Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 235-240).


XXXIX


Le lendemain, Charles Garnier reprit le chemin de sa mission, et quelques jours plus tard, il écrivait à Mademoiselle Méliand la lettre suivante :


Saint-Jean d’Etharita,
Août 1644.


Votre dernier envoi m’est heureusement parvenu. La jolie cloche au timbre d’argent a remplacé le vieux chaudron dont je me servais pour annoncer les offices. Mes sauvages l’ont suspendue à un chêne qui ombrage ma chapelle. Ils ont tous voulu la faire sonner pour voir si elle parlerait aussi bien entre leurs mains que dans les miennes : jamais les montagnes du Petun n’avaient entendu si belle musique.

La bourgade Etharita, ou mission Saint-Jean, dont j’ai maintenant la charge, est aux frontières du pays, à douze lieues de Sainte-Marie.

Le P. Jogues et moi fûmes les premiers à y mettre le pied en novembre 1639. Nous arrivâmes au premier village, à l’entrée de la nuit. (C’était au plus fort des calomnies contre les Robes-Noires). Les enfants couraient devant nous, en criant que la peste et la famine arrivaient. Les chiens aboyaient, les portes se fermaient.

Nous fûmes l’hiver entier à parcourir les neuf bourgades du Petun, et pendant tout ce temps, nous ne pûmes obtenir un coin de cabane pour y dire la messe. Sans la protection divine, nous aurions péri mille fois au lieu d’une.

Maintenant, nous avons ici une chapelle et un nombre considérable de chrétiens.

La foi fait d’admirables progrès, mais les fléaux vont aussi croissant.

Après les maladies contagieuses est venue une famine terrible, puis cette guerre dont il est impossible de se figurer l’horreur.

Les Hurons ont eu leurs jours de gloire, mais ils ne savent pas s’unir, s’organiser. Leur imprévoyance est incompréhensible : un Huron ne croit au danger que lorsqu’il le voit en face.

Les Iroquois agissent avec ensemble, d’après un plan arrêté. Leur valeur égale leur cruauté. Ils ont en outre d’excellentes armes.

Les troupes levées pour leur donner la chasse sur les frontières ont été défaites complètement — si complètement que les courriers de ces funestes nouvelles sont de pauvres misérables, à demi-brûlés, qui ont réussi à briser leurs liens et à s’échapper des flammes.

Chère sœur, les desseins de Dieu sont bien impénétrables.

Au beau milieu du pays, dans les bourgs où la foi est le plus en honneur, les Iroquois sont venus de cent lieues massacrer ceux que la sainteté de leur vie et l’ardeur de leur zèle faisaient considérer comme les apôtres de leur patrie.

Aucun de nous n’avait sur les Hurons autant d’influence, que Joseph Chonentouaha, surnommé par excellence, le chrétien. Aucun n’y prêchait si efficacement Celui qui de barbare en avait fait un saint. Il a été assassiné et scalpé dans son champ.

Je n’ai pas eu la joie de revoir le P. Jogues. À son arrivée à Québec, il a été envoyé à Ville-Marie.

Vous dites que vous avez toujours ses mains devant les yeux — que vous priez sans cesse la Vierge Marie pour que les Iroquois ne me prennent jamais vivant.

À la volonté de Dieu, Gisèle, mais un acte d’amour est bien parfait au milieu des flammes.

Quand nous sommes à Sainte-Marie, chaque soir, réunis dans la chapelle, nous chantons les litanies. Tous ensemble, nous répétons toujours trois fois l’invocation Regina Martyrum, et je ne saurais jamais vous dire comme ce chant est touchant. On sent ce que chacun implore de la Reine des Martyrs. Mais qui, parmi nous, verra ses désirs exaucés ? Le martyre, c’est la belle et bonne part… c’est la glorieuse couronne qui n’est pas donnée à tous. Gisèle, je sais qu’il faudrait une autre vertu que la mienne pour l’emporter, et pourtant j’espère. J’ai tant éprouvé déjà la puissance de la Vierge Marie. C’est entre ses mains immaculées que j’avais remis ma vocation religieuse et, plus tard, ma vocation de missionnaire. En arrivant à Québec, c’est à Marie Immaculée que je m’adressai pour obtenir d’être envoyé aux Hurons. Elle m’a tout obtenu, la bonne Mère, et maintenant, avec la plus tendre confiance, j’implore d’elle la grâce suprême, souveraine du martyre.

Vous savez que notre maison de Sainte-Marie est consacrée à sa Conception. Cette maison si chère à nos cœurs est aussi bien aimée des chrétiens.

Les offices s’y font avec une solennité qui dépasse tout ce qu’ont jamais vu les yeux des sauvages. Aussi ils y viennent de tous côtés, afin de mieux célébrer le dimanche qu’ils nomment le vrai jour.

Leur piété est tendre, fervente, délicate. Ils s’assemblent souvent pour réciter le chapelet, ce qu’ils font avec une dévotion ravissante, partagés en deux chœurs.

Les catéchumènes viennent aussi à Sainte-Marie pour se préparer au baptême, les malades pour se faire soigner et quelquefois pour y mourir avec plus de consolation.

Dieu nous a fait la grâce de nous donner en abondance le blé d’Inde, principale nourriture du pays. Même pendant la famine la plus rigoureuse, nous avons pu servir trois repas par jour aux nombreux pèlerins. Aussi, notre hospitalité passe-t-elle pour magnifique.

Dans ma mission d’Etharita, je suis accablé du matin au soir par tout un monde de catéchumènes et de chrétiens. Priez pour moi, que je ne gâte pas l’œuvre de la grâce.

Adieu, je vous souhaite d’aimer Notre-Seigneur.




Cette lettre arriva en France vers la fin de l’année, avec une autre que le missionnaire écrivait à sa mère. Mais Madame Garnier n’était plus. Dans l’automne 1644 elle s’était endormie du bienheureux sommeil. Mademoiselle Méliand l’avait assistée jusqu’à la fin avec la plus parfaite tendresse, et aussitôt après les funérailles, elle était entrée au noviciat des Carmélites du Faubourg Saint-Jacques, où les lettres lui furent remises.