Morte - Saison
La terrasse du café Américain. – Une heure et quart de la nuit.
Palmyre !
Dis donc, tu n’aurais pas dix sous à me prêter ? Je suis embêtée à cause de ma consommation…
Si j’avais dix sous, je serais à Dieppe. Quant à ta consommation, faut pas te faire de bile pour ça. (Elle prend une chaise.) Firmin, deux bocks ! (Le garçon apporte les bocks) Les soucoupes sont à moi, Firmin ; vous me les garderez jusqu’à demain soir ; je n’ai qu’un billet de mille sur moi, ça m’ennuie de faire de la monnaie. (Le garçon s’éloigne) Ah ! Firmin ! pendant que vous y êtes, enlevez donc aussi la soucoupe de Madame, je vous la réglerai avec les autres. Merci, Firmin. Vous savez, je demeure toujours rue de La Rochefoucauld. (À Fanny) Tu vois comme c’est simple. Ah ça ! mais, Fanny, qu’est-ce que tu as ? T’es chose comme tout et t’as le dessous de l’œil violet.
C’est Honoré qui m’a mis une baffre, l’autre jour.
T’as reçu les palmes académiques ?
Et salement ; j’en ai eu l’œil comme une betterave pendant au moins une semaine. – Oh ! ce n’est pas qu’il soit rosse avec moi ; au contraire, il est très gentil. Seulement, tu connais le proverbe : « Quand y a plus de foin à l’écurie… » et les affaires sont vraiment à la molle, cré nom ! Avec ça j’ai fait la bêtise d’arrêter une thune au passage pour envoyer de la flanelle et des bas à mon petit salé, qui est en nourrice au Raincy ; ça fait qu’Honoré s’est fâché. Comme y dit, ce garçon : « Je suis bon fieu, mais je n’aime pas qu’on joue avec le pognon ». Chacun son caractère, n’est-ce pas ?
Sans doute. Ça ne fait rien, y a des fois qu’c’est dur de briffer deux à la même gamelle. Moi, j’ai plus de veine que toi. Anatole a une place.
Ah bah ! Secoué ?
Treize marqués, devant la 11e chambre.
Mazette ! Un coup de batterie, hein ?
Oh ! mieux que ça !
Du lingue ?
On n’est pas toujours maître de soi ! Enfin, voilà ; il est à Poissy depuis huit jours avec une subvention du gouvernement. Ça m’embête d’un côté, mais tout de même je suis joliment plus tranquille. Alors, dis donc, ça ne va pas, toi ?
Ah ! ma pauv’fille !… C’est-à-dire que je fous une purée
épatante.Comme moi ! Et c’est obligé. À part qué’ques rastas de passage, il n’y a plus un chat à Paris.
Tiens, voilà ce qui me met en rogne. Il faut être enragé des quat’pattes de derrière pour cavaler d’un temps pareil ! Un mois de juillet dégoûtant ! que c’est à le prendre par la peau du cou et à lui envoyer des coups de pied dans le derrière jusqu’à ce qu’il revienne à de meilleurs sentiments !
Tu n’es pas philosophe, Fanny.
Philosophe ? Tu me fais rigoler avec ta philosophie ; je voudrais bien te voir à ma place, enfilée de tous les côtés, chez le bistro et chez le probloque, avec la perspective des michets à quarante ronds, et comme ça jusqu’à l’automne. Oh la la ! c’que j’en ai assez ! Tu as de l’argent, toi ?
Oui, j’ai trente centimes.
T’es plus riche que moi ; j’ai un sou, une sibiche et un timbre-poste. Zut ! ça ne peut pas durer comme ça, faut que nous inventions quelque chose.
Veux-tu faire un michet à deux ?
Ça ne vaut rien, c’est usé. Non, mais, si ça te va, je te propose une chose : cent sous la passe, tarif d’été, et nous donnons la correspondance.
La correspondance ?
Et oui ! le truc des tramways, quoi ! deux voyages pour un.
Et pour le même prix ?
Que veux-tu ! on ne sait plus quoi s’ingénier.
La correspondance !… Au fait, ce n’est peut-être pas une mauvaise idée. Seulement je te préviens : du 25 au 30, je ne reçois pas les voyageurs.
Moi, ce n’est qu’à partir du 27.