À l’ombre d’Angkor/VIII
XXXIV
modifier11 décembre.
De la dernière assise du temple de Bakong, on n’a pas sous les yeux les vastes horizons toujours mornes de Vat Phu et de Prah Vihear, mais une des plaines les plus fertiles du pays.
Des voies larges de plus de vingt mètres s’étendent sur un sable léger que les charrettes soulèvent en nuages. Et en ce mois de décembre, les rizières, s’étendent jusqu’à l’horizon. On voit des femmes avec des chaînettes d’or aux bras et des hommes en sampot de soie, revenir de botteler le paddy.
C’est la saison du vin de palme. Au couchant, des hommes forts et adroits montent au sommet des hauts palmiers, des vases de bambou attachés à leurs ceintures. Ils coupent les pousses de l’arbre et suspendent le bambou, au-dessous, qu’ils viendront rechercher plein le lendemain. Leurs torses nus rougeoient parmi les feuilles vertes épanouies en éventail. Ainsi, pendant deux mois, coulant de la blessure comme une fontaine, la sève sucrée au goût de fumée sera recueillie.
Au pied du temple, sous les citrons et les pamplemousses, c’est la paix heureuse des bonzeries ; les anciens bassins sacrés où s’étalent les coupes de porcelaine rose des lotus ; et au delà, de grands arbres où des colonies de cormorans ont installé leur cité. Ils soignent leurs petits, passent en planant, le cou gonflé de poisson, ou bien, aux heures chaudes, restent immobiles au sommet des branches, les ailes ouvertes dans le soleil, comme des oiseaux crucifiés.
Lorsque, quittant les bords du Mékong, je me suis enfoncé dans les terres, nulle part au Cambodge, je n’ai encore ressenti une impression aussi forte de vie et de prospérité. La région d’Angkor n’est que désert et aucun des villages qui la peuplent ne sauraient être comparés aux villages d’ici.
Venant de Beng Méaléa, je suis arrivé au coucher du soleil au village de Damrong, situé au pied d’une tour antique. Pendant deux heures, j’ai marché à travers des rizières hautes comme la croupe de mon cheval. Elles s’étendaient jusqu’à l’horizon où commençait la forêt claire — le désert — que je venais de parcourir depuis l’aube. Des nuages rouges, semblables à des écrasements de pinceaux couraient, face au couchant. Et au zénith, ayant déjà pris possession de son domaine avec sa douceur de perle, — la lune pleine.
Dans un sentier bordé de hauts cactus, des théories de femmes débouchèrent en même temps que moi. C’était elles qui chantaient tout à l’heure et dont j’avais écouté les voix lointaines. Leurs écharpes entouraient leurs torses. Elles portaient des paniers plats sur la hanche. Les hommes suivaient.
Le sentier s’enfonçait sous un berceau de végétation. Là-haut, les belles palmes des cocotiers étaient de cuivre rouge, mais ici, dans l’ombre de cent arbustes différents, épais et enchevêtrés on distinguait à peine le sol. Les sempiternels grelots des bêtes tintaient. Et puis, ce fut le village, les enfants nus au gros ventre, les chiens à la tête de loup, les cases derrière les sapotilliers, les feux des cuisines, le bruit des pilons battant le paddy, quelques appels et quelques mélopées, les charrettes poudreuses groupées à l’orée des rizières, le repas frugal — et la nuit.
Ah ! faut-il que j’aie les miens qui m’attendent, et en moi des habitudes, des vanités, des ambitions pour passer sans m’arrêter en de telles oasis ; et voyant ainsi le bonheur et la sérénité que la nature donne à qui veut les prendre, ne les garder, moi, que la durée fugitive d’un crépuscule ?
XXXV
modifier12 décembre.
Les temples de Bakong et Loley, près du gros centre de Roluos, à douze heures de charrette de Beng Méaléa, forment deux ensembles en briques. Le premier est élevé sur sept assises décroissantes, le dernier sur trois. Ils dominent une des plaines les plus fertiles du Cambodge.
Si les anciens Cambodgiens ont édifié un grand nombre de tours de briques pour des raisons qui nous échappent, ils y ont toutefois employé le grès concurremment pour l’appareillage et la décoration des portes. En outre, les murs, rouges maintenant, montrent de place en place d’épais enduits de plâtre-mortier, lesquels avaient été moulurés et modelés à outrance.
C’est donc devant des procédés de construction entièrement différents de ceux que nous connaissons, que nous nous trouvons. Ils ne caractérisent pas plus une époque qu’une région, car on les trouve échelonnés de siècle en siècle, depuis Hanchei, au Nord de Kompong Cham, temple qui porte sur un de ses pilastres une des plus vieilles inscriptions connues (vie siècle). Nous avons vu les tours d’Angkor Thom, celles de Pré Rup, de Mebôn, celles-ci, qui se groupent autour du Xe siècle. Nous avions en outre étudié, tout au Nord du pays, le sanctuaire de Vat Phu, édifié avec les mêmes matériaux.
Ces monuments ne sont pas exemplaires à ce seul titre. J’ai plusieurs fois remarqué que certains groupes étaient d’une décoration un peu surchargée. A Beng Méaléa, nous avons trouvé une juste mesure, une harmonieuse répartition. Or, Loley et Bakong et en général les monuments en briques reçurent une ornementation outrancière qui tient du prodige et aussi de la névrose. C’est le rococo de l’art khmer.
Si encore, autour des linteaux, des fausses portes, et des pilastres en grès, les murs de briques avaient été laissés nus, peut-être ces détails eussent pris un autre caractère. Ils auraient été, un peu, comme l’admirable col de dentelle mis sur la robe aux grands plis d’une toilette de femme. Mais le plâtre qui les recouvrait n’était que festons, guirlandes, fleurons et lambrequins ; et ces tours devaient ressembler à ces châteaux de saindoux, que l’on voit, aux fêtes, dans les boutiques de charcutiers.
Cette comparaison vulgaire me sera pardonnée. Elle est exacte. Je ne puis passer pour un démolisseur. Loley et Bakong n’en restent pas moins en tant que science, ouvrage et métier, de véritables prodiges qu’il faut connaître au même titre qu’Angkor. Je vais d’ailleurs donner un exemple :
Le linteau khmer est un bloc monolithe de grès, d’environ un mètre soixante de longueur sur cinquante centimètres de hauteur. Dans le groupe d’Angkor, il se compose généralement d’un motif central : tête de monstre. De sa gueule sortent deux guirlandes qui forment sur toute la longueur de la pierre un arceau surbaissé, qui s’appuie par deux larges volutes sur les chapiteaux des deux pieds-droits. En bas et en haut de la guirlande et dans des sens respectifs, de nouveaux rinceaux remplissent les espaces libres. Le tout hardiment enlevé de la matière, admirablement traité. C’est d’un art et d’une pureté exemplaires. Voici ce que ce principe est devenu à Bakong.
La guirlande ? Ce ne sont que. Makaras [1] sortant de la bouche des uns et des autres. Autant de bouches, autant d’enroulements de trompes. Quant au corps de chaque Makara, il est remplacé par de petits rinceaux et des coques compliquées. Chaque tête est chevauchée d’un personnage qui tient dans ses mains une massue, un sabre ou un lotus. Du dernier Makara de chaque extrémité sort un Naga avec ses sept têtes épanouies. Il n’est pas seul, mais accompagné d’un nouveau petit bonhomme juché sur son cou.
Le motif central est un monde à lui seul. C’est bien le monstre que nous connaissons, mais ses mains tiennent deux lions par leurs pattes de derrière. Ces lions se mêlent aux rinceaux. Chacun de ceux-ci porte en son centre un personnage en prière. Quant aux rinceaux inférieurs, ils se transforment tous en Nagas à trois têtes. C’est de la simplicité, car ces Nagas auraient pu être heptacéphales ! En revanche, chaque tête est couronnée d’un panache de volutes.
Entre chacun de ces rinceaux-nagas, et bien qu’ils se touchent presque, pend une fleur de lotus. J’allais oublier qu’entre les deux lions et sous la tête du monstre, se relève un Naga central à cinq têtes. L’espace supérieur compris entre le bord du linteau et la guirlande de têtes de Makaras, est rempli de feuilles dentelées et recroquevillées et alternant avec les trompes de Makaras. Et, comme s’ils n’étaient pas assez compliqués ainsi, les linteaux de Bakong sont couronnés d’une petite frise de lotus, et de deux plates-bandes, l’une ornée de motifs losanges, l’autre d’une succession de vingt-trois torses de personnages, les mains jointes. Le tout couvre un peu plus d’un mètre carré.
Si l’on considère, comme beauté plastique, l’homme-serpent qui, vêtu de clinquant, au sommet d’une pile de bouteilles, se passe la tête entre les jambes et joue ainsi un air de violon — l’art de Bakong est un grand art.
XXXVI
modifier25 décembre.
Nuit de Noël. J’ai arrêté ma caravane au milieu de rizières moissonnées. Un léger abri d’indigènes défendant leurs biens contre les oiseaux, se trouvait là tout seul, parmi la paille et sur une aire douce de mouture. Au loin, quelques palmiers émergeaient. La nuit est tombée d’un seul coup, sans lune, resplendissante d’étoiles.
Autour du feu mort, mes coolies et les bœufs des charrettes dorment. Le cri plaintif d’un hibou, chercheur de crabes, a retenti. Et certes, moi aussi, narrasse, le front au ciel, dormirais-je dans ce calme et cet isolement, si mon esprit sollicité par la date, n’avait trouvé à ce lieu sans particularités bien définies, mais que mon imagination transformait insensiblement, un étrange caractère.
Ainsi, autrefois, en Judée, pendant une nuit douce et pleine d’étoiles, à cette heure et dans un paysage semblable, un enfant vint au monde et sa mère l’enveloppa de langes en un abri comparable à celui-ci. Voici la paille, les bœufs — au loin les palmiers. Peut-être, tout à l’heure viendront des gardiens de troupeaux attardés. Ne sommes-nous pas sur une route habituelle, peu éloignée d’un village ? Ces bergers presque nus et n’attendant pas de mystère, passeraient dans la grande indifférence de leur race. Mais moi, au bruit des grelots et à leur passage fantomatique, quelles impressions profondes ne ressentirais-je pas ! Et mes regards ne chercheraient-ils pas au devant le guide lumineux ?
Ce qui arriva fut bien plus beau. Et vraiment, si les circonstances les plus fortuites et les plus naturelles peuvent prendre selon leur succession, le hasard, les coïncidences et l’état d’âme avec lequel on s’y mêle, de telles couleurs et de telles significations, je comprends en cette heure toutes les causes de l’inspiration et pourquoi le poète voit une légende au lieu des réalités.
Au point d’où la piste des charrettes sortait des arbres apparurent soudain des lueurs de torches. Et voici que de l’ombre où je veillais, je distinguai bientôt trois bonzes — trois ! Leurs grandes draperies jaunes, imprécises dans les lumières mouvantes, semblaient pailletées d’or. Ils étaient chargés d’objets indistincts, tels Balthazar, Melchior et Gaspard l’étaient d’or, d’encens et de myrrhe. Ils passèrent et disparurent.
Ah ! qu’on coure après les mages qui viennent de passer ! Ils ne peuvent être loin. Qu’on les ramène. Qu’on aille au village proche chercher une jeune mère au sein lourd et qu’elle vienne avec son nouveau-né. Elle n’aura pas les longs voiles légendaires ni l’anneau de lumière autour du front, mais qu’importe ! Vous, accrochez des torches à ces pilons et préparez la crèche. Groupez-vous en cercle et que les lumières jouent sur vos faces et vos épaules.
Voilà l’enfant. Femme, mets là ce petit. De son haleine, le bœuf a tiédi la paille. Pose ton or à terre, vieux Melchior. Balthazar, brûle un peu d’encens. Et toi, Gaspard, verse la myrrhe sur les petits pieds de l’enfant. Et tandis que dans des fêtes solennelles, cent pays adorent et chantent l’Enfant divin, nous, perdus dans la nature, le silence et la nuit, contemplons cette humble réalité, à laquelle il faut si peu d’illusions pour qu’elle nous semble un rêve.
- ↑ Makara : monstre à trompe d’éléphant et généralement à corps de poisson.