’une lettre anonyme s’organisait dans sa jolie tête blonde, tandis que, le petit doigt en aile de pigeon sur sa coupe de Champagne, pour faire valoir le strass de son unique bague, elle trinquait avec Charles et Julien Rousseau.

Charles, un peu étonné, regardait du coin de l’œil Flagothier et souriait pensivement, se reportant à des choses lointaines.

Sans qu’il s’expliquât cette association d’idées, le souvenir du chien agonisant dans de la neige, de la bave et du sang, sur son lit de feuilles pourries, lui revenait, heurtait brusquement la paroi de son cœur, de ce coup qu’il connaissait bien : un petit choc bref, sourd et profond.