Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 65-100).
◄  II.
IV.  ►

CHAPITRE III


De tout temps, le vieux café de la Boule Plate — il doit cette enseigne, ne rimant plus à rien, à un jeu qui se trouvait installé dans un jardin dont il était accosté jadis — a été accueillant aux gens de plume. Alors que des glaces n’avaient pas encore remplacé les petits carreaux à reflets verdâtres des fenêtres, on lisait sur l’un de ces carreaux : « Ici l’on peut faire son courrier ». Les pères des journalistes de la présente génération y pondaient leur copie ; les poignettistes y mettaient leur brouillon au net ; d’aimables crotjes venaient parfois prier ces messieurs de leur ficeler une lettre à un amoureux ou à un protecteur ; autour de plus d’une de ses tables, on discuta des scénarios de pièces et des scènes de revue ; bref, la Boule Plate — il n’y a qu’à Bruxelles qu’on trouve ce genre de boule, ne manquent jamais de faire remarquer les étrangers — a toujours été teintée de journalisme, voire de littérature.

Au moment où se déroule l’histoire ici racontée, la Boule Plate était tenue par M. Alembert Picquet, un Bruxellois bruxellisant, très bas-de-la-ville, homme avisé, connaissant sa cave et soignant sa bière. Il avait la confiance, l’estime et même l’amitié de beaucoup de ses clients, car il était honnête, d’humeur égale et parfois de bon conseil.

Le bohème et le travail trinquaient ensemble à la Boule Plate ; les clients les plus dissemblables communiaient sous les espèces du demi et de la tartine au fromage ; c’était un lieu de détente, de trêve et de repos ; des gens qui se saluaient peu dans la rue, y échangeaient des mots aimables et des poignées de main.

L’une des trois salles dont se composait l’établissement — il y avait au fond un billard, mais on n’y allait guère ; le dimanche soir, le schamotteur des vieux staminets bruxellois venait y déballer ses tours et sa tombola — était, non pas formellement réservée, mais officieusement attribuée aux journalistes et à leurs amis. Les reporters-omnibus s’y communiquaient fraternellement leurs informations ; des bourgeois y rédigeaient, d’après les conseils des professionnels, des lettres de « lecteur assidu » qu’on envoyait aux journaux ; tels hommes politiques y venaient prendre langue ou inspirer des camarades rédacteurs. Il y avait « de tout là nedans », comme disait Amédée Lynen, qui de temps à autre y vidait un striep de vin blanc : des députés, des déserteurs français, des acteurs, des actrices, des journalistes, un nègre, des petites femmes, des commerçants, des membres effectifs du Royal-Smoel Club, des repris de justice, des auteurs dramatiques, des garçons de café en disponibilité, des avocats rayés et non rayés du tableau de l’ordre, des amoureux, des peintres, que sais-je ? Colonie curieuse, formée d’éléments hybrides, milieu très vivant reflétant le Bruxelles d’hier et préparant celui de demain, toute cette complexe vie bruxelloise, restée typique malgré le cosmopolitisme envahisseur.

Deux garçons de café jumeaux, l’un peigné à l’eau, l’autre à la moëlle de bœuf — c’est à cela qu’on les distinguait — desservaient cette clientèle.

Entre ces femmes de mœurs faciles et d’allures joyeuses et ces hommes presque tous jeunes et bien portants, ayant le goût violent de la femme, des intrigues s’ébauchaient, se nouaient ; il se produisait des rapprochements imprévus, tout de suite surpris, observés et commentés par la galerie : « Les amours sur le zinc ou les mystères de la Boule Plate », disait Julien Rousseau.

D’ailleurs, la « société » de la Boule Plate avait de certains côtés phalanstériens, notamment à raison de l’institution du Lit-à-Tous : le patron, possédant une chambre meublée dont il n’avait que faire, y hospitalisait, à l’occasion, le client qu’un motif imprévu privait de son gîte régulier.

Du moment où l’on était dûment agréé dans la bande Flagothier, on avait droit au Lit-à-Tous. Oh ! le plus honnête lit du monde, un lit de tout repos, une fleur de lit, disait Odon. Jamais ébats de couples n’égayèrent la blancheur sévère de ses draps ; jamais, pendant la journée, il n’était accessible ; il n’offrait son oreiller qu’au client surpris par un déménagement, ou bien au consommateur à qui le poids des demis ingurgités et leur fermentation faisaient un impérieux devoir de ne pas risquer imprudemment, par les rues, nocturnes et désertes, une démarche par trop titubante ; ou bien encore à l’habitué de qui la famille, toute à la villégiature, faisait un veuf transitoire ou un orphelin accidentel.

N’empêche que loger dans le Lit-à-Tous constituait une mauvaise note. Le cas de quiconque y avait passé la nuit était examiné et jugé par l’aréopage : si l’on excusait Julien Rousseau, que sa poitrine de papier mâché obligeait quelquefois, quand il s’était attardé par des temps froids, à recourir au Lit-à-Tous, si l’on excusait aussi certains reporters qu’un incendie ou une arrestation sensationnelle, avaient retenus jusqu’aux petites heures, par contre on se gaussait des autres occupants d’occasion : Mme Fampin, un des piliers de la maison, y avait couché trois fois, parce que, assurait-elle, son mari étant absent, elle avait eu peur de rentrer chez elle (les mauvaises langues disaient que, si elle avait eu peur de rentrer chez elle, ce n’est pas parce que son mari n’y était pas, mais précisément parce qu’il y était) ; un député de province y avait fait trois nuitées ; le nègre, une ; un journaliste, en puissance de maîtresse acariâtre, y reposait, depuis quelque temps, si souventes fois, qu’Alembert Picquet parlait couramment de lui proposer la pension.

Odon Flagothier jouissait dans ce petit monde de la Boule Plate d’une popularité de bon aloi ; les habitués avaient pour lui une sympathie cordiale et le patron Alembert Picquet témoignait une déférence véritable à ce client toujours en train, qui passait la moitié de la journée en tête-à-tête avec des demis, payait bien, parlait haut, et riait fort.

Dès qu’Odon et Charles Lévé de Gastynes furent devenus camarades, Odon conduisit Charles à la Boule Plate, heureux de présenter aux copains un baron authentique, fier d’avoir recruté un nouveau venu d’une éducation et d’une instruction visiblement supérieures à celles des familiers du lieu, y compris les reporters, le nègre et les hommes politiques.

Quand ils pénétrèrent dans l’établissement, ce soir-là, la fumée des cigares et des pipes roulait des vagues paresseuses, bleuâtres et épaisses sous le plafond bas de la « salle réservée » c’était l’heure de l’appéritif ; les verres contenaient des liquides aux senteurs fortes, jaunes, verts, rouges, bruns, diversement aromatisés. Et cela fleurait aussi le vieux meuble, les coins mal nettoyés, la bière de la veille, la cave proche, trois fois centenaire, où moisissaient ensemble les tonneaux, les pailles et les reliefs de victuailles.

Odon et Charles s’attablèrent avec trois « gens de lettres » dont un critique dramatique et deux critiques d’art officiant dans des hebdomadaires, tous si enfiévrés par la discussion qu’ils semblèrent à peine apercevoir les nouveaux arrivants.


Le baron Charles Lévé de Gastynes



Vigoureux, le sang à la peau, l’œil clair, le poil frisé, la voix joyeuse et mâle, l’un d’eux criait :

— Verhaeren ? Oui, oui et mille fois oui, j’admire, je vénère, j’adore ! de la littérature exécutée sur un xylophone par un poing de fiévreux, soit ! Eh bien ! j’aime mieux ça que l’orgue de Hugo. Il me rase, l’orgue de Hugo !

Vert de bile, avec l’œil lourd des constipés, la bouche amère et ferme des convaincus, l’autre, prêchant un naturalisme lyrique et pantouflard à la Zola, répondit :

— Un malade, Verhaeren, parfaitement ! Et c’est ce que je hais en lui ; c’est ce que je hais en vous tous ; vous l’êtes tous, malades ! Oh ! la santé des choses, la nature souveraine, la joie de la vie ! Dire que nous sommes dans le pays de la robustesse flamande, de la couleur rubénienne ! La vigueur physique ne devrait-elle pas toujours se compléter par la vigueur morale ?

— Tu nous embêtes avec ta joie de vivre et ta vigueur morale, ripostait le jeune critique dramatique. Tu possèdes l’idéal bourgeois d’un pot de cornichons emmaillotté dans des devises de mirliton, tonton, tontaine et tonton. Ce qui est énorme, c’est que tu veux qu’on fasse du théâtre avec ça. Eh bien, zut : moi, il me faut du pervers et du faisandé ! Je suis pour le pourri et l’asticot : tout ce qui est à base de tradition et de vieille honnêteté conventionnelle ou bien me fait suer des rondelles de saucisson ou bien m’abrutit. Il me semble que je joue au nain-jaune, en mangeant de la tarte aux pommes, dans une famille de rempailleurs de chaises, à l’occasion d’un prix Bastin. J’ai les ongles de mes doigts de pied qui en frisent.

— Alors, dit, d’une voix de quaker, l’homme de lettres bilieux qui s’emportait, aie le courage de ton aberration et de ton amoralité ; pourquoi, quand tu fais de la critique, prends-tu la pose d’un homme qui parle au nom de la famille et de la garde civique ? Quand on pense quelque chose, ajouta-t-il d’une voix de sentence, on le dit, et quand on écrit ce qu’on ne pense pas, on fait vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres une mauvaise action.

— Ta bouche ! dit l’autre. Tant de sainte candeur me fait baver. Et le public, qu’en fais-tu ? Le public a besoin qu’on lui donne une opinion sur les pièces nouvelles ; le patron m’aligne à moi cinq cents francs par mois pour ce faire. J’en donne une, mais ce n’est pas la mienne ; la mienne c’est plus cher.

Charles, qui depuis quelques jours feuilletait par aventure les Guêpes, sursauta, follement amusé tout à coup, illuminé comme saint Paul sur le chemin de Damas.

— Très spirituel, dit-il, seulement ce n’est pas de vous, mon cher, c’est dans Alphonse Karr.

L’autre, béant, rougit jusqu’aux yeux.

— Elle est raide, celle-là, dit-il du ton mal assuré d’un homme qui ment.

— Je parie la vieille bouteille de Champagne, dit Charles, décisif.

— Tenu.

— J’apporterai le bouquin demain.

Plus n’était besoin. La contenance de l’accusé le démontrait coupable. Les deux critiques d’art buvaient du lait, en attendant le champagne.

— Après tout, finit par dire le citateur de Karr, il se peut bien qu’Alphonse Karr, qui n’était qu’un journaliste médiocre, se soit rencontré avec moi qui n’en suis qu’un non plus.

Les deux autres critiques protestèrent avec un sourire rosse, posé comme un masque aimable sur l’ironie de leurs réflexions :

— Voyons, voyons… Passe pour Karr… Mais toi, un journaliste médiocre, toi ! oh, voyons…

— Toi, si personnel…

— C’est le stouffage de la modestie…

Du même geste, ils lui tendirent la main et, avec un ensemble, avec une précision de rythme et de ton qui eût fait envie à des chanteurs exécutant un duo italien :

— Ah ! cher ami ! peux-tu dire !

— Vous me prenez pour le général en chef des scorsionnaires, fit l’autre, exaspéré et riant jaune. À demain. Et sans rancune, dit-il à Charles : j’ai perdu la bouteille. Mais, sacrebleu ! ajouta-t-il en prenant son chapeau, où donc avez-vous trouvé les Guêpes, vous ? Ah ! au Palais du Midi, comme moi ?

— Juste : on a déballé la semaine dernière tout un stock ; un fond de magasin ; six volumes Michel Levy. Trois francs. Occasion recommandable. Les ancêtres avaient du bon. Adieu.

Les deux confrères filèrent derrière le camarade, pressés d’aller colporter l’histoire.

Et Flagothier allait, suivant les rites, provoquer Charles à un piquet : « Je voudrais bien boire un demi qui ne me coûtera pas cher… », lorsque Mme Fampin, dite Madameke, vint sans façon s’asseoir à leur table.

— Quelle nouvelle depuis huit jours ?… Henri, un bock ! Vous savez que j’ai été en voyage ?

Flagothier eut un geste évasif pour dire que ça lui était bien égal. Et il prit sa figure d’homme qui souffre de la venue d’un raseur. Mais Charles, lui,


Madame FAMPIN



qui n’avait pas encore éprouvé la quantité de plekleerisme que pouvait, à l’occasion, dégager Mme Fampin, lui souriait d’un air affable.

— Et où donc êtes-vous allée ?

Elle rougit imperceptiblement.

— Chez ma tante, à Namur.

— Avec M. Fampin ?

— Vous ne voudriez pas ! pouffa-t-elle. D’abord, il n’y a pas de M. Fampin.

— Est-ce que votre tante n’habite pas entre le Rempart ad aquam et la Pentecôte ? questionna Flagothier.

— Si, fit-elle délibérément, ravie de cette brutalité.

Les deux hommes se mirent à rire.

— Et vous vous êtes bien amusée ? dit Charles.

— Pas les derniers jours, ma tante s’était trop fatiguée au début.

Charles la détaillait. C’était une petite femme blonde, jeune encore, preste comme un oiseau, avec de jolis yeux bleus de violette meurtrie, des yeux un peu fous, toujours très maquillés ; elle était amusante à regarder. Invraisemblablement étourdie, Odon l’avait baptisée la « Balouge ». On prétendait qu’elle avait été autrefois la maîtresse du Khédive et qu’elle continuait à toucher une pension sur la caisse khédiviale.

Quand elle eut jacassé un peu et bu son bock, elle fit un salut gentil, sans paraître avoir remarqué l’air revêche de Flagothier et alla dans l’autre salle s’accouder au comptoir, où elle prit un bonekamp avec Alembert Picquet.

— Elle est drôlette… et vraiment pas laide, dit Charles.

— Allons, allons, Monsieur Charles, dit Flagothier d’un air de compassion et d’autorité ; elle ne vaut pas le coup de fusil !

Ce que Flagothier ne disait pas, c’est que Mme Fampin avait eu « le fort béguin » pour lui et que — peut-être par simple forfanterie de mâle qui aime à se dire qu’étant désiré il se refuse — il l’avait « espacée », méconnaissant ses pressions de mains, ignorant ses œillades, déclinant ses avances. Il était, vis-à-vis d’elle, méprisant avec une tranquille joie.

On l’appelait, elle, Mme Fampin, mais personne n’avait jamais connu M. Fampin ; elle était, au vu et au su de tous, la maîtresse en titre d’un tripier de la rue des Bouchers que l’on ne voyait jamais plus à la Boule Plate qu’on ne la voyait, elle, à la triperie. Cette frêle, mince et souple petite femme avalait des tonneaux, sans que jamais personne l’eût vue pocharde. Le tripier, s’étant dûment et congrûment convaincu, après trois mois de collage, qu’aucune puissance humaine n’empêcherait jamais Mme Fampin de passer au café ses journées et la plus grande partie de ses nuits, s’était incliné devant l’Irrémédiable.

Elle quittait la triperie au saut du lit, c’est-à-dire vers les 10 heures du matin, y reparaissait quelquefois pour déjeuner, rarement pour dîner, mais, et toujours, pour dormir : seulement, l’heure de cette dernière rentrée n’était pas garantie : cela dépendait de l’état de son porte-monnaie ou du point de savoir si les connaissances rencontrées au café avaient la tournée facile et abondante.

Tandis que Charles et Odon devisaient de Mme Fampin, il y eut une émotion dans la salle voisine : trois couples, extraordinairement bruyants, venaient de faire leur entrée.

C’était une noce ; « l’enterrement d’un vivant », comme le proclama le garçon, qui savait ses classiques bruxellois : d’abord la mariée, avec un chapeau d’un satin bleu exterminateur, fantastiquement perché sur une tête de girafe anémique, puis le mari, en dingote. Femme de chambre et cocher en service chez un notaire du voisinage. Les accompagnaient, deux témoins avec leurs épouses, tous sur leur trente-et-un, congestionnés par les viandes et les boissons du dîner de noce. Un tour à la Boule Plate leur avait paru plus que nécessaire : obligatoire. Alembert Picquet les félicita ; le mari avait guigné de l’œil la salle réservée, mais, vu que personne n’y bougeait, la consigne « de ne pas avoir l’air » ayant été rapidement donnée par Flagothier la noce s’attabla dans la première salle, commanda « six faros syphonés, la mousse en dessous » réclama des cartes et se livra aux délices du noble jeu de smause-jas, couple contre couple.

Comme, enfin, Charles et Odon attaquaient leur piquet, Charles s’exclama tout à coup.

La porte de communication entre les deux salles venait de s’ouvrir au large et montrait un jeune homme de trente ans, petit, trapu, rond de partout, la tête en houle, joufflu, les doigts boudinés, la poitrine bombée, les jambes courtes en cylindre, habillé d’un complet anglais, un camélia à la boutonnière.

Un moment, sur le seuil, ses yeux clignotèrent à cause de la fumée, puis il eut, lui aussi, une exclamation de surprise.


André



— De Gastynes… ce vieux Charles… moi qui te croyais mort !

— Pas encore ; on l’avait raconté, mais ce n’était pas vrai, dit paisiblement Charles. Comment vas-tu, le brave André ?

— Pas mal, baron, répondit le brave André, qui vraiment semblait charmé de la rencontre. Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu habites donc Bruxelles ?

— Depuis peu. C’est saignant. Chez Monsieur.

Il présenta Odon. Puis, à celui-ci :

— André Deleur, docteur en droit quelquefois, millionnaire de temps en temps et bon type toujours…

À moins que tu n’aies changé…

— Plus je change, plus je suis la même chose.

— Quel bon vent ?

— Le hasard…

Et, d’un ton volontairement négligent :

— Je venais prendre Jane Reclary.

— Ici ? Reclary, des Bouffes ?

— La belle Reclary, des Bouffes, comme disent les communiqués : parfaitement. On est ensemble depuis bientôt quatre mois.

— Ah !

André jouit de ce « Ah ! « évidemment flatteur.

— Oui, mon vieux ; elle est à Bruxelles pour cinq semaines ; a lâché l’opéra ; chic numéro de Music-hall ; cent cinquante balles par jour ; de la voix et des robes ; gagne le double de ce qu’on lui collait dans le répertoire et fait recette. Est pour le moment chez sa corsetière, ci-contre ; m’a donné rendez-vous ici pour que je ne l’embête pas pendant l’essayage. Est en retard, naturellement. Mais toi, mon vieux lapin, mais toi ?

Déjà Flagothier tendait l’oreille et la bonne, en prenant la figure d’un homme qui s’efface et ne veut pas écouter.

— Oh ! de moi, fit évasivement Charles, nous causerons plus tard. Te raconterai…

Il contemplait André avec, curiosité.

Vieilli, tout de même, le frère, rudement marqué pour ses trente ans ! Déjà le sommet du crâne était dénudé et quelques cheveux blancs se montraient sur les tempes.

Les deux jeunes gens avaient été amis au collège. Depuis, Charles n’avait jamais revu André que dans les endroits où l’on fait la fête, sous quelque forme que la fête apparût : noce d’après minuit, de luxe et de bêtise, en des cabinets particuliers où les glaces, signées, souillées et historiées à la pointe du diamant, reflètent des fleurs, des sorties de bal, des poitrines constellées de femmes de théâtre, des têtes ignobles et respectueuses de garçons à côtelettes, des faces grimaçantes et repues de comiques pique-assiette, tandis que le bouchon saute et que le piano joue faux ; goguettes de parties de campagne, avec des ouvrières en chapeaux de cent sous, aux corsages décolletés sur la chair moite, tout à coup blanche à partir de la ligne du col : godailles d’étudiants emplissant les casquettes poisseuses de bières au pot, ou flambant le punch en des salles de taverne dont les portes, sans cesse battantes, font des courants d’air mortels ; bals de rapins où la chair échauffée et les dessous douteux des crotjes en cheveux ont des odeurs aigres et fortes ; vadrouilles aurorales par les estaminets de maraîchers, où l’on se remonte d’un coup de café noir, en traînant des femmes avachies et dolentes, la face blême, la bouche en noyer ciré, la voix éraillée, la tête bourdonnante, la jambe lasse et les nerfs douloureux ; soirées « intimes » dans les « salles de chocheté » où, devant un auditoire trépignant et allumé, des « amateurs » dégoisent des chansons obscènes, où l’on célèbre la morgue et les maisons publiques ; stations interminables, rue des Bouchers, dans les cabarets de nuit, où ne brûle plus qu’un seul bec de gaz, tandis que les serveuses sont mortes de sommeil et que des marlous querellent, en argot, des rouleuses esquintées et mal à l’aise ; épilogues décevants dans des chambres d’hôtel où, sur des canapés malpropres, se lamentent des amours difficiles, paralysés par les alcools…

Cette évocation tumultueuse fixait la physionomie d’André ; elle faisait à son image un fond de significatif et nécessaire ; Charles n’aurait pu se figurer André dans un bureau d’avocat, à la barre, dans un bal du monde : il fallait, autour de lui, pour qu’il fût « ressemblant », des filles, des rires, des querelles, des chansons, du vin, le tintamarre des soucoupes et des verres entrechoqués, des chapeaux à plumes, des danses, des étreintes, de l’argent remué, du fard — de la bohème dans de l’alcool.

Il réalisait bien ce type du « mauvais sujet » des romans populaires ; il prenait le temps comme il vient, raisonnait peu et ne concluait jamais ; il traversait la vie avec un sourire éternellement content, le chapeau sur l’oreille, la canne moulinante. Il était bon, faible et gai. Sa santé audacieuse de fêtard impénitent lui permettait de recommencer chaque matin les excès de la veille ; la bête, surmenée par la noce, ne renâclait pas, donnait chaque nuit plus qu’on ne pouvait lui demander, sans qu’aucun autre signe de fatigue parût qu’un commencement de bouffissure et de couperose aux joues, et avec le dénûdement du frontal.

Il avait à peine un « chez soi » ; il campait dans un appartement meublé, au milieu du quartier Sainte-Catherine, que les démolitions et les reconstructions rendaient, à cette époque, à peu près inhabitable. Il s’était à peine aperçu des transformations qu’on faisait dans le quartier car, quand il ne


logeait pas chez une amie, il ne rentrait guère dans son « home » qu’à l’aube et ne sortait de son lit qu’à l’heure où les réverbères s’allument.

Gros jouisseur et gros mangeur, il ne s’attardait pas aux préludes du sentiment, ne désirait nullement des amours rares et quintessenciées ; il préférait aux petits plats fins les soupes qui « papent » et les ragoûts qui gonflent.

Pour le moment, cela n’était pas douteux, il avait un gros sac d’argent : Jane Reclary, en effet, n’était pas une femme que l’on gardait pour rien ; or, il n’y avait, dans le cas de l’actrice, aucun emballement.

Sept heures et demie venaient de sonner et Jane Reclary ne s’amenait toujours pas, quand, dans la salle où les gens de la noce jouaient avec application aux cartes, éclata une tempête de cris : l’un des partenaires avait renversé, d’un coup involontaire, son syphoné sur le marbre de la table.

Dans la salle réservée, chacun se gardait de se lever pour aller voir, évitant de « se mêler ». Mais des exclamations arrivaient :

— Ouie ! ouie ! une inondation. Le Maelbeek dans les cafés maintenant !

— Goddoum, ça coule !

— J’en ai aussi…

— Non ?

— Comment, non ? Eh bien, c’est dommage… Rire c’est rire, mais renverser du faro sur ma prop’ robe, ça, ça n’est plus rire.

— Garçon, vous « n’a » pas une culotte de rechanze ?

— J’en ai une, Monsieur, mais il y a un courant d’air dedans…

— Zo-ot !

Un joueur qui n’avait encore rien dit, se leva tout à coup, montrant le fond de son pantalon trempé par le contact du banc.

— Avec ça, je suis comme sur le petit cheval de bois : vous savez bien, hein ?…

Mais, soudain, tout le monde se tut : Jane Reclary entrait, dans l’auréole échevelée, blanche et frémissante des plumes de son boa démesuré, dans un sillage de parfums, dans un frou-frou de soie.

Elle n’était pas jolie. Le teint était très blanc, un teint de rousse, bien que ses cheveux fussent aile de corbeau ; ses grands yeux inquiétants, profonds, des yeux verts, d’une belle eau de pierre précieuse, ne consentaient que rarement à lever, pour vous fixer en face, le rideau frangé de leurs paupières, comme s’ils voulaient dérober obstinément, par un jeu malicieux, coquet et savant, l’énigme de ses pensées. Non, elle n’était pas jolie ; mais les plus jolies eussent passé inaperçues à côté d’elle. De tout l’attrait que l’artificiel et le maquillage de la théâtreuse ajoutent à la grâce que la femme possède en propre, de tout ce qui sert à allumer les désirs des hommes, à tromper, à mentir en séduisant, de tout cela elle savait la puissance vulgaire et sûre. Odon fut saisi de cette apparition, de la façon simple et triomphante dont elle installait son charme élégant dans ce milieu un peu débraillé et assez médiocre ; il lui sembla, à voir le battement de ses narines et de ses cils et la moue de ses lèvres, qu’il y avait en elle un mystère de volupté perverse, une force d’aimantation mystérieuse et troublante — et le sensuel qu’il était, l’homme « supérieur aux femmes » en fut remué.

André présenta, à Jane, Charles qui la détailla en connaisseur ; Odon, décontenancé et gauche ; Julien Rousseau, aimable et sceptique. Elle leur tendit la main avec un abandon de femme qui est à tous avant d’être à quelqu’un, accordant à chacun d’eux, sans préférence, un sourire poli et joli.

— Tiens, dit André en feignant l’étonnement, on est donc de bonne humeur ?

— Pour deux raisons : la première, c’est que mon corset va comme un gant.

— La seconde ?

— C’est que je ne t’ai pas vu depuis deux heures ; ça repose, ça remet.

Bien qu’elle eut dit cela avec une intonation agressive, André se mit à rire.


JANE RECLARY



— Au moins, je sais à quoi m’en tenir, dit-il… et ces messieurs aussi.

Elle répondit :

— Toi, ce n’est pas d’aujourd’hui… hein ?

— Si je l’écoutais, dit André, elle m’aurait persuadé depuis longtemps que je suis le roi des potirons.

— Mais tu l’es, mon cher, tu l’es, te frappe pas, fit-elle avec son air impénétrable.

Puis, sans transition, sa physionomie changea :

— Mais tu es aussi mon amant, ça compense, dit-elle d’une voix chaude.

Une seconde, moins encore, le sourire éclaira le visage ; les yeux, couleur d’absinthe, chatoyèrent… puis la physionomie, impénétrable, ramena l’énigme.

Flagothier, intimidé, voulut être galant et fut stupide :

— Venus d’une aussi jolie bouche… d’une bouche aussi charmante, broubela-t-il, avec une voix apprêtée dont le son le surprit, tous les mots sont délicieux, Madame.

— Vous êtes bien bon, répondit-elle, en le réfléchissant de toute la largeur de ses prunelles vertes. Et elle s’inclina, si froidement sarcastique qu’Odon sentit un pied de rouge lui couvrir le visage.

Charles détourna la conversation :

— N’ai-je pas lu dans les journaux, dit-il, que vous venez d’avoir à Nice et en Angleterre de gros succès de concerts ?

— Ah ! oui, pour des succès, j’en ai eu, des succès ! Six, sept, dix rappels chaque soir. Et des bijoux…

(Elle étala sa main corusçante de bagues.)

— … Qu’on m’envoyait dans des corbeilles sur la scène… Oh ! des messieurs que je ne connaissais pas autrement… quoi que puisse en penser le roi des potirons qui fait, chaque fois que je raconte ça, sa noble tête des vendredis saints. Je ne les ai vus de près qu’un soir, ces messieurs, quand ils sont venus dételer les chevaux de ma voiture.

— Je le jure, dit André d’un ton détaché…

Déjà les idées de l’actrice avaient sauté à autre chose.

— Messieurs, fit-elle d’une voix pressante, tandis que ses yeux imploraient, vous pouvez peut-être me rendre un grand, un très grand service ; André n’y arrive pas, lui… Vous ne me connaîtriez pas, dans vos relations, un bon accompagnateur, pour répéter, le matin ?

— Je n’ai qu’un violon, je le mets à vos pieds, chanta Flagothier qui, tout de suite, fut encore plus mécontent de cette phrase que de celle de tout à l’heure.

— Merci, c’est un pianiste qu’il me faut.

— Celui que je t’ai procuré hier ne marche donc pas ? questionna André.

— Une gourde, dit-elle, je n’en veux plus pour tourner les pages !

— Je crois que j’ai ce qu’il vous faut, dit Flagothier : « En-Sol-Messieurs » ; vous ne trouverez pas mieux.

— Oui, dit Charles, je suis sûr qu’il fera l’affaire.

— En… quoi dites-vous ? fit Jane.

— En-Sol-Messieurs, répéta Odon. Un « beau bel homme », on n’en fait plus comme ça : le moule est cassé et les morceaux perdus. A failli être prix de Rome ; musicien comme personne, instrumentiste hors ligne. Tout ce qu’il faut pour réussir, sauf la veine ; guignard comme on ne l’est pas ; depuis dix ans, chaque fois que sa tartine tombe dans le sable, c’est du côté de la confiture. Cherche depuis deux ans à se placer n’importe où, en province, comme chef d’orchestre ; n’y parvient pas ; n’y parviendra jamais.

Et Odon « raconta » En-Sol-Messieurs. On l’appelait ainsi à cause d’une aventure qui, lors de ses débuts de chef, l’avait mis en tout à fait mauvaise posture dans le monde frondeur des musiciens. Il dirigeait alors la fanfare d’un petit village suburbain ; il arriva qu’à l’occasion d’une fête communale, le gouverneur vint visiter le bourg. La fanfare était rangée sur l’embarcadère de la station du chemin de fer ; le train du gouverneur stoppa en gare ; la fanfare, les lèvres aux embouchures, attendait le signal pour y aller de la Brabançonne. Le chef, avant de lever son bâton, cria d’une voix forte : « En sol, messieurs : sol, mi, fa, sol ! », et la fanfare partit sur les notes indiquées, dans la tonalité de do, la seule tonalité, d’ailleurs, dans laquelle elle eût appris jouer la Brabançonne.

Cet accident pesa de tout son poids sur le malheureux chef ; le sobriquet s’attacha à lui ; il suffisait qu’on prononçât : « En-Sol-Messieurs », pour qu’aussitôt l’histoire mémorable fût racontée. Même, on ne savait plus bien son nom d’état civil : En-Sol-Messieurs il était, En-Sol-Messieurs il devait rester jusqu’à la fin de ses jours. Le « beau bel homme » était devenu le type du malchanceux de talent, le « soukeleer » de la musique.

Tout en parlant, Odon, enfin maître de lui-même, étudiait Jane qui l’encourageait d’un sourire, de l’air de dire qu’elle le trouvait moins bête : la lumière du gaz tirait de la soie vivante de sa chevelure ondulée, massée sur les oreilles, des rayons noirs-bleus, délicats et frissonnants. Et il se sentait un picotement au cœur à l’idée qu’André avait le droit de dénouer ces cheveux-là, de les baiser, d’y caresser sa joue…

— Tu ne sais pas ce que je voudrais ? dit-elle tout à coup à André, en allumant une mince cigarette qu’elle tira d’un étui en écaille.

— Exprime.

— Je voudrais jouer aux cartes, avec vous trois, comme les gens de la table là-bas ; ça me rappellera le bon temps.

André ne s’étonna pas.

— Tu ne veux pas aussi manger des œufs durs et des crevettes ? demanda-t-il, en lui montrant les paniers d’une marchande qui faisait sa tournée.

— Si, dit-elle, …avec des crabes. Elle mangea, but et joua. Et elle fut charmante, ravie de cette dînette sur un bout de journal, dans la fumée des pipes et les relents de boissons éventées.

André paraissait enchanté.

— Si tu étais tous les jours rigolotte comme ça, ma petite Jane, dit-il, je ne te lâcherais jamais.

— Ce serait donc moi, mon petit, qui serais obligée de le faire : nous ne sommes pas mariés devant le maire…

— Oh !… et si même nous l’étions…

— C’est vrai, il faut être deux pour décider de le rester. Tu es un garçon intelligent : on n’a pas besoin de t’expliquer longtemps ; tu comprends tout de suite.

Elle le toisait, le soupesait, de son clair regard d’émeraude.

— Je crois bien que, quand j’aurai fini mon engagement à Bruxelles, nous aurons chanté ensemble notre dernière chanson, mon amour.

Il ne dit pas non, réellement insouciant, au fond, pensant à part lui que cette denrée chère lui aurait assez coûté ; qu’il serait sage, après cela, d’enrayer, de retourner à des menus plus ordinaires.

Quand André eût emmené Jane et qu’Odon resta seul avec Charles, Odon rêva tout haut, en wallon :

— Nom di Djo, prononça-t-il, des commères comme ça, y nia bramint des hommes qui frein’nent des biesstries por zelles !