À l’assaut du Pôle Sud

Voyages et aventures
dans les régions antarctiques
1599 — 1906
(pp. 37-54)
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II

L’EXPÉDITION DE LA « SOUTHERN CROSS »

En 1898. — Une expédition anglaise conduite par un Norvégien. — La Southern Cross. — La Terre Victoria. — 4,625 kilomètres de traversée. — Les premiers glaçons. — Le silencieux désert de glace. — La bataille contre les banquises. — Dans la baie de Robertson. — Il faut réagir. — Pour percer les glaces. — Ce n’était pas commode. — Le pauvre Lapon. — Dans la crevasse. — Sauvé ! — La lugubre solitude. — L’âpreté du climat. — Une bicoque. — Un rude travail. — Loin du monde civilisé ! — Le drapeau hissé au mât de pavillon. — Le symbole de la patrie. — Dix braves. — Les chiens. — Exilés volontaires. — Le simoun des régions glaciales. — De véritables coups de béliers. — Le vent. — Marcher avec une corde. — Un observateur enlevé. — Le danger de la météorologie. — L’obscurité complète. — L’anémie polaire. — 43 degrés au-dessous de zéro. — Un chien disparu. — Le retour. — Joyeusement reçu. — Dangers de toute sorte. — L’Île du duc d’York. — L’apparition du soleil. — Le retour du navire. — En route !

En 1898, se préparait une expédition anglaise conduite par le Norvégien Borchgrevink.

Cette expédition avait été soigneusement organisée par le directeur du Strand Magazine, une des plus grandes revues de la capitale de l’Angleterre.

À la fin de cette même année, Borchgrevink s’embarquait sur la Southern Cross (la Croix du Sud) ; il partait de Hobart-Town, la capitale de la Tasmanie[1], pour se lancer bravement dans l’inconnu de l’Océan polaire antarctique.

Au sud du grand continent australien, se trouve un fragment du continent antarctique découvert par le célèbre navigateur anglais Sir James Ross. C’est la Terre Victoria.

Cette terre est loin d’être facile à aborder, et il y fait dur vivre, car elle est bordée de gigantesques falaises de glaces, hautes parfois d’une centaine de mètres ! Et elle est hérissée de volcans qui sont pour la plupart en activité !

C’est donc vers cette terre ingrate que se dirigeait le chef Borchgrevink. Pour y arriver il devait faire une traversée de 4,625 kilomètres et sur quel océan !

Douze jours s’étaient à peine écoulés depuis le départ de Hobart-Town, que l’expédition devait rencontrer les premiers glaçons et, pendant un mois et demi, ce fut une terrible lutte de tous les instants. À chaque moment, le navire était menacé d’être mis en pièces, fracassé et coulé. Si pareille catastrophe s’était malheureusement produite, c’en était fait de tous ces braves.

Les provisions auraient été englouties avec le navire et, l’un après l’autre, les hardis voyageurs auraient succombé aux affres de la faim, dans le morne et silencieux désert de glace, loin de tout secours.

Mais il ne faut jamais se laisser aller au désespoir dans la bataille contre les banquises. La victoire, le plus souvent, appartient aux hommes vigoureusement trempés, qui ne connaissent pas la défaillance.

Comme les explorateurs commençaient à se désespérer, une détente se produisit, et, au moment où le Southern Cross semblait perdu, les glaces s’ouvrirent, et, le 17 février 1899, l’expédition anglaise réussissait à mouiller devant la Terre Victoria, dans la baie de Robertson[2].

C’était un grand pas de fait, une petite victoire gagnée ; mais, c’était peu cependant, car les explorateurs n’étaient pas à la fin de leurs peines. Ce n’était même que le commencement. Il fallait maintenant que le hardi Norvégien Borchgrevink et ses compagnons dévoués hivernassent sur le continent antarctique.

Il avait été convenu entre ces braves, une fois qu’ils auraient mis pied à terre pour hiverner, que la « Croix du Sud », leur cher navire, reprendrait la mer et rallierait la Tasmanie pour venir les chercher dans un an.

Le chef de l’expédition était hardi et infatigable ; il pensait que, par le mouvement, la vie active, il pourrait réagir contre l’invasion de l’anémie polaire.

Rester dans une tanière de glace, cloîtré, était pour lui insupportable.

Borchgrevink profitait de chaque petite occasion favorable, de la plus petite aubaine. Avec quelques compagnons hardis comme lui, il cherchait, par de petites expéditions, à percer l’inconnu du continent antarctique, tantôt cheminant sur la banquise des fjords[3], tantôt s’avançant prudemment à travers les montagnes et les glaciers.

Et ce n’était pas commode ; il y avait du danger à chaque pas. Un jour, un des Lapons de l’expédition s’étant imprudemment avancé seul sur une de ces dangereuses et sournoises nappes de glace, tomba dans un abîme d’une profondeur de plus de vingt mètres. Il dut d’abord faire de longs efforts pour parvenir seulement à se retourner dans cette espèce de long étau de glace qui l’aurait enserré et broyé s’il avait été obligé d’y rester longtemps. Mais, cela fait, comment sortir de là ?

Le pauvre Lapon ne perdit pas la tête : ne trouvant sur les murailles lisses du puits de glace où il était tombé aucune aspérité, il résolut d’en faire. Il prit dans sa poche un couteau, et, avec patience, il se mit à creuser des gradins dans l’une des parois glacées. Arc-bouté sur ces points d’appui, il s’éleva ensuite, dans la crevasse, absolument comme aurait fait un ramoneur dans une cheminée, et il réussit enfin à sortir de son tombeau de glace et à revenir à la cabane où l’on était bien inquiet de sa disparition assez longue.

« Quelle lugubre solitude que celle où nous acceptions de vivre ! a écrit plus tard un membre de l’expédition. De tous côtés des falaises surplombantes, des rochers à pic, des glaciers livides ; tout ce qui n’est pas pierre est glace ; nulle part une touffe de verdure. Un monde muet et fermé à la vie. Et c’est dans cet isolement épouvantable que nous devions passer un an, séparés du reste du monde, exposés à toutes les rigueurs et à toute l’âpreté du climat polaire ! »

Comme on le voit, la situation n’avait rien de bien tentant, et il fallait avoir une volonté de fer, une énergie à toute épreuve, pour se résoudre à vivre ainsi !

On avait pris la résolution de construire une baraque, une bicoque qui servirait pour tout l’hiver.

On commença par débarquer les matériaux qu’on avait apportés pour la construction.

Comme il n’y avait pas de temps à perdre et que le personnel n’était pas nombreux, tout le monde s’attela à la besogne, et les savants comme les matelots se mirent à l’œuvre.

Et le travail fut rude. On travailla sans trêve, les pieds dans l’eau glacée, le visage fouetté par le vent qui soufflait rude et par rafales.

Et ce dur labeur dura une douzaine de jours !

Quand le travail fut accompli, le commandant de l’expédition Borchgrevink procéda à une simple mais imposante cérémonie.

Il fit dresser un mât de pavillon et hisser le drapeau au milieu des acclamations, des hourrahs.

Loin du monde civilisé, sur cette terre désolée, ce morceau d’étoffe, plus que jamais représentait le symbole de la patrie bien-aimée !

Lorsque cette touchante cérémonie fut terminée, la Croix du Sud leva l’ancre, pour retourner vers les pays du soleil, vers la civilisation.

Elle laissait à eux-mêmes, pendant une année, les explorateurs, qui allaient demeurer seuls sur cette terre maudite.

Ce fut une minute poignante que celle où ces braves virent s’effacer lentement à l’horizon la silhouette de leur cher navire, la dernière attache au monde civilisé ! Ils prirent alors conscience de leur solitude !

Ces braves étaient dix en tout : le chef de la mission, Borchgrevink, le lieutenant Colbeck et Louis Bernacchi, tous deux désignés comme observateurs, devant s’occuper des études météorologiques et magnétiques ; un médecin, le docteur Klovstad ; un commissaire aux vivres, Fougner ; deux zoologistes, Nicolaï Hanson et Hugh Evans ; un cuisinier et deux Lapons.

Quelques autres êtres vivants étaient restés avec eux : nous voulons parler des chiens assez nombreux destinés à être attelés aux traîneaux.

Les explorateurs étaient donc devenus de véritables exilés volontaires sur la terre glaciale.

Ils n’allaient pas tarder à être aux prises avec les rigueurs de l’épouvantable hiver qui règne en ces tristes parages. On était en mars, il est vrai ; mais mars, là-bas, correspond avec le mois d’octobre de notre hémisphère. Et, si chez nous, alors, la chaleur augmente journellement, là-bas, c’est le froid qui devient de jour en jour plus vif et est rendu plus mordant, plus sensible par la violence des vents qui soufflent si souvent en tempête.

Le joli mois de mai de notre région est un triste mois où le gai soleil est remplacé par d’effroyables tourmentes de neige, aussi terribles que les tempêtes de sable qui ravagent, dévastent de fond en comble les déserts de l’Afrique.

L’air est rempli dans les régions antarctiques d’une poussière non de sable, mais de microscopiques cristaux glacés qui aveuglent et étouffent. C’est vraiment le simoun[4] des régions glaciales. Et ce vent qui, en Afrique, soulève les tentes, les hommes, les animaux, soulève dans ces pays glacés des glaçons, des quartiers de roches qui deviennent meurtriers et dont il faut à chaque instant se méfier.

Ce sont des ennemis terribles ce vent et ces glaces quand elles se mettent à la danse, et quelle danse ! Sans relâche, la baraque — c’était plus une baraque qu’une maisonnette — était bombardée par une pluie de pierres et de glaçons que le vent et la tourmente faisaient tourbillonner dans l’air comme des cerfs-volants et qui menaçaient sans cesse les hommes.

À certains moments, il n’était pas prudent de s’aventurer au dehors. C’étaient, on peut le dire, de véritables coups de bélier que pierres et glaçons donnaient contre l’abri, et, pour y résister, on dut renforcer les parois au moyen de bâches et par une double enceinte de sacs de charbon remplaçant les pierres meulières introuvables, on le comprend sans peine, en cet endroit.

Si, en Afrique, le vent enlève des tentes, ici, près du Pôle Sud, il est aussi fort. Un jour, il transporta sur la montagne voisine un canot qu’on avait hélé sur le rivage.

À 150 mètres de l’habitation hivernale, on avait élevé un petit observatoire météorologique ; pour s’y rendre, il fallait marcher attaché à une corde tendue entre cet observatoire et la maisonnette des explorateurs.

Un jour, un des observateurs météorologistes ayant eu la malencontreuse idée de lâcher une minute seulement la corde, paya cher sa toute petite négligence : l’ouragan s’étant mis à sévir tout à coup, le savant fut violemment projeté en l’air, roulé comme un ballon de caoutchouc et jeté dans un ravin. Ce ne fut qu’après trois bonnes heures de recherches pénibles au milieu de l’ouragan et de l’obscurité qu’on parvint à le retrouver. Il était presque mourant, épuisé par le froid et la perte de sang de plusieurs blessures.

La mauvaise saison continuant à avancer, les jours se mirent à décroître rapidement, et la terrible et triste nuit polaire commença. Ce devait être la longue nuit déprimante, et lugubre de plusieurs mois.

Vers le milieu de mai, le soleil disparut de l’horizon et l’obscurité devint alors complète.

Pour les explorateurs des régions polaires, cette nuit polaire est la période la plus pénible à passer.

Dans cette nuit constante, dans ces ténèbres continuelles qui n’ont pas même une demi-journée d’éclaircie, l’anémie polaire apparaît, les forces humaines diminuent, le moral s’affaiblit, car la nervosité augmente à un degré terrifiant !

La vie devient alors excessivement pénible ; il faut que le chef ait un ascendant incontestable pour maintenir le courage de ceux auxquels il commande.

Cette vie de reclus va jusqu’à l’héroïsme ; elle est inséparable d’incidents, variés d’ailleurs, et souvent douloureux.

Il faut entendre les voyageurs raconter les péripéties de ces tristes jours, — on devrait dire de ces tristes nuits — lire le journal de ceux qui écrivaient journellement leurs impressions.

Un jour, c’était le thermomètre qui tombait à 43 degrés au-dessous de zéro.

Une autre fois, c’était un chien qui revenait, aboyant à la baraque, après une disparition de près de deux mois.

Au cours d’une tempête, la malheureuse bête avait été surprise par une débâcle soudaine ; elle avait été entraînée sur un glaçon au large, et avait ainsi voyagé jusqu’au moment où son radeau de glace était revenu échouer à la rive. Le pauvre chien s’y était nourri de la chair des pingouins qu’il happait au passage.

Inutile d’ajouter avec quelles caresses il fut joyeusement reçu par les explorateurs ?

Les dangers sont redoutables et de tous les instants. Ils sont même des plus terribles sur la banquise des fjords.

Lorsque l’hiver commence en ces régions, la nappe de glace est naturellement très mince ; sous le poids des traîneaux — si l’on s’aventure avec ceux-ci, — d’un moment à l’autre, — sans qu’on s’y attende, une rupture peut se produire. C’est alors épouvantable, car si pareil accident arrive, toute la caravane en marche peut être irrémédiablement engloutie.

Si, un peu plus tard, au cœur de l’hiver polaire, la glace est devenue plus résistante, en revanche le danger est encore grand, car elle est hérissée de mamelons et de nombreux monticules. La marche sur ce terrain accidenté est des plus fatigantes, et, après quelques jours, les chiens qui remorquent les traîneaux tombent les uns après les autres épuisés. Les voyageurs ne valent pas beaucoup mieux.

Pour l’expédition qui nous occupe, il y avait des dangers de toutes sortes. Borchgrevink et ses compagnons n’avaient qu’un très frêle abri, une mince tente de soie, et le thermomètre marquait généralement de 30 à 40 degrés au-dessous de zéro !

Afin de protéger la tente, et ses habitants aussi, contre l’âpreté et la violence de la tourmente venteuse, on la dressait au centre d’un carré qui était formé par les traîneaux. Mais, il arrivait bien souvent que cette précaution devenait absolument illusoire, et, lorsque le vent était déchaîné, on n’avait d’autre ressource que de s’enterrer positivement dans la neige.

Ah ! la vie était dure pour ces malheureux, pour ces braves, car, pendant ces terribles ouragans, Borchgrevink et ses compagnons étaient exposés à bien des catastrophes ; à se voir poussés au large sur un glaçon à la suite d’une débâcle inattendue ; à être gelés sur place, ce qui n’était pas drôle ; à être entraînés dans des crevasses…

Après plusieurs tentatives infructueuses, après des courses en traîneaux, au milieu de mille dangers, Borchgrevink acquit la certitude que le continent antarctique, dans cette région, était certainement inaccessible. Il comprenait que la Terre Victoria n’était réellement qu’un hérissement de glaciers et de pics qui se dressent à plus de 4,000 mètres.

Malgré tous leurs héroïques efforts, Borchgrevink et ses hardis compagnons ne réussirent à découvrir qu’une petite île, à laquelle ils donnèrent le nom du duc d’York.

Cependant, comme tout a une fin, la longue nuit polaire allait enfin cesser et la belle saison n’allait pas tarder à s’approcher, si toutefois il est permis d’appeler cela la belle saison !

Après les tristesses de la nuit polaire, d’autres dangers allaient poursuivre les hiverneurs polaires, qui ne devaient pas être encore au bout de leurs peines.

L’apparition du soleil avait ramené l’espérance ; mais c’était une espérance trompeuse, et, la réaction aidant, l’existence semblait devenir plus à charge que jamais, et la tristesse envahissait l’âme de tous. Songez à ce que devaient ressentir ces malheureux, condamnés à voir toujours le même paysage livide, aussi bien le lundi que le samedi, à ressentir toujours le même froid, à combattre toujours contre les mêmes tempêtes. Tout cela amenait le découragement, qui achevait l’œuvre de la maladie. Un des naturalistes de l’expédition, le zoologiste Hanson, succombait, le 14 octobre, malgré les soins empressés de ses compagnons.

Le découragement, s’ajoutant à l’anémie polaire, l’avait rapidement jeté bas.

Un beau matin, au sortir de la tente, les explorateurs aperçurent les messagers du printemps : une colonie de pingouins arrêtés au loin.

Comme le retour des hirondelles dans nos contrées, l’arrivée des oiseaux de mer dans les terres polaires annonce la venue du printemps.

Rassemblés en troupes compactes, les pingouins ou manchots donnent de loin l’apparence d’une foule humaine, et le spectacle est curieux à voir.

C’est le moment de faire provision de chair fraîche ; vivant sur ces terres désertes, les pauvres oiseaux ignorent les instincts destructeurs de l’homme et se laissent facilement saisir.

Mais, si c’est de la viande fraîche, la chair du pingouin n’est cependant pas un mets de choix ; elle est imprégnée d’huile. Seulement, quand on a été plusieurs mois sans goûter à la viande fraîche, on ne se montre pas trop difficile.

Avec l’arrivée du printemps, la banquise ne devait pas tarder à se disloquer ; des canaux s’ouvraient peu à peu dans les champs de glace, et dans les flaques d’eau devenues libres, les phoques allaient se montrer en troupes nombreuses.

C’était une bonne aubaine, et les compagnons de Borchgrevink n’eurent garde de laisser échapper pareille occasion. Mais, la chasse des phoques n’était pas des plus faciles, loin de là !

En effet, à cause de la dislocation de la banquise, les voyageurs devaient mettre sans cesse à l’eau l’embarcation qu’ils transportaient pour faire passer les chiens et les provisions, et la hisser de nouveau sur les bords à pic de la banquise. À chaque instant, on était arrêté par un chenal, et il fallait établir un mouvement de va-et-vient. Heureusement que souvent la chasse était heureuse et que les chasseurs étaient récompensés de leurs peines, car le phoque est à la fois un bon morceau et un gros gibier.

La Noël n’allait pas tarder à arriver. C’est que, si en France la Noël éveille l’idée de l’hiver, du froid, de la neige amoncelée, en revanche elle annonce l’été dans l’hémisphère austral.

Borchgrevink voulut, malgré les tristesses de l’heure présente, que l’on fêtât joyeusement la Noël : c’était pour les exilés du Pôle Sud un ensemble de beaux et doux souvenirs que rappelait la grande fête religieuse et familiale.

Au commencement de janvier, la débâcle continuait à s’accentuer, et, à la place de la grande plaine neigeuse, triste, livide, devait apparaître une joyeuse nappe d’eau frémissante, d’où, de temps en temps, émergeait la tête d’un phoque.

En compagnie des rayons du soleil, la lente déclive des courants poussait sur le fjord de nombreux icebergs, blocs énormes, dangereux, hauts parfois de 80 mètres et d’une circonférence de plus d’une demi-lieue. Il y en avait de bien des formes. Ici, c’était un énorme bloc percé de grottes, d’ogives, de meurtrières ; là un autre avec des fenêtres taillées dans une glace beaucoup plus fine qu’un marbre de Paris ; il y en avait avec des minarets, des clochetons, des dentelures d’une finesse étonnante.

Ces dangereux messagers de la débâcle allaient-ils enfin annoncer aux explorateurs la fin de leurs dures épreuves ?

On sait que leur navire, leur chère « Southern Cross » devait revenir les prendre ; aussi, chaque jour, épiaient-ils avec l’angoisse de l’attente, l’horizon où ils espéraient découvrir la fumée du navire libérateur.

Mais, ne voyant rien venir, ils avaient toujours peur que là-bas, au loin, au-delà de la nappe d’eau libre, il y eût une nouvelle banquise formant une infranchissable barrière !

Ils savaient à quels dangers est exposé un navire surpris au milieu de ces masses énormes de glaces, de ces icebergs gigantesques, allant à la dérive.

Tout le mois de janvier passa presque dans cette attente cruelle.

Enfin, le 28 janvier, les cris de joie d’un matelot apprirent aux exilés que la « Southern Cross » était en vue : elle approchait lentement, elle mouillait devant la station d’hivernage, et des hourrahs frénétiques saluèrent l’arrivée des compagnons libérateurs. Avec une joie non déguisée, les explorateurs se précipitèrent à bord. Ils allaient enfin avoir des nouvelles du monde civilisé, après en avoir été privés pendant onze mois de peines, de tristesses, de luttes incessantes contre les éléments déchaînés.

Ils oublièrent bien vite toutes leurs fatigues, toutes les misères de leur long hivernage.

Comme la mer paraissait libre, Borchgrevink donna l’ordre d’embarquer, en toute hâte, les collections, les instruments, le matériel de l’expédition, et de faire route vers le mystérieux Pôle, droit au sud.

Ils se mirent donc de nouveau en route pour l’inconnu, et, cela sans faiblesse, sans souvenance du découragement causé par la nuit polaire.

La Southern Cross se mit à longer la côte de pics pour bien reconnaître le terrain.

Borchgrevink espérait pouvoir découvrir, à travers la cuirasse de ce gigantesque monde de pics, de glaciers impénétrables presque partout, un petit défaut, un chenal quelconque, par lequel il serait possible de se glisser dans l’intérieur de ces terres immenses et qu’on serait si heureux de pouvoir explorer. On se trouvait en présence d’un paysage peu ordinaire, impressionnant même.

Successivement défilèrent devant les explorateurs émerveillés et émus à la fois, le mont Melbourne, le mont Terror, un volcan, un volcan en activité, toujours enveloppé d’un panache de fumée, et, chose curieuse, un véritable Etna qui surgissait au milieu des plus gigantesques glaciers du monde.

Pour faire plus ample connaissance avec ces curieux parages, Borchgrevink débarqua avec quelques compagnons. Ils virent que là, comme ils l’avaient vu sur tout le pourtour de la Terre Victoria, la plage est excessivement étroite, quelques mètres à peine, et que, par derrière, s’élevait une muraille rocheuse gigantesque et à pic.

Un des savants de l’expédition ayant remarqué — ou plutôt découvert — une flore sur cette courte nappe de sable, tous se mirent à l’étudier.

Songez donc ! une flore dans ces parages, à une telle latitude ! Ce n’était certes pas une flore bien luxuriante, bien abondante, mais enfin c’était bien une flore !

Elle était formée de simples mousses plaquées sur le rocher même.

Mais, pendant que Borchgrevink et ses compagnons étaient occupés avec admiration à recueillir ces mousses précieuses pour la science, voilà que, tout à coup, un craquement se fit entendre, suivi d’un épouvantable coup de tonnerre. Le glacier voisin venait de se disloquer subitement et de donner naissance à un superbe iceberg.

Une montagne de glace, bloc épais d’un millier de mètres cubes, était tombée à l’eau, et la chute de cette masse, avait déterminé un raz de marée.

Cela avait fait l’effet d’un tremblement de terre et les voyageurs furent épouvantés.

Borchgrevink et ses compagnons, au bruit de la détonation, sentant le grand péril qui les menaçait, se cramponnèrent rapidement aux aspérités de la falaise.

Il y avait à peine un instant qu’ils se trouvaient accrochés au rocher, qu’une vague les atteignit, lançant violemment contre eux une mitraille de petits glaçons.

Et comme si le danger n’avait pas encore été assez grand, en se retirant, la vague produisit un remous violent.

Tout meurtris, les malheureux explorateurs eurent bien de la peine à résister aux attaques de l’eau ; leurs mains, à moitié gelées, avaient difficilement la force de les soutenir.

Ils venaient de voir la mort de bien près, et ce fut par un véritable miracle qu’ils purent regagner le bord de leur navire.

Mais, cela ne devait pas les décourager, et la Southern Cross, poussant toujours plus loin vers le Sud, se trouva bientôt arrêtée en présence peut-être du plus formidable glacier qui se soit jamais vu au monde.

Représentez-vous une énorme muraille de glaces, haute de 10 mètres et s’étendant sur une longueur d’au moins 80 lieues, muraille semblable à un rempart défendant l’approche du mystérieux continent. Et, de ce rempart de plus de 3,000 kilomètres, se détachaient de gigantesques glaçons qui s’en allaient à la dérive, peut-être jusque dans les régions tempérées !

C’était risquer la perte du navire que de chercher à approcher seulement de cette falaise. Le navire s’y serait aplati comme une mince feuille de papier.

Quant à chercher à le gravir, ce n’était pas plus possible ; il n’y avait pas la plus petite aspérité dans cette paroi cristalline à pic !

Borchgrevink continua sa route en longeant ce glacier, et il finit par découvrir une fente. Il en profita vite pour s’y engager bravement avec un compagnon, et tous deux marchèrent rapidement en avant à travers l’immense plaine glacée où chaque pas était une victoire sur l’inconnu. Mais, au bout de quelques heures, ils durent revenir vers le navire. Ils avaient atteint, le 78° 50’ de latitude sud, et c’était la plus haute latitude à laquelle on était jamais parvenu vers le Pôle Sud.

Il n’y avait plus qu’une distance relativement minime : 1,239 kilomètres pour arriver au Pôle Sud, à peu près la distance de Paris à Rome.


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Notes :
  1. Tasmanie ou Terre de Van Diemen, grande île de la Mélanésie, au sud de l’Australie, dont elle est séparée par le détroit de Bass, et dont elle peut être considérée comme le prolongement. De forme triangulaire, elle se termine par le cap du Sud. Sa superficie est de 68,309 kilomètres carrés. Sa population de 139,000 habitants environ. Sa capitale est Hobart, et ses villes principales sont : Launceston, New-Norfolk et Port-Arthur. Elle a des montagnes boisées, des vallées pittoresques et de nombreux cours d’eau sortis des lacs d’un plateau central. Son climat est analogue à celui du nord de la France. On y trouve l’or, le fer, la houille, le cuivre, l’alun, l’amiante, l’ardoise, le sel gemme, et comme principales essences : l’eucalyptus, le gommier, le blackwoord, le bois de fer, le chêne. Il s’y fait l’élevage de bœufs, de chevaux et surtout de moutons dans de magnifiques pâturages. On y trouve tous les fruits de l’Europe, à l’exception de la vigne.
    La Tasmanie a été découverte, en 1642, par le navigateur hollandais Abel Tasman, envoyé par Van Diemen, gouverneur de Batavia. Les Anglais y établirent une colonie pénitentiaire en 1804. Cette colonie ne tarda pas à faire place à une colonie libre, et aujourd’hui la Tasmanie forme une colonie florissante, indépendante de l’Australie. Elle est pourvue d’excellents ports.
  2. Ce nom avait été donné en souvenir de Robertson, célèbre historien anglais, auteur de la grande Histoire d’Écosse (1721-1794).
  3. Fjord ou fiord (mot scandinave). On désigne ainsi une profonde échancrure d’un littoral, simple ou ramifiée, s’avançant plus ou moins loin dans l’intérieur des terres, en longs golfes resserrés entre des rives béantes et abruptes.
    Il faut considérer les fjords comme autant de vallées profondes de chaînes de montagnes occupées d’abord par des glaciers qui ont débarrassé ces vallées des alluvions qu’elles pouvaient contenir ; plus tard, par le retrait des glaces et l’abaissement du sol, la mer, pénétrant dans ces lits de glaciers, a formé le fjord.
    En Norvège, leur nombre est tellement grand, que le développement du contour du rivage est porté à 13,000 kilomètres au lieu de 1,900 qu’il aurait sans ces découpures. Un des plus remarquables, le Lyse fjord s’avance jusqu’à 43 kilomètres dans l’intérieur des terres sur une largeur de 600 mètres ; la hauteur de ses parois atteint jusqu’à 1,100 mètres et la profondeur de l’eau est de 400 mètres.
  4. On sait qu’on donne le nom de simoun (de l’arabe semoum, vent brûlant, pestilentiel, de semm, emprisonner) au vent du Sahara, qui soulève les sables et répand une chaleur brûlante.