(alias Georges Moinaux)
Editions Littéraires de France (p. 189-198).

À L’ATELIER


La célèbre académie X… Grand hall vitré. Au mur, des fleurets ; par terre, des haltères ; dans un coin, un piano ouvert. Il est onze heures du matin. Les élèves sont à leurs chevalets. Antoinette occupe la table à modèle.

MAUDRUC, le fil à plomb tenu au bout du bras.

Tu disais donc, Lamerlette, qu’à l’Exposition du Champ-de-Mars le 1806 de Meissonier ne fut flanqué que de deux gardiens. Mais pour garder ces deux gardiens, n’était-il point, ô Lamerlette, de municipaux à cheval, et n’était-il point de canons qui gardassent les municipaux ?

LAMERLETTE

Non.

MAUDRUC

Lamerlette, que tu m’affliges ! que tu m’affliges donc, Lamerlette ! – Tiens, passe-moi un peu de cobalt ; cette Antoinette a les jambes d’un bleu ! Avec tout ça, où est donc Simonnet ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

MAUDRUC, haussant les épaules.
En voilà une scie idiote !
PIÉGELÉ

Maudruc, ne blague pas le père Meissonier ; tu ne sais pas ce que tu deviendras.

HANNIBAL

Blague le père Meissonier, au contraire, Maudruc. On nous embête avec le père Meissonier. Quoi, Meissonier ? quoi, Meissonier ? Après tout, ce n’était pas plus fort que Caran d’Ache.

(Protestations et rires).

LAMERLETTE

Hannibal, tais-toi, tu es ivre.

DES VOIX

Il est ivre ! il est ivre ! il a blasphémé ; il a mérité la mort !

HANNIBAL

Salut à la libératrice. – Où diable est mon tabac ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

LAMERLETTE

Hannibal, conviens que tu es ivre, ou on va te mettre en broche-en-cul.

HANNIBAL

J’en conviens, messieurs, je suis gris.

TOUS

Ah !

HANNIBAL

Mais ce n’est pas la boisson, au moins.

LAMERLETTE

Qu’est-ce que c’est alors ?

HANNIBAL

La salade. J’ai un drôle de tempérament, je vous dirai. Je bois sec et abondamment, je supporte mieux que personne… – la jambe droite plus ferme, Antoinette –… le vin de champagne, les alcools ; mais la salade me fiche dedans.

ANTOINETTE, suffoquée.

Ça, par exemple, c’est épatant.

MAUDRUC

Dis que c’est triste.

ANTOINETTE

À quoi ça tient, dis, Hannibal, que tu sois saoul avec de la salade ?

HANNIBAL

C’est le vinaigre qui me monte à la tête, parbleu !

ANTOINETTE

Tu ne devrais pas te laisser aller, puisque tu sais que ça te fait mal.

HANNIBAL

Ah ! va donc raisonner les passions ! Tonnerre de Dieu ! si le bélître qui m’a dérobé mon tabac ne se déclare pas à l’instant même, je lui fends la figure avec une hache.

DES VOIX

Horreur ! C’est atroce ! Pas de sang ici !

MAUDRUC

Cet Hannibal est fort méchant.

HANNIBAL

Je veux mon tabac ! Je le veux parce qu’il m’appartient et que je l’ai gagné avec mon travail.

PIÉGELÉ

D’abord il ne t’appartient pas, par cette excellente raison qu’il a cessé de t’appartenir.

HANNIBAL

C’est toi qui me l’as pris.

PIÉGELÉ

Pardon ! je ne l’ai pas pris ; je l’ai trouvé.


Tu l’as trouvé… Où ça, donc ?

PIÉGELÉ

Dans ta poche, Petitet est là qui peut le dire. N’est-ce pas, Petitet ? – Tiens, qu’est-ce qu’il est devenu ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

PIÉGELÉ

Ah ! la barbe !

HANNIBAL
HANNIBAL

Rends-le-moi, mon tabac, hein, dis ?

PIÉGELÉ

Impossible.

HANNIBAL

Voyons, rends-le-moi, Piégelé. Rends-moi mon tabac, s’il te plaît. Je me traîne à tes genoux moralement.

PIÉGELÉ

Tant de platitude me dégoûte, tu n’auras rien.

HANNIBAL
Cœur de roche ! c’est trop cochon !

(Onze heures sonnent.)

ANTOINETTE, sautant à bas de la table.

Onze heures ! Dix minutes d’arrêt.

(Protestations de quelques laborieux.)

ANTOINETTE

Silence aux pétardiers ! J’ai mes trois quarts d’heure de pose, moi. J’en ai ma claque, à la fin.

LES PÉTARDIERS, désarmés.

Devant ce torrent d’éloquence…

MAUDRUC

C’est un fait que, pour moucher le monde, Antoinette n’a

pas sa pareille.
ANTOINETTE

Tu parles ! – Et à propos, que je vous disedonc ! Je me suis disputée avec le chemin de fer.

MAUDRUC

Bah !

ANTOINETTE

Et salement encore ! (Elle enfile sa chemise.) Je voulais aller à Royat, figurez-vous, retrouver quelqu’un que je connais… un… monsieur…, enfin…, un ami.

LAMERLETTE, sèchement.

Ah ! pardon ; je suis là ! Je te prie de ne pas dire de saletés, Antoinette.

ANTOINETTE, ahurie.

Je ne dis pas de saletés.

LAMERLETTE, s’emballant.

Si, tu en dis ! si, tu en dis ! Et je ne viens pas ici pour être insulté ! Je le savais bien qu’on me méprisait ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !…

Il éclate en sanglots grotesques. On le calme. Nouveau tumulte. Potin assourdissant. On entend : « Laissez-moi partir ! On m’a manqué de respect ! Je veux retourner chez mes bons parents qui sont des personnes honorables. » Des voix protestent : « Lamerlette ! Lamerlette ! Si on t’a insulté, c’est sans le faire exprès ! »

HANNIBAL, dont l’organe aigu domine le charivari.

Est-ce qu’on va me foutre à fumer, nom de D… !

Lent apaisement. Ces messieurs regagnent leurs places.

Lamerlette essuie ses yeux.

MAUDRUC

Achève ton histoire, Antoinette, c’était d’un puissant intérêt.

ANTOINETTE

Je ne sais plus où j’en étais. Il me bouleverse, cet idiot-là, avec ses susceptibilités !

MAUDRUC

Tu voulais aller à Royat.

ANTOINETTE

Ah ! oui ! – Donc je voulais aller à Royat. Je regarde le prix : vingt balles ! Je trouve ça chaud, comme de juste, et j’en cause à Beaudunois, le paysagiste, qui me dit : « Écoute, Antoinette, si tu veux être bonne fille avec moi, je te donnerai le moyen de voyager à bon marché. »

MAUDRUC

Tu acceptas ?

ANTOINETTE

Ma foi, oui. Tiens ! je n’ai pas le moyen de perdre vingt francs, moi !

MAUDRUC

C’est évident. – Quand ce fut fait ?…

ANTOINETTE

Quand ce fut fait, Beaudunois m’expliqua : « C’est bien simple, ma chère enfant, tu n’auras qu’à donner cent sous et à dire que tu es enceinte, vu que, sur les lignes de chemin de fer, les femmes enceintes voyagent à quart de place. »

L’ATELIER, d’une seule voix.

Tu ne le savais pas ?

ANTOINETTE

Mon Dieu non, et je l’appris avec plaisir. Il ajouta : « Tu vas aller voir de ma part le docteur Gustave, mon ami. C’est un garçon très complaisant ; il te donnera une attestation. » J’allai voir le docteur Gustave qui me dit…

MAUDRUC

… « Soyez bonne fille, Antoinette, et je vous donnerai un certificat. »

ANTOINETTE

Qui est-ce qui te l’a dit ?

MAUDRUC

Je l’ai deviné ; le docteur est si complaisant !

ANTOINETTE

C’est une justice à lui rendre. Cela n’empêche pas qu’au chemin de fer on n’a rien voulu savoir !

LE CHŒUR, incrédule.

Allons donc !

ANTOINETTE

C’est comme je vous le dis.

PIÉGELÉ
Tu ne me feras pas croire cela !
ANTOINETTE

C’est pourtant la vérité. Bien mieux ! on m’a traitée de femme soûle !

MAUDRUC

Tas de crapules ! Tu devrais te plaindre dans les journaux, Antoinette.

ANTOINETTE

Tu crois ?

MAUDRUC

Oui, et gueuler contre le monopole.

ANTOINETTE

Qu’est-ce que c’est que ça, le monopole ?

LAMERLETTE

Je vais te l’expliquer en deux mots. C’est une espèce de télescope ; ça sert à mettre les parapluies et ça donne bon goût au boudin.

PIÉGELÉ

Messieurs, n’exagérons rien. Rien ne prouve que notre amie ait su se faire clairement comprendre de ces intelligences bouchées. (À Antoinette) Ne nous cache rien, Antoinette ; tu t’es bornée à dire que tu étais enceinte et à montrer le certificat ?

ANTOINETTE

Évidemment.

PIÉGELÉ
Tout s’explique ! Il fallait demander une première militaire.
MAUDRUC

Parbleu ! – Retournes-y demain, Antoinette, et si tu n’as pas ce que tu veux…

LE CHŒUR, avec un ensemble touchant.

…Va chez le commissaire de police !