À l’ombre d’Angkor/IX
XXXVII
modifier1er janvier 1914.
Subitement, comme s’il s’était déclenché mécaniquement, le régime des vents annuels vient de s’établir. De tous les points du royaume, des cerfs-volants commencent à s’élever. Des lanières de rotin tendues dans leurs armatures vibrent dans l’air avec des ronflements de frelons. Et les nuits seront bercées par ces jouets légers, murmurant chacun sa note éolienne et monotone.
Depuis trois jours, je suis la route de Bantei Chhma, remontant de nouveau au Nord du pays, vers ces monts Dangrek où le Prah Vihear m’a déjà attiré. Mais, tandis que ce temple se dresse, juste au Nord du pays sur le sommet de la grande barrière rocheuse, Bantei Chhma, au Nord-Ouest est tapi à ses pieds, au delà d’interminables forêts clairières. Vent et bœufs en marche soulèvent des nuages de poussière sablonneuse qui nous couvre comme une cendre et craque sous les dents. Les larges feuilles des arbres, séchées par le soleil, tombent avec un bruit de métal.
Sur les pistes que l’on parcourt, les seuls êtres vivants qui errent dans ces solitudes ont marqué l’empreinte de leurs pieds. On reconnaît le double croissant des bœufs, l’anneau du cheval, les marques incisives du sabot nerveux des cerfs. Ailleurs, où la dernière eau dormante vient de s’évaporer, ce sont, dans la vase durcie, les étoiles déliées des échassiers ou le large labourage des éléphants sauvages. Et puis, par-dessus tout, voici les pas des hommes, des enfants et des chiens fidèles près de l’ornière des charrettes.
Ces traces effacées chaque matin par le vent et reformées chaque jour sont toute la vie de la forêt qui reste pétrifiée quelques instants : les grands et redoutables mystères nocturnes, la terre bouleversée du combat des fauves, les herbes foulées pendant leur sommeil et la conjonction terrible des traces vers les points d’eau — toute la tragédie séculaire de l’astuce et de l’instinct. Lorsque les heures de marche se sont succédées et que, toujours, le même horizon s’est reformé, obsédant, énervant, voici soudain que des pistes se croisent. On voit des arbres coupés. Les pieds humains se multiplient : c’est le village proche, l’étape, un peu de fumée et d’humanité. Un chien aboie et l’on voit enfin les toits de chaumes sous les bananiers.
XXXVIII
modifier3 janvier.
Angkor était jadis joint à Bantei Chhma par une route que la piste des charrettes actuelle longe, coupe et sillonne. Ces anciennes chaussées khmères que l’on retrouve, rayonnent de l’antique capitale vers tous les grands édifices.
Sauf les arbres qui les ont envahies, elles gardent leur physionomie. Voyageant sur leurs larges levées de terre qui dominaient les plaines de deux, trois et quelquefois cinq mètres de hauteur, les charrettes modernes étant exactement les mêmes que celles d’autrefois, on peut vivre huit siècles plus tôt, surtout lorsqu’on se rend, ainsi que je le fais, en pèlerinage vers le temple auquel elles aboutissent.
Les plaines ondulent jusqu’à l’horizon. Les grands trous, creusés à droite et à gauche de ces digues pour en fournir la terre, sont devenus des étangs que des bouquets d’arbres ombragent. Il s’en échappe des bandes de canards mandarins, des aigrettes et des grues à tête rouge. Des lotus et de belles fleurs mauves aux pétales aiguës y fleurissent.
Depuis des siècles, les caravanes trouvent dans ces bassins artificiels l’eau et un peu de fraîcheur. En forêt, la chaussée change de caractère. Elle est marquée d’une ligne de verdure plus intense et plus inextricable que les environs.
Lorsqu’elle rencontre une rivière, on voit encore les ponts anciens ou leurs traces. Ils sont toutefois presque toujours en bon état. Hier j’ai passé sur le Spean Töp qui traverse le Stung Sreng. Ce pont remarquable mesure plus de cent-cinquante mètres de long. Il domine les eaux basses de plus de dix mètres de hauteur, et compte vingt-sept arches. Le fleuve coule en torrent entre les piles resserrées et tombé en cascade du haut du degré ménagé par les constructeurs en aval. Les berges sont à pic et l’ensemble est superbe.
Sur cette chaussée et en cette région, les ponts, plus petits, se succèdent. On peut évaluer à cent, pour les quatre plus grandes routes anciennes que nous connaissons, le nombre de ces ouvrages d’art très soignés, ornés d’un parapet Naga aux têtes épanouies.
Les Khmers ne se contentèrent pas, en effet, d’édifier des temples au hasard. Ils les ont reliés entre eux, car chaque temple marquait une agglomération. Ils ont construit de vastes réservoirs parementés, pourvus de gradins, de perrons ou de débarcadères ; aménagé des pentes, des esplanades comme à Vat Phu, au Prah Vihear et à maints endroits, pour asseoir leurs monuments. Ils ont connu les égouts, nous en voyons à Angkor Thom, des canalisations compliquées. Ils élevaient des digues autour de leurs villes — ou des remparts ceints de douves.
Toutes ces manifestations de leur activité et de leur ingéniosité ne se bornent jamais à des demi-mesures, mais atteignent toujours à des grandeurs émouvantes. Rien ne les fit reculer. On n’a même jamais l’impression qu’ils aient hésité.
Les divinités inspiratrices de tels efforts, du haut des piédestaux humides d’eau lustrale, avec le calme sourire que les sculpteurs leur donnèrent, furent satisfaites sans doute, puisque pour elles, la terre et la roche étaient soulevées jusqu’à l’horizon lointain, dont leur regard tutélaire détermina les limites.
XXXIX
modifier9 janvier.
La levée du plan de Bantei Chhma m’a demandé dix jours de travail ininterrompu, de l’aube à la nuit. Aucun temple du Cambodge n’est plus ruiné, aucun n’est si vaste ; et nulle part je n’ai trouvé autant d’épines et de ronces. Mais nulle part non. plus, je n’ai éprouvé émotion aussi profonde à étudier sur place des pierres et à les réédifier une à une sur le papier.
Ce groupe est l’un des plus anciens du Cambodge et se place à la fin du VIIIe siècle environ. Il est aussi, je crois, le plus étendu des temples du monde. Il en est, le plus éloigné d’Europe. Les plans hâtifs que L’on en possédait étaient presque entièrement faux : je m’en suis convaincu. Et je donnerai quelques chiffres, car seuls ils auront l’éloquence et l’autorité suffisantes.
Une première enceinte en blocs de limonite de quatre mètres de hauteur et de soixante centimètres d’épaisseur décrit un quadrilatère de huit-cent-trente mètres Est-Ouest sur six cents Nord-Sud. Elle est entourée d’un fossé à gradins de soixante-cinq mètres de large. Extérieurement et à deux cents mètres des quatre portes centrales de cette enceinte, se dressent, sur les axes prolongés, quatre temples, eux-mêmes bordés d’enceintes et de fossés, mesurant en moyenne vingt-cinq mètres sûr trente-huit. Le temple de la porte Sud est doublé. Un sixième s’élève en outre à une centaine de mètres de l’angle Sud-Est de l’énorme enceinte. Tous ces. temples extérieurs étaient surmontés d’une tour à quatre visages. Telle est l’imposante ceinture d’édifices dignes de celui que nous allons parcourir.
Des chaussées-digues de treize mètres de largeur, dallées, franchissent ces fossés et accèdent à chaque porte axiale. Des géants de deux mètres de hauteur soutenaient le parapet-naga. Les quatre portes étaient quatre tours de huit mètres de hauteur. Des Garoudas dressés en flanquaient les coins.
Entrant par l’Est, nous voyons d’abord, à droite, un vaste bassin de soixante mètres, bordé de quatorze gradins, un nouveau monument, puis, couverte d’herbe, une belle et vaste terrasse basse, dont les Nagas jonchent le sol. Ses proportions étaient de vingt-huit mètres soixante-dix sur vingt-cinq mètres trente.
Une nouvelle enceinte, formée d’une colonnade et de son appentis ; le mur intérieur, couvert de bas-reliefs comme à Angkor Vat, sur une hauteur de deux mètres soixante mesure deux-cent-quarante-neuf mètres Est-Ouest et cent-quatre-vingt-un mètres Nord-Sud. Chaque face est percée d’une porte monumentale formée de trois porches, surmontée de trois tours et mesurant cinquante-six mètres de longueur. Cette ceinture vivante où fourmillent les guerriers par milliers et où se déroutent des scènes de la vie des anciens Khm ers est en partie écroulée. Aux quatre angles, quatre tours renversées.
Et l’on pénètre dans le temple proprement dit. Une colonnade superbe, avec double appentis, décrit la croix perpétuelle dans une nouvelle colonnade d’enceinte de vingt-cinq mètres sur trente. La frise, qui court de colonne en colonne, de un mètre cinquante de hauteur, est ornée sans interruption de danseuses les bras levés et séparées entre elles par des fleurons ou des Nagas épanouis. Les hautes fenêtres du mur d’enceinte sont barrées de colonnettes en pierre tournée.
Sur un espace déterminé par une nouvelle galerie voûtée, trapue, obscure, et mesurant cent-trente-cinq mètres Est-Ouest et cinquante-cinq mètres Nord-Sud, ce ne sont que galeries se recoupant, cours soit à colonnades, soit exiguës, édifices secondaires, tracés dans une ordonnance compliquée et dont toute la surface considérable des murs est ornée à profusion.
Extérieurement à ce centre monumental, fantastique, mais toujours dans l’aire déterminée par la colonnade des bas-reliefs, aux axes Nord, Sud et Ouest, s’élèvent de nouvelles tours, ceintes de leurs galeries et flanquées dé nouveaux édifices qui alternent avec de vastes bassins parementés.
Dans les espaces libres — il en reste — des murailles de trente-trois mètres de longueur reviennent à angle droit et déterminent des cours. Dirai-je que dans ces cours se dressaient de nouveaux édifices ; qu’au Sud et au Nord de la première colonnade, il y a deux admirables édicules élevés sur un soubassement de trois mètres soixante où sont sculptés, sur chacun d’eux, quarante-neuf géants, les bras levés et grimaçants ; que les portes principales sont précédées de terrasses cruciales ?
Cet ensemble que l’imagination accepte difficilement dressait donc cinquante-cinq tours dont la moitié sont flanquées des mêmes quatre faces humaines que nous avons vues au Bayon. Trois seulement de ces tours n’ont que six mètres de haut. Les autres varient de huit à quatorze mètres. Je pense que selon une progression apparente encore, celles des sanctuaires étaient plus élevées : elles sont écroulées.
Les voûtes des galeries atteignaient, les plus basses, quatre mètres cinquante au-dessus du dallage. Partout, ce ne sont que portes et portes fausses ou murées ; fenêtres à balustres, fausses fenêtres. Chaque tour mesure environ dix-huit mètres carrés de base. Cette levée de pierres étonnante repose sur un soubassement mouluré. Le tout était plafonné. Au sommet branlant d’une tour, une pierre conique émergeant du lotus épanoui porte la mortaise d’un mât terminal.
A l’Est de tout cet ensemble, au delà du petit temple extérieur, un réservoir de un kilomètre et demi environ sur un kilomètre Nord-Sud, fut creusé. La terre enlevée forme la digue qui le détermine, et qui fut en outre parementée de hauts gradins. Une belle terrasse à étages, de soixante mètres selon l’axe Est-Ouest, le domine sur son bord Est. Au centre de ce lac qui n’est plus qu’un marécage, sur une île, on trouve encore un nouveau temple bordé d’une enceinte, mesurant vingt-sept mètres sur trente-sept, des fossés de dix-sept mètres de large — et précédé de nouveaux bassins !
Considérant Bantei Chhma, ses abords et les dispositions prises pour son édification, il faut tenir comme certain que cinq kilomètres carrés de terrain furent remués et qu’un quadrilatère de plus de six cents mètres sur cinq cents fut effectivement couvert de pierres sculptées. Les carrières se trouvent cependant à plus de vingt kilomètres de là. Actuellement, le désert s’étend au Nord jusqu’au Siam, et l’on met deux journées de marche active pour franchir celui qui sépare des régions habitées du Cambodge.
Du temple, tout est écroulé. Des tours dont à peiné le tiers reste debout, ne sont que des monceaux de matériaux de huit, neuf mètres de hauteur. Des édifices ont été complètement sapés. Aucun temple du Cambodge ne fut à ce point dévasté, et là, la végétation presque absente, en dehors des ronces, n’a pu être cause du moindre effondrement.
On retrouve un grand nombre d’aménagements postérieurs à son édification. Des communications inter-galeries ont été changées. Ici, des portes nouvelles furent ouvertes. Là, au contraire, on en voit d’hermétiquement murées, En lisant le plan, on s’aperçoit que pour passer dans des parties mitoyennes, il fallait faire des détours compliqués. Ailleurs, des portes viennent buter les unes contre les autres et leurs frontons sc ulptés se font face à soixante centimètres l’un de l’autre. Enfin, un grand nombre de figurations du Bouddha se mêlent aux sculptures brahmaniques.
Sans verdure presque, ce chaos apparaît farouche sous le soleil. On dirait d’une tempête de pierres. Tout le jour, les dalles sont brûlantes. Il faut y avancer avec précaution, car on sent les écroulements bouger encore sous son pied. Des tours sont à leur instant critique d’équilibre : il semble qu’un bruit même va les faire s’effondrer. Et sur cette dévastation de colonnes couchées, de portiques arrachés, on voit, de loin en loin, les grandes faces calmes des prasats, qui sourient. Dieu formidable ! est-ce de cette mort et de cette dévastation que tu souris, ou bien des souvenirs sur lesquels se sont fermés tes yeux de pierre ?
XL
modifierL’idée admise jusqu’à ce jour est que le Cambodge serait, une colonie indoue et qu’il devrait à l’Inde seule sa grandeur passée, ses richesses, et l’on ne s’est attaché seulement qu’à ses dogmes et à sa mythologie.
Si l’on peut évidemment prétendre que, sans l’Inde, ce pays ne serait jamais parvenu au point où il est parvenu, il ne faut pas oublier de noter, ce que l’on a trop oublié de faire, à mon sens, qu’il présentait un terrain tout préparé pour la semence et que sa civilisation économique étant accomplie, débarrassé de préoccupations d’ordre matériel, il était prêt à servir les spéculations religieuses et intellectuelles que devait lui inculquer l’élite qui l’avait choisi comme terre d’élection.
Avant notre ère, les Chinois s’y livraient au commerce, y écoulaient leurs marchandises, intéressés à provoquer des besoins auxquels ils pouvaient seuls répondre. Il y eut donc à ce moment une ascension sensible de l’état sauvage des peuplades aborigènes, un éveil, si l’on veut, de toute une vie économique. Et ce qui prend une singulière signification, c’est que ce commerce chinois — exclusivement chinois — non seulement ne fit que prospérer pendant toute la période indoue, mais demeure encore de nos jours à l’état de monopole, au point qu’une boutique cambodgienne est chose presque inconnue au Cambodge.
Les récits chinois que nous possédons dès l’an 222, et qui s’échelonnent de siècle en siècle jusqu’à la fameuse relation de Tchaou Ta-Kouan en 1265, date où l’apogée khmère est déjà consommée, nous révèlent cet état de choses que confirme l’état actuel du pays.
Les poids cambodgiens, par exemple, n’existent pas et les unités de mesures dont on se sert sous des noms cambodgiens, ne sont autres que les poids chinois. Sur les bas-reliefs du Bayon, ce qui nous reporte au IXe siècle, j’ai relevé une jonque de modèle incontestablement chinois, semblable en forme, en capacité, en gréments aux jonques chinoises modernes qui transportent le riz. Les quelques rares industries du Cambodge font venir en grande partie leurs matières premières de Chine ; je ne citerai en exemple que le plomb vitrifié utilisé à l’ornementation de tous les frontons de pagodes, des socles des bouddhas, et qui est importé de l’Empire du Milieu au prix de 13 francs les 60 kilos.
C’est en vain que l’on chercherait dans une case cambodgienne un objet indou quelconque, de même que je les ai cherchés en vain sur les bas-reliefs des temples. Le lit, la coupe à eau, les armes, les rares objets insignifiants de cette case et des basreliefs sont ceux de tous les peuples primitifs, ceux que l’on retrouve en pays moï — en un mot ceux que tout homme jeté nu sur la terre trouve naturellement et immédiatement. La case, la pagode, le costume cambodgiens n’ont absolument rien d’indou, voilà ce qui n’a pas été assez remarqué et ce qui autorise mes assertions.
Je donnerai ailleurs tous les arguments qui conviennent mais dont l’énoncé seul serait ici trop long. Ce qu’on doit, je crois, retenir, c’est que l’on peut voyager dans tous les sens du pays sans retrouver rien d’économique d’origine indoue, tandis qu’à chaque pas l’on rencontre des industries, des ustensiles, des parties de vêtements, des aliments qui sont chinois.
Tout ceci établi, nous voilà face à face avec les monuments. Sont-ils indous ? Ils sont indous par leur destination et ce sont des idoles indoues qu’ils abritèrent. Mais ne nous y trompons point, là s’arrête la parenté et là commence cette extraordinaire et admirable personnalité du peuple khmer. Qu’un Makara apparaisse à un tympan et que Krisna soulevant la montagne pour protéger ses bergers, figure sur un fronton, voilà les conséquences des religions et des mythologies communes. En réalité, ces représentations ne pouvaient pas ne pas être là, puisque nous savons d’autre part que les Khmers étaient sans religion et sans mythologie.
Mais les monuments ont un plan différent de celui des édifices indous ; ils sont même de conception opposée puisque le principe essentiel d’un plan indou exige la diminution de la hauteur des tours à mesure que l’on approche du sanctuaire alors que les tours khmères grandissent progressivement jusqu’au Saint des Saints.
Une telle divergence de vues dans l’ordonnance générale et fondamentale d’un ensemble est assez suggestive et le parti khmer au point de vue décoratif et de l’effet ne laisse pas d’être préférable, puisqu’il montre, aux foules, non pas une porte et une enceinte qui cachent tout le reste, mais au contraire, une totalité d’édifices progressivement ordonnés.
Ces constatations vont à l’encontre des idées généralement admises, puisqu’il est entré dans l’habitude des plumes de savants même autorisés, d’écrire trop souvent les temples indous du Cambodge.
Dès le VIe siècle, époque à laquelle les premiers édifices en pierre s’élevèrent au Cambodge qu’y avait-il dans l’Inde ? La question est d’autant embarrassante, qu’il n’y avait rien de semblable. Les temples indous, antérieurs aux temples cambodgiens, n’étaient que des caves aménagées, sculptées dans le roc, superbes sans doute, mais dont on ne trouve pas une réminiscence au Cambodge. Le Gandhara nous a conservé de vastes stupas, également antérieurs à l’époque héroïque du Cambodge, stupas hémisphériques couronnés de parasols de pierres à cinq étages dont pas une réplique même approchante n’existe en pays khmer.
Si donc l’architecte indou avait inculqué sa science à l’ouvrier khmer, pourquoi ne lui aurait-il pas transmis des principes d’édification en pratique dans l’Inde depuis des siècles, et comment aurait-il fait surtout pour lui transmettre des plans et des procédés qu’il n’avait lui-même jamais utilisés, qu’il ne devait jamais utiliser, et qui lui étaient sans doute inconnus ?
C’est par conséquent abandonné à lui-même, semble-t-il, que le constructeur édifia au Cambodge ces monuments qui devaient l’illustrer. Comment s’y prit-il ? Comme tous les peuples primitifs disposant de moyens restreints s’y prirent pour construire en pierre, c’est-à-dire en copiant simplement et en agrandissant la maison en bois. Cette maison en bois, nous la connaissons : elle figure sur les bas-reliefs, c’est celle de nos jours. Et voilà donc la solution capitale et définitive du problème : on retrouve de Bantei Chhma à Angkor Vat, les toits emboîtés, les pignons superposés, les portes désaxées, les fenêtres encadrées et placées à la hauteur d’un homme assis sur le sol, et les galeries-colonnades de cette maison en bois.
Non seulement on reconnaît toutes ces formes particulières, mais les pierres mêmes sont traitées comme des planches et des solives ! Et n’est-ce pas parce que les Cambodgiens étaient incapables de concevoir autre chose, que nous constatons dans leur architecture cette absence d’évolution du premier siècle au dernier : ce qui permet de dire avec quelque raison que les Indous ont trouvé au Cambodge, en plus d’une vie économique florissante, une architecture déjà existante et que leur rôle se borna principalement à remplacer le bois par la pierre ?
Ainsi, grâce à eux, le génie Khmer a été rendu immortel. Ils l’ont sollicité dans une mesure extrême. Ils lui ont imposé, non pas des formules nouvelles, mais des prétextes et des moyens nouveaux de se manifester. Et je ne peux reproduire ici en conclusion que la phrase écrite au début de cette discussion dans le but de la provoquer : Les temples Khmers ne sont indous que par destination. Avancer que des architectes indous en réglèrent la construction serait jouer sur les mots, puisque nous savons désormais que ces architectes, quels qu’ils fussent, n’ont fait que copier les maisons du pays, qu’ils en ont respecté toutes les dispositions et les profils. La pagode d’argent construite il y a quinze ans à Phnom Penh l’a été par des Français — allons-nous dire que son architecture est française ?
Je terminerai ces vues d’ensemble dont on se défie un peu aujourd’hui, mais qui pourtant résument en elles cent observations minutieuses, cent faits concordants dont seules peuvent s’étayer des discussions techniques et spéciales, par de nouvelles investigations aiguillées cette fois à travers l’héritage purement indou des Cambodgiens.
Où devons-nous trouver trace de cet héritage ? Evidemment dans le domaine religieux et mythologique. Elles sont alors nombreuses. Le Râmâyana et le Mahâbhârata sont les poèmes nationaux, très peu modifiés par les Cambodgiens. Le panthéon indou se reconnaît sous toutes les appellations khmères. La langue renferme un grand nombre de mots sanscrits, pâlis, intacts ou dénaturés et concernant généralement la religion, le culte, la philosophie et la royauté. La cythare des bas-reliefs khmers est pareille à celle des balustrades des stupas du Gandhara. Les bijoux des femmes sacrées d’Angkor viennent en droite ligne de l’Inde.
En résumé, on retrouve dans le Cambodge héroïque un fond nettement primitif et aborigène qui se laisse immédiatement reconnaître si l’on en retranche d’une part l’état économique et tout ce qui en découle qui est chinois ; de l’autre, l’état intellectuel et tout ce qui en découle qui est indou. Rendu possible par celui-là ; inspiré et exalté par celui-ci, l’art khmer apparaît dans toute son originalité : il invente le Naga, cette conception unique, la tour à quatre visages, le Garuda-cariatide, les terrasses sur colonnes de Beng Méaléa, les toitures de Vat Phu, en un mot cent éléments qui peuvent être placés dans les premiers rangs des manifestations les plus belles de l’art universel.
XLI
modifierIl n’est pas possible de suivre chronologiquement l’évolution de l’art khmer, pas plus que de formuler à son sujet des règles certaines. L’épigraphie nous a donné de nombreuses dates d’édifications de temples ; et j’ai souvent constaté qu’il n’y avait pas coïncidence entre elles et les dates qu’exigerait un processus artistique logique.
Partant de la quasi-certitude que les Khmers avant leur indouisation ne savaient pas et n’avaient jamais construit en pierre, puisque rien ne reste de l’époque pré-indoue, il semblerait qu’on puisse vaguement suivre dans la succession des monuments un perfectionnement graduel qui pourrait permettre d’établir l’évolution d’une science partie du néant.
D’une extrémité à l’autre du pays, on remarque les mêmes erreurs, on ne relève aucun progrès dans la construction. En outre, une grande partie des plus beaux morceaux de sculpture se trouvent dans les groupes classés les premiers par l’épigraphie, alors que les mêmes morceaux correspondants — les Tévadas par exemple — sont d’une infériorité frappante à Angkor Vat, le temple le plus récent.
On se trouve devant un nombre considérable de monuments : Prah Khan, Ta Phrom, Prah Vihear, Bantei Chhma, tous de grandes dimensions, mais qu’aucune progression ne classe, qui semblent tous contemporains, dont l’art est identique en exécution, inspiration et composition, alors que les inscriptions nous certifient que près de quatre siècles s’écoulèrent entre leur construction.
Essayons de nous diriger, dans ce labyrinthe, et de découvrir sur ces murs fleuris, un élément décoratif quelconque qui, par son apparition dans Un temple déterminé, nous permettrait de le classer selon la logique, avant ou après tel autre. Je n’en ai pas découvert.
On trouve dans les uns et dans les autres les mêmes rinceaux, les mêmes feuilles couchées, les mêmes rosaces, d’une exécution inégale, et de reliefs variables dans un même groupe. On voit dans les bas-reliefs de Bantei Chhma, la scène du ciel et de l’enfer, représentée et disposée de la même façon qu’à Angkor Vat ; des tours à quatre visages à Bantei Kedei et à ce temple énorme d’où nous venons, ainsi que des Garoudas dressés aux angles des portes d’enceinte.
Des Tevadas-cariatides soutiennent les assises de la grande terrasse d’Angkor Thom, nous avons remarqué les semblables à Bantei Chhma. Des linteaux particuliers formés de danseuses sont à la fois à Prah Khan et au Ta Phrom. Les géants portant le Naga, ornent les digues d’Angkor Thom et celles de Bantei Chhma. Les petits édifices à fausses demi-voûtes se rencontrent un peu partout. Un peu partout aussi j’ai trouvé des gardiens sacrés, les mains appuyées sur leur massue. Sur les trois immenses successions de bas-reliefs qui ornent Bantei Chhma, le Bayon et Angkor Vat de deux siècles en deux siècles, il n’y a pas un objet quelconque, un ornement, un costume, un bijou particulier à un groupe et qui ne figure dans tous. Je pourrai, durant des pages, poursuivre l’énumération ; et si pourtant, on relève de temps à autre de légères différences d’interprétation ou de conception, elles sont telles qu’aucune d’elles ne saurait être placée postérieurement ou antérieurement à une autre.
Si, croyant pouvoir tirer une conclusion de ce que le Bayon est pyramidal ainsi qu’Angkor Vat, marquant ainsi sur les monuments plans un progrès architectural et décoratif, nous voulons nous baser sur ce progrès pour établir un système, il s’écroulera immédiatement. Bantei Chhmà renferme un groupe pyramidal d’un effet remarquable et Beng Méaléa, presque contemporain d’Angkor Vat est entièrement plan.
Allons-nous formuler que les lois de la décoration khmère, suivant le grand principe universel d’aller du simple au composé, ont compliqué les éléments décoratifs, à mesure qu’elles vieillissaient ? Nous tomberions dans une erreur. J’ai parlé des fantastiques linteaux de Bakong et de Loléy. Ils sont dix fois plus compliqués que ceux d’Angkor Vat, bien que leur étant antérieurs. On a constaté la simplicité de Beng Méaléa, certainement postérieur à tous les autres groupes ; Dès Bantei Chhma, on trouve le Naga que chevauche le Garuda, alors que le Naga de Bakong est épais et fruste. On comprend du même coup que vouloir adopter le système opposé : aller du composé, du compliqué au simple, n’est pas possible.
J’avais pensé un moment, que la sculpture décorative des monuments était devenue, conformément aux exigences de l’architecture, de plus en plus superficielle à mesure que les édifices se multipliaient. J’ai trouvé trop d’exemples du contraire pour persister dans cette idée. Si l’on veut en effet, que des conclusions archéologiques aient toutes leur valeur, elles doivent découler d’arguments indiscutables. Une indécision, une contestation, une seule exception peut tout renverser.
Ainsi donc, après des années d’études, sur les lieux, possédant près de deux mille clichés photographiques, le relevé méthodique des bas-reliefs, et les plans en main, ma conclusion provisoire est qu’on ne peut pas conclure et qu’il est impossible, à mon sens, de déterminer, dans l’état actuel de nos connaissances, l’évolution de l’art khmer, puisque l’on ne peut relever un indice quelconque sans en trouver immédiatement et dans la même place, un nouveau qui l’infirme.
Cette constatation a son importance et ses causes. Or, dans cette question, les causes sont connues. Mais comme elles n’étaient a priori que des suppositions, elles se trouvent confirmées par cet imbroglio, puisque seules, elles ont pu le provoquer.
La décoration si peu uniforme d’un même temple, ce côtoiement de morceaux remarquables et de parties maladroites, proviennent ainsi qu’on était en droit de l’imaginer, de la variété des artistes employés et non pas des époques successives, nécessaires à l’édification du monument. Un sculpteur travaillant en l’an 900, peut avoir été plus adroit que tel autre travaillant cent ans plus tard. Comme nous n’avons pas pour nous guider une transformation de l’art, les différences de métiers ne sauraient donc en tenir lieu.
Pourrions-nous d’autre part nous guider avec prudence d’après les meilleures sculptures des temples, comparées entre elles ? Pas davantage. Tel temple, par exemple, se trouve à l’extrémité du pays, alors que la capitale accapare tous les meilleurs artistes, qu’une cour et de hauts personnages payent mieux. Ce temple peut par conséquent bien être contemporain de tel autre édifié près d’Angkor et toutefois lui être inférieur, les meilleurs ouvriers ayant été accaparés.
Quelles sont les causes de cette fixité singulière de l’art khmer, qui, de la première époque à la dernière, demeure semblable à lui-même ?
La diversité des parties du royaume, les rivalités, les races différentes même qui le composaient, ont peut-être empêché l’évolution logique d’une seule école. Il y eut des mélanges, des emprises et des sauts en avant, des retours en arrière, qui motivent cette absence d’unité, de progression régulière que nous trouvons toujours dans toutes les époques de culte, de politique et de convictions uniformes. Le nombre, la grandeur et l’édification successive et précipitée des monuments n’indiquent que la volonté de cette classe dirigeante que rien ne faisait reculer et qui était seule soumise aux fluctuations d’une théogonie introduite complètement depuis peu.
N’est-ce pas là, ajouté à ce que je disais au chapitre précédent, les motifs de ce déséquilibre que l’on constate entre la médiocrité de la construction proprement dite, œuvre du peuple obscur qui se défend et garde en lui des impulsions ou des inerties profondes, et la splendeur du programme élaboré par l’aristocratie qui sut insuffler aux artistes la flamme et l’envol qui devaient racheter la pauvreté de l’architecture ?
Certes, l’indouisation intellectuelle et religieuse du Cambodge ne s’est pas faite brusquement. De l’époque reculée où elle pénétrait lentement, il ne nous reste pas d’édifices, ni aucun motif décoratif dont l’apparition lointaine, certifiée par l’histoire et l’épigraphie, nous donne un point de départ précis.
Comment, concurremment avec la littérature définitivement introduite au VIe siècle, et dont ils s’inspirèrent, les éléments d’origine indoue de l’art décoratif khmer se transformèrent-ils au Cambodge et s’adaptèrent-ils à ces cerveaux neufs et primitifs encore ; par quels tâtonnements la pierre succéda-t-elle au bois ? — voilà de belles questions dont il importerait de démêler la solution à travers une transformation de peuple, telle qu’on en chercherait sans doute en vain, dans le monde, des résultats comparables.
Au point de vue purement plastique, le problème m’apparaît d’une clarté parfaite. On découvre aisément les phases du remplacement du bois par la pierre. Je le démontre par ailleurs tout au long [1]. Ici, je me bornerai à dire qu’en plan, élévation et coupe, un monument khmer en pierre peut être exécuté exactement de la même façon en bois, dans tous ses détails, et qu’on retrouve même dans le traitement du grès des particularités de métier propres au traitement du bois.
Les artistes khmers étaient de merveilleux sculpteurs sur bois depuis une époque que nous ignorons, lorsqu’ils se mirent à sculpter la pierre. Il y eut une utilisation spontanée de principes séculaires communs, et de tout ce qui était purement décoratif. Les constructeurs débutaient, mais les sculpteurs changeaient seulement d’échafaudages.
Les constructeurs sortaient du peuple réquisitionné, du peuple ignorant, qu’il était impossible de dresser, d’instruire — de là la médiocrité perpétuelle de leur œuvre. Mais les sculpteurs étaient capables de puiser leur inspiration aux sources mêmes, de par leur nature supérieure et leur imagination féconde — de là la rareté et la splendeur de leur œuvre. Nous étions arrivés, quelques paragraphes plus haut, à ces mêmes constatations par des chemins différents.
Au même moment, dans l’Inde d’où venaient littérature et religion et au Cambodge, les premiers monuments en pierre furent édifiés, en raison probablement des rapports constants qui joignaient les deux pays et mêlaient, de longue date, leurs intelligences. Mais ce qu’il y a de tout à fait remarquable, c’est que le synchronisme des deux peuples s’arrête là, je l’ai dit, et leurs arts, leurs conceptions architecturales deviennent différents.
Ce fut au Cambodge quelque chose de particulier, de personnel, qui se manifesta désormais. L’Indou et le Khmer quoique de races séparées avaient allumé leurs torches au même foyer, au même moment, puis partirent chacun de son côté. Il est incontestable que le sauvage la porta plus haut que l’antique civilisé dont il était tributaire. Quel bel exemple de génie, de foi — et d’enthousiasme !
Dans une telle éclosion, et étant donné tout ce que j’ai résumé précédemment, qu’y a-t-il d’étonnant que nous ne trouvions ni méthode, ni filiation, mais des agissements supérieurs dès l’origine ; un art en apparence nouveau, mais qui déjà portait en lui lors de sa transposition dans le grès, ses formules et sa pratique ; — des hommes enfin qui jetaient à la fois la graine, la fleur et le fruit d’un lotus qu’ils ne cueillaient pas tige à tige, de saison en saison, mais depuis qu’ils étaient nés et à grandes brassées.
Chacun, habile ou maladroit, apportait son ciseau. Ni de mesure ni de méthode, mais du génie et de la pratique. Cet art est un miel fait par toutes sortes d’abeilles. Il est comme une rumeur confuse. Et si la beauté peut se passer de règle et de méthode ; si elle est la manifestation essentielle de l’âme et du cœur des hommes ; si elle doit, sans que rien puisse la retenir ou la maîtriser, fleurir jusqu’à son dernier bourgeon, — elle a trouvé au Cambodge le principe vital, l’air généreux, le soleil et les mains ferventes qui lui étaient indispensables et qu’aucun pays n’a possédés peut-être dans une telle mesure.
- ↑ Recherches sur la vie des anciens Cambodgiens, d’après les bas-reliefs et les documents. — (En préparation).