À l’ombre d’Angkor/VII
XXIX
modifier2 décembre.
Beng Méaléa, à quinze heures de charrette d’Angkor, à l’Est, ce temple situé sur la chaussée qui réunissait la capitale au grand Prah Khan et à Kokher, à cent-cinquante kilomètres au Nord-Est.
Il est douloureux de voir la floraison ornementale des vieux temples, impitoyablement détruite et gisant dans la floraison souple et vivante de la terre. De cet art que rien n’égale, un nombre incalculable de manifestations sont enfouies, brisées, blocs informes.
De ce temple, où les constructeurs ont travaillé un grès bleuté et fin comme du marbre avec une science, une maîtrise jamais surpassées ; de ce temple presque aussi vaste qu’Angkor Vat, qui est à l’art khmer ce que la Sainte-Chapelle est au gothique, et qui ne laisse voir en ses parties respectées que des chefs-d’œuvre de finesse et de variété, les quatre cinquièmes ne sont que débris.
Si pourtant, les sombres guerriers victorieux n’avaient pas, ivres de leurs conquêtes ou de leur libération, porté une destruction première en ces monuments, la végétation n’aurait pu s’épanouir en si complète liberté. Les tours des sanctuaires parfaitement construites, surtout ici, restées debout, n’auraient jamais permis aux racines de glisser et de se gonfler entre leurs pierres si bien jointes.
Les galeries négligées par les vandales sont restées exactement semblables à elles-mêmes, entre leurs murailles massives où l’on ne distingue même pas les joints des pierres. A l’abri de leurs voûtes ni les mousses, ni la plus fine liane n’ont pu trouver vie. L’humidité seule délite un peu la pierre dans le bas, et les mystères d’une ombre séculaire semblent interdire d’entrer même aux fauves.
Les sanctuaires, au contraire, sont presque toujours bouleversés de fond en comble, précisément parce que la rage de la guerre ou des révoltes les visèrent surtout. Et c’est alors, sur ces cadavres ouverts en plein ciel, que les rampements des lianes ont apporté l’humus nécessaire aux jaillissements des arbres dont les racines ont achevé la ruine. Si l’on recherchait avec soin, et si on les dégageait des monceaux qui les écrasent, on exhumerait beaucoup de chefs-d’œuvre non seulement intacts mais en bien meilleur état que ceux qu’il nous est donné de contempler librement. En effet, la destruction, ayant en somme suivi d’assez près la construction, les blocs écroulés se protégèrent les uns les autres. En se glissant, lorsqu’on le peut, et c’est le cas du sanctuaire de Beng Méaléa, par un trou dans l’écroulement, on trouve, au fond, une Tevada qui sourit et une colonnette polygonale, baguée de boutons de lotus. Protégées des pluies séculaires par la colossale superstructure, les sculptures ont gardé l’éclat, le poli, la vigueur de leur exécution ; tandis qu’en plein air, des linteaux ayant basculé sur leurs angles ont offert aux pluies du ciel et à la chute des branches, leurs coques gracieuses, le geste d’un dieu, le calice épanoui des lotus : et tout s’est effacé.
Ce serait une grosse erreur de croire que parce que l’on possède vingt linteaux d’un groupe, il importe peu d’en avoir soixante. Pour ne citer qu’un tout petit motif, je prendrai la frise qui court en guirlande, sous l’entablement de tous les édifices de Beng Méaléa. Elle varie non seulement sur chaque édifice, mais encore sur chaque face d’un même édifice.
D’un principe général, qui est celui du cœur et de pendeloques alternées, elle fleurit de vingt façons différentes. Au sanctuaire, elle est faite de rinceaux et de culots, de lotus et de petites volutes. Sur l’édifice Sud-Ouest, au centre de chaque cœur, surgit une tête de Hamsa et sur le soubassement de ce même édifice, utilisée alors en plate-bande, la Hamsa est remplacée par un torse de personnage en prière. Ailleurs, ce personnage alterne avec la Hamsa. Sur la troisième enceinte, l’oiseau alterne avec des enroulements et aucun de ces enroulements de feuilles n’est semblable au suivant. A la colonnade cruciale, le personnage en prière est remplacé par des danseuses, des hommes tirant de l’arc, portant des fardeaux, luttant, et les pendeloques forment pompons de perles.
Il n’est pas facile de dire quelle est la plus belle de ces variétés, car elles sont toutes charmantes et délicieusement exécutées. Plutôt que de les supposer semblables, il est donc plus exact d’imaginer les motifs perdus différents de ceux que l’on retrouve. Ainsi que la nature qui, dans la même forme, a su varier les beautés à l’infini, les décorateurs khmers ont su varier à l’infini les formes initiales qu’ils possédaient.
On reste dans les limites étroites de la vérité en disant que dans un seul temple, il existe plus de formes de lotus, obtenues, soit par la stylisation, soit au contraire par la copie fidèle ou des factures différentes, qu’il n’en fleurit dans les larges fossés qui l’entourent.
Si les décorateurs cambodgiens ont usé de cette prodigieuse faculté de la multiplication, parfois avec excès — à Angkor Vat par exemple — et toujours avec une certaine ostentation, ils ont su, ici, modérer leur génie dans l’exacte mesure. De sorte que chaque chose ayant son importance rigoureuse, il émane de Beng Méaléa une harmonie puissante et sobre, qui permet de placer ce temple le premier parmi les premiers, et de le considérer comme le prototype, l’exemple classique et épuré de l’art khmer.
Les murailles des galeries, plus hautes que partout ailleurs, sont unies, appareillées avec un soin extrême et unique, et faites de matériaux particulièrement choisis. Elles reposent en retrait sur de larges assises, d’un relief accentué, ce qui donne à l’ensemble de la puissance, et l’attache fortement à la terre. Et seulement dans le haut, dans le ciel, au-dessus de la belle nudité polie des murs que percent simplement des fenêtres haut situées et horizontales, la frise dont je parlais tout à l’heure souligne une corniche au profil énergique, perlée de lotus.
Mais toutes les richesses de l’art décoratif et de la ciselure sont accumulées sur les portes. Le système de plan de Beng Méaléa les a en effet multipliées en nombre incalculable. Et ces linteaux, ces pieds-droits couverts de fleurs et de légendes prennent un caractère d’autant plus somptueux et rare, qu’ils sont entourés de vastes perspectives austères et simples.
Tout ceci, rapidement décrit, que pourrai-je ajouter qui ne soit particulier, technique, et dont je ne veux pas qu’il soit question dans ces notes d’impressions et de peinture ?
XXX
modifier4 décembre.
Le charme sylvain de Beng Méaléa est celui de tous les temples perdus en forêt. A les considérer, sans mêler rien d’intellectuel, de philosophique sans s’abandonner à des désespérances que l’on, peut porter en soi, ils n’ont pas la tristesse que l’on pourrait supposer, mais au contraire, une gaîté calme, une heureuse sérénité. Ils ont le sourire des vieillards.
Le soleil les éclaire par taches. Des troupes de singes bondissent dans les arbres de sommet en sommet, lancés comme des projectiles par la dé tente des branches. On voit sur les écorces lisses les traces profondes des ours à miel. Dans les galeries et les angles de murs, les termitières bombent leurs circonvolutions comme de monstrueuses cervelles. Les pas sont amortis par l’épaisse couche de l’humus et des débris pulvérisés par le temps.
Pas une fissure, pas une crevasse ne reste béante. Des feuillages s’y suspendent dans une immobilité de parure. La chaleur, le vent toujours atténués, laissent un peu d’eau, longtemps après les pluies, dans les bassins sacrés. Les mousses leur donnent des tons changeants. Le jour qui passe à travers les voûtes des feuillages en prend la couleur, frôle les saillies des décorations ou miroite sur les larges feuilles des orchidées épanouies comme des mains ouvertes. Les troncs clairs des arbres sont mauves.
La magie des reflets, les doigts patients de l’usure, les mousses et les guirlandes donnent aux pierres une sorte de vie végétale. Le rinceau du sculpteur et la vivante tige se confondent et l’on ne sait, si le vent se levait, lequel des deux tremblerait. Les dessous d’entablement sont insondables : des fragments ensoleillés les couronnent. A l’angle d’une muraille, une danseuse divine sourit dans la lumière soudaine, et une grosse touffe d’orchidées épanouie au-dessus d’elle met une ombre de fleur sur son geste de femme. Ailleurs, sur les fronts bombés de l’éléphant tricéphale, des feuilles larges et vernies remuent comme agitées par la marche du fabuleux animal.
Les troncs se mêlent aux colonnes ; à la feuille de pierre s’attache un jasmin naturel ; au tympan, une chevelure ; à la muraille, un manteau ; la dalle est couverte de sa mousse et la fissure pleine de son eau dormante. La lutte ancienne de la nature et de la pierre s’est figée en une intime union. Les éléments, trop étroitement joints, sont devenus semblables. Les uns et les autres ont perdu leur signification respective. Et si l’on monte dans les superstructures, au-dessus de la tête des arbres, les édifices qui émergent isolés, perdus, brûlés par le soleil et battus par les tempêtes, apparaissent mornes, dénudés et semblent des rochers sur la mer.
Chaque portion de cet ensemble extraordinaire paraît donc vivre pour elle seule. Chacune a son sens bien défini. On ne trouve pas une porte et son appareil, on trouve une féerie. Vingt strophes composent le poème. L’une est chantée au soleil, l’autre dans l’ombre, l’autre dans la nuit. Une buée d’émeraude lie l’ensemble. Dan s le silence sonore, la douce paix vous accompagne et sa main molle caresse toute chose.
XXXI
modifier5 décembre.
Par instants, mon corps plie sous de grandes fatigues. Depuis huit mois je suis en route. Les campements en plein air, la table pliante et le lit de camp, voilà mon foyer. Et la solitude, si l’homme veut la supporter impunément, a besoin d’une volonté toujours en éveil et d’une activité extrême dans le travail.
Depuis quatorze jours j’erre dans Beng Méaléa dévasté. Cette perpétuelle escalade des effondrements, cette gymnastique de pierre en pierre pour atteindre aux points intéressants, ces croquis et ces relevés tracés debout, cette brousse qu’il faut écarter, dont les épines vous tiennent par les vêtements et dont les lacets vous lient par les pieds, tout cela m’a brisé. Le soir, il me faut me débarrasser des tiques qui fourmillent dans la mousse et les bois pourris.
Les nuits sont pleines de bruits étranges. La panthère est venue prendre une cage de poulets, hier, sous ma sala. On a beau se convaincre qu’on ne risque rien, qu’elle ne monte jamais dans les cases et que le moindre bruit la met en fuite, il n’en est pas moins vrai qu’on ne dort pas tout à fait à l’aise dans le voisinage de cette rôdeuse cruelle. Il résulte de toutes ces circonstances une surexcitation que la fatigue favorise et que la solitude entretient.
La tristesse m’envahit alors. Elle est comme un voile qui s’étend sur chaque chose et que le moindre mouvement agite. Et l’on se trouve désemparé, inactif, ce voile en main — tels ces pêcheurs infortunés, debout sur la rive, leurs filets vides au bout du bras.
J’en viens à me demander si mes efforts seront féconds ; si grâce à eux et à ma conviction, la science au service de laquelle je me suis consacré, fera un seul pas. Ruminant les heures tristes de mon exil, dans l’insomnie ou les inactions forcées, ma jeunesse qui se passe ainsi me montre l’amertume du sort qui lui est fait.
Les lettres de mes amis, qui s’espacent d’ailleurs et me rejoignent irrégulièrement, sont pleines de ce qui me manque. Affection et gaîté entourent immédiatement ceux qui les écrivent. Et si par malheur, je les reçois, ces lettres, en des heures découragées, elles me sont douloureuses comme des blessures qui achèvent. Car dans mon campement où je lutte avec la fatigue, le doute et l’abattement, elles introduisent la nostalgie qui me parle des miens.
Si je puise à même aux poésies débordantes de la nature, aux beautés tropicales et si je trouve en elles un ensemble de joies rares et de nouvelles sensations, n’y a-t-il pas en France des équivalences que j’ai négligées peut-être, et pour lesquelles, tout au moins, j’étais mieux fait ?
Je préfère croire que non ; que la force certaine qui m’a ramené ici au cœur même de ce pays où je suis né et me pousse à étudier son passé, était une des forces obscures de la destinée ; et qu’il est logique dé payer ces satisfactions, des fatigues, des privations qu’elles entraînent, grâce auxquelles on les mérite, mais d’où résultent ces amertumes passagères qui en sont la rançon.
Je voudrais peindre et je n’en ai pas le temps. Ne suis-je pas envoyé ici et — quoi qu’on attende de moi — je dois recueillir une moisson aussi abondante que possible. C’est là une question de confiance.
Qu’il faille, pour l’étude strictement archéologique d’un lieu, des facultés analogues d’observation, de synthèse — je dirai même de méthode — que pour l’étude peinte de ce lieu, la chose ne fait aucun doute, puisque dans les deux cas, les yeux sont les premiers intermédiaires, et qu’on se sert, ici et là, des formes, des particularités et des caractéristiques de la chose étudiée. Savoir si les satisfactions que l’on éprouve à ces deux études sont les mêmes ou différentes, n’a pas à être discuté ici, mais ce que je suis obligé de constater, c’est que je ne fais pas exactement ce pour quoi j’étais destiné, pour quoi j’avais primitivement travaillé et il en résulte une gêne imprécise, provoquée par l’impuissance de faire les deux.
Si après un séjour prolongé dans un édifice, j’en emporte une moisson copieuse de documents, d’observations et même des trouvailles, il se mêle à ma joie le vague regret de laisser autre chose que je pouvais aussi emporter. C’est chaque fois une petite faillite, une trahison — peut-être une négligence. Les effets charmants, les douces lumières, les groupes harmonieux que j’ai entrevus et dont mon âme et mes yeux furent si heureux, mais dont je n’ai pu tenter de fixer sur la toile la fugacité, restent dans ma mémoire un peu comme des remords.
Quoi donc me presse ? Mais tout. Mes fatigues de plus en plus fréquentes. Le temps qui fuit. L’inconnu qui m’attend. Mon inexpérience qui me gêne et me fait peur, mais qui s’atténue chaque jour. Les saisons qui modifient les aspects, ouvrent ou immobilisent les communications. La fièvre qui peut me saisir. Enfin la hâte de pouvoir comparer, vérifier ailleurs ce que j’ai trouvé ici ; la hâte irrésistible de voir, dé connaître autre chose et d’atteindre enfin à tous les points mystérieux du pays.
Le passé khmer est une telle énigme, un monde tel — qu’en l’état actuel de nos connaissances, l’approfondir, c’est encore l’effleurer. Lorsque la vie de beaucoup d’initiateurs et de pionniers se sera passée à fouiller les dépouilles opimes ; que dans toutes les branches des facultés humaines, beaucoup de spécialistes auront trouvé en elles de quoi lasser leur activité et qu’on sera bien convaincu que l’Egypte et la Grèce ne sont pas si riches qu’on le croit auprès de ce lointain Cambodge, on comprendra certainement, alors, l’enthousiasme et la foi qui saisirent ces prévoyants. Tout ce qu’ils auront rapporté de cette terre de feu et de solitude, prendra sa juste valeur.
Dans les heures désenchantées, c’est en ces pensées que je puise un courage et une espérance, qui du moins, eux, ne m’abandonnent jamais.
XXXII
modifier7 décembre.
Plus j’étudie de groupes divers, plus je deviens convaincu que la destruction due à la végétation est en très petite proportion, auprès des ravages commis par les hommes.
Un grand nombre de divinités brahmaniques ont été tailladées à coups de ciseau. Ce fait toutefois ne doit pas prendre une bien grande importance, car dans le même temple, ces mêmes divinités, deux mètres plus loin et tout aussi en vue, sont restées intactes. D’autres temples : Angkor Vat, Prah Vihear, Beng Méaléa ne présentent aucune mutilation systématique des Dieux anciens.
La frénésie d’une révolution, la horde des assaillants passe en trombe, renverse les idoles, brûle, saccage et pille, mais on ne la conçoit pas minutieusement, longuement occupée à gratter sur des bas-reliefs laissés intacts ailleurs, la tête d’une divinité déterminée.
Ces mutilations localisées, toujours à portée de la main, sembleraient plutôt le fait des nouveaux occupants des temples. Leur culte, différent de ceux qui le précédèrent, n’ayant pas eu les mêmes idoles ni le même sectarisme : vishnouïstes par exemple, ils auraient passé leurs loisirs à supprimer les figurations d’une des transformations de Çiva. Ces grattages très particuliers ne sauraient être simultanés à la destruction complète des temples, mais antérieurs. J’ai d’ailleurs trouvé souvent un de ces grattages mêlé aux écroulements.
Dans tous les groupes dévastés, on ne voit jamais d’arbres très vieux. Ils sont tous à peine une ou deux fois séculaires ou d’espèce à croissance rapide : ficus et fromagers qui montent d’un mètre par an. D’autre part, un grand nombre de motifs décoratifs basculés, mêlés à l’effondrement total d’une portion d’édifice, et exposés en plein ciel à toutes les intempéries ne sont guère plus usés que des motifs voisins restés verticaux et protégés. Ceci à de très rares exceptions près. Voici donc quelques faits concordants, qui tendent à démontrer l’écroulement relativement récent des temples.
Les inscriptions, les documents nous apprennent leurs richesses incalculables. Qu’en retrouvons-nous ? Rien. Dans tous les sanctuaires, les piédestaux furent renversés et de grands trous creusés en leur place par des chercheurs de trésors. Les dégagements méticuleux du Bayon, d’Angkor Vat n’ont pas fait découvrir un morceau d’argent de la grosseur d’un pois. Les temples furent donc pillés dans tous les coins et dès la première heure, soit par des conquérants, soit par des insurgés.
Or ce n’est pas à cette date que remontent les écroulements que nous savons récents. Il y a donc lieu d’être surpris de constater qu’une destruction nouvelle eut lieu qui ne se borna qu’au renversement des toitures et des colonnades. Beng Méaléa en particulier va nous en donner l’explication.
Les Khmers assemblaient leurs grès sans ciment de liaison. La perfection des joints et la pesanteur des blocs suffisaient à leur équilibre. Mais partout où les constructeurs jugèrent que des forces obliques ou horizontales pouvaient agir, ils lièrent leurs matériaux par des doubles T en fer, immobilisés par des scellements au plomb ou au mortier.
À Beng Méaléa, une vaste colonnade en croix détermine quatre cours. Le tout est inscrit dans un quadrilatère de galeries. Les architraves sont faites de monolithes, se rejoignant sur chaque colonne. Afin d’éviter les écartements, les constructeurs les unirent par des fers en double T dont il reste les mortaises.
Or, sans exception — et j’attire avec insistance l’attention sur ce point — toutes les toitures ont été sapées, renversées jusqu’à ces architraves, découvrant ainsi les fers et seulement aux endroits où les destructeurs supposaient qu’ils y fussent, car l’on voit des blocs entiers laissés intacts sur les architraves entre-colonnes, c’est-à-dire où il n’y a pas de joints.
Les linteaux, ayant été fixés à leurs murailles, afin d’éviter leur chute en avant, par les mêmes crampons, tous les linteaux de Beng Méaléa, sont grossièrement percés à leurs extrémités de deux trous détruisant les sculptures, dans le but évident de dégager les fers d’ancrage dont il ne reste plus que les mortaises.
Il en est de même partout. A Angkor Vat, dont l’état de conservation est relativement parfait, les chercheurs de fer ne renversèrent pas les voûtes. Mais on voit, et toujours sans exception, de vastes trous creusés en entonnoir dans les chéneaux, au-dessus de chaque joint de l’architrave, c’est-à-dire au-dessus de chaque colonne. Au fond, il n’y a plus que la trace du crampon. On retrouve ces mêmes déprédations dans tous les paliers des escaliers du temple. Les tenons atteignant alors les proportions imposantes de trente-cinq centimètres de long, douze de large et quatre d’épaisseur, leur poids devait dépasser dix kilos.
Voilà donc un des mobiles de la dévastation récente des vieux temples. Si l’on veut un compte du gain qu’elle procura ici, on peut aisément l’évaluer. D’après les mortaises de Beng Méaléa, nous avons affaire à des crampons de deux ou trois kilos. Le scellement exigeait à peu près le même poids de plomb. La colonnade compte deux cent douze colonnes. Ce qui fait six cent trente-six kilos de fer pur, martelé ; autant de plomb. L’ensemble du temple rapporta environ trois fois plus. Tel fut le prix de la ruine de ce groupe admirable. Il constitua en réalité une véritable fortune pour les vandales. Tous les temples furent en somme des mines de fer, parfois de plomb tout travaillé, et prêts pour le commerce.
Ces quelques explications jettent un jour nouveau sur le rôle de la végétation tant condamnée et apparue seulement parce qu’on lui avait ouvert le passage. Les galeries respectées des hommes et qui par conséquent ne possédaient pas de crampons de métal, sont encore intactes presque dans tous les temples et malgré la végétation. Au contraire, de petits groupes, situés dans les environs des villages, parfois entourés de bonzeries, et où jamais la végétation n’a pénétré avec intensité sont saccagés de la même façon. Enfin les monuments en briques où le fer était inutile sont en état relativement bon et ne sont que très rarement écroulés tout à fait (Mébôn, Pré Rup).
XXXIII
modifierSi les grands temples du Cambodge ont été pillés par des chercheurs de trésors et détruits par des voleurs de fer, il en est d’autres qui le furent et le sont encore par les bonzes modernes. Construisant sur l’emplacement même des anciens édifices leurs mauvaises pagodes, ces bâtisseurs dégénérés se servent des anciens matériaux. Prenant dans les ruines, sans considération ni intelligence des pièces capitales, ils en modifient à tel point les aspects que, dans ces lieux, toute recherche archéologique est devenue impossible. À Loley, par exemple, ils ont utilisé d’admirables linteaux en marches d’escaliers, pavé le terre-plein avec les sculptures, et l’on foule du pied ces incomparables vestiges.
Afin d’installer leur bonzerie, ils ont bouleversé tout un système unique de canalisation qui partait du centre des quatre tours, et aboutissait à de belles gargouilles : gueules ouvertes de monstres. Les gargouilles ont disparu. Un perron, au Nord, a même été construit à la place de l’une d’elles.
À Vat Nokor, ils ont peint les sculptures, muré le sanctuaire, intercalé la pagode moderne entre la dernière enceinte et le sanctuaire antique. À Hanchei, on voit des marches d’escaliers anciens mêlées aux matériaux de la terrasse.
Je me permets de signaler la chose aux administrateurs et à l’Ecole Française d’Extrême-Orient. Laissant les prêtres jaunes sur les lieux, on pourrait au moins leur interdire de porter les mains sur une seule de ces pierres. On pourrait même, il me semble, exiger de leur fainéantise quelques soins élémentaires. Bien peu de nécessités peuvent être aussi pressantes — surtout coûtant si peu à satisfaire — que celle de retarder le plus possible l’anéantissement complet des ruines de l’ancien Cambodge.