À l’œuvre et à l’épreuve/38
XXXVIII
Il serait difficile d’exprimer la joie des voyageurs en se voyant tous arrivés à Sainte-Marie.
Avec l’ardeur et l’élasticité de la jeunesse, le P. de Brébeuf s’élança à terre, et suivi du P. Garreau et du P. Chabanel, gravit allègrement le sentier qui menait à la maison.
Il fit jouer la forte barre de bois qui fermait l’ouverture de la palissade et les deux nouveaux venus s’arrêtèrent étonnés devant les travaux qu’ils avaient sous les yeux. Et qui aurait pu dire ce que tout cela représentait de volonté et de travail !
Les pieux de la palissade, profondément enfoncés dans le sol, étaient en outre serrés par des courroies de cuir taillées dans des peaux encore fraîches, et ces courroies, raccourcies en séchant au soleil, liaient les pieux aussi solidement que des crampons de fer. À l’intérieur, un large fossé et un parapet en terre formaient un second retranchement qui abritait d’immenses cabanes, servant aux sauvages d’hôtel et d’hôpital.
Le fort proprement dit était au centre du vaste enclos.
Les murs hauts et sombres, longs de cent-soixante-quinze pieds et larges de quatre-vingt-dix, entouraient la chapelle et la maison des missionnaires et des Français, dont on apercevait le clocher et les cheminées.
Une petite tour adossée à l’un des bastions permettait de surveiller facilement les alentours.
À côté de la chapelle, mais en dehors des murs, un petit monticule admirablement entretenu, étalait au soleil ses campanules rouges et bleues. C’était le cimetière.
Quelques champs cultivés prenaient le reste du terrain. Un canal alimenté par la rivière entourait la forteresse et traversait l’enceinte où l’on avait creusé trois petits ports pour les canots.
Le P. de Brébeuf admirait ce qui s’était fait en son absence. Il savait, lui, combien de choses manquaient aux ouvriers et quels prodiges d’effrayant travail représentait le Fort Sainte-Marie.
Suivant la berge du canal, il poussa une porte pratiquée dans le mur, et les Jésuites se trouvèrent en face de la maison.
Longue d’environ cent pieds, mais très basse, cette maison, le paradis des missionnaires, était bâtie de troncs d’arbres équarris et superposés horizontalement.
Comme les religieux montaient les rudes marches du perron, les deux battants de la porte s’ouvrirent devant le P. Jérôme Lallemant, supérieur de la mission, qui accourait essoufflé et rayonnant.
À l’intérieur, plusieurs missionnaires, de passage à Sainte-Marie, s’étaient rangés en hâte, pour recevoir le fondateur de la mission huronne.
Parmi eux, se trouvait Charles Garnier.
Certes, les fatigues et les privations avaient laissé leurs traces. Son beau visage s’était décharné, il avait le teint cuivré des blonds qui ont beaucoup vécu au grand air ; mais son regard, ce regard, qui parlait sans cesse d’un monde invisible, était devenu plus beau encore, et aucun des missionnaires ne fit sur ceux qui arrivaient, une si heureuse impression.
Après avoir fait trois cents lieues en canot, toujours en garde et en alerte, on éprouve le besoin du repos. Mais avant toutes choses, les voyageurs voulurent remercier Dieu, et traversant la maison, se rendirent au chœur.
À Sainte-Marie, il n’y avait pas de vitres aux fenêtres ; les cloisons étaient en planches brutes les meubles réduits au plus strict nécessaire étaient des plus grossiers. Mais la chapelle offrait avec le reste un contraste frappant.
Elle était bien humble pourtant, cette chapelle qui passait parmi les indigènes pour l’une des merveilles du monde. Mais la charpente en était gracieuse ; il y avait des vitres aux fenêtres ; les murs, les boiseries étaient d’un beau poli. De très belles images ornaient les différents autels. Les autres décorations, toutes dans le goût sauvage, consistaient surtout en verroteries, en draperies aux couleurs éclatantes et heurtées.
Les religieux traversèrent la nef, et rangés autour de l’autel, récitèrent le Te Deum.
Puis quittant la chapelle, ils passèrent au réfectoire, lequel offrit bientôt un curieux coup-d’œil, car, suivant la vieille coutume féodale, à Sainte-Marie, religieux, soldats, ouvriers, domestiques mangeaient à la même table.
Le souper fini, les Jésuites se retirèrent en silence.
Leur salle de communauté était déjà sombre, mais la flamme du foyer éclairait vivement un tableau suspendu au mur.
Le supérieur conduisit le P. de Brébeuf en face de ce tableau qui représentait le crucifiement :
— Regardez, dit-il, avec une émotion soudaine et solennelle ; voilà le seul objet qui nous soit parvenu depuis trois ans… En le découvrant, j’eus l’impression qu’il nous faudrait encore passer par des souffrances terribles… Je me rappelai, mon Père, la croix qui vous apparut en 1640, venant du pays des Iroquois… croix assez grande, disiez-vous, pour que nous y fussions tous attachés.
— Tant mieux, tant mieux, s’écrièrent allègrement les religieux qui écoutaient avec respect.
Jean de Brébeuf sourit.
— La foi fait des progrès bien consolants, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Des progrès étonnants, admirables, répondit le supérieur. On voit assez que les anges y travaillent plus que nous. Les desseins de Dieu sont bien au-dessus de nos pensées, mon Père, et la famine… la guerre… tous ces maux qui semblaient plus que jamais devoir abattre le christianisme, l’ont puissamment établi… La foi est respectée. Nous avons des chapelles dans toutes nos missions… des cimetières ont été bénits, des croix érigées et adorées solennellement. Les anciens chrétiens mènent une vie irréprochable… leur nombre a beaucoup augmenté… les infidèles humiliés par l’affliction, nous semblent moins éloignés du royaume de Dieu. Mais nous causerons demain ; vous avez besoin de repos.
— Oui, mais il faut que je vous dise un mot de la grande merveille de Québec : je veux parler des Ursulines et des Hospitalières. Non, si menacée qu’elle soit, la colonie ne saurait périr… Dieu enverrait plutôt des anges pour défendre des femmes si généreuses… si charitables…
— On m’a beaucoup parlé de la mère de l’Incarnation, répliqua le P. Jérôme Lallemant, destiné à la connaître si intimement.
— Je voudrais que vous la vissiez à sa grille de bois blanc, instruisant les sauvages. C’est aux Ursulines que j’ai dit ma dernière messe à Québec… Leurs petites séminaristes chantent d’une manière bien agréable. J’ai été ravi de leurs cantiques hurons. Elles en ont un exprès pour le missionnaire qui va partir : « Allez, nous sommes ravies que vous alliez dans un lieu d’abandonnement. Plaise à Dieu, qu’on vous fende la tête d’un coup de hache »… Puis, le refrain au nom du missionnaire :
« Ce n’est pas assez, il faut être écorché et brûlé ; il faut souffrir tout ce que peut inventer la férocité la plus barbare, pour l’amour de Dieu et le salut des sauvages. »
Le P. de Brébeuf répéta ces mots avec un air et un accent singulièrement touchants.
— En attendant, répliqua le supérieur, souriant pour dissimuler son émotion ; venez vous reposer.
Il détacha une lampe de fer en forme de gondole, accrochée à la cheminée, l’alluma, (car la nuit venait de bonne heure dans cette maison entourée de murs), et conduisit les arrivants à leurs cellules.
Un peu plus tard, Charles Garnier aussi se retirait dans la sienne.
La lumière argentée de la lune, glissant par-dessus les bastions, éclairait ce pauvre réduit, et mettait en relief la grossière croix noire suspendue à la cloison.
Il s’approcha de la fenêtre.
Le treillis de branches qui remplaçait les vitres était ouvert, mais le jésuite ne pouvait apercevoir qu’un coin du ciel bleu et la lumière du soldat qui veillait dans la tour.
Malgré l’heure peu avancée, un profond silence régnait déjà dans l’enceinte. Tout semblait dormir, et le bruit de la rivière arrivait seul jusqu’à lui.
Une tristesse soudaine envahit le cœur du missionnaire.
Il appuya la tête sur ses mains brunies, et chaque mot des lettres reçues de France passa devant ses yeux fermés.
Un ennui mortel l’avait saisi. Il éprouvait un besoin irrésistible de laisser son âme s’envoler vers sa patrie, vers le passé.
Mais résistant à son inclination, il s’agenouilla devant sa pauvre croix, et fut bientôt tout entier à sa prière.