À l’œuvre et à l’épreuve/40
XL
Cinq années s’étaient écoulées.
De tragiques événements avaient bouleversé le pays et les Jésuites, réunis à Sainte-Marie, se trouvaient en face d’une nécessité aussi pressante qu’amère.
Autour de l’habitation, rien ne semblait changé.
De tous côtés, les arbres centenaires bornaient toujours la vue à Sainte-Marie, mais par delà ces tranquilles horizons de verdure, les bourgades huronnes ne se voyaient plus à travers la forêt.
Quelques débris de palissades, des poteaux à demi consumés, de vastes clairières couvertes de cendres en indiquaient seulement la place.
Partout régnait une étrange, une désolée solitude, et la péninsule huronne n’était plus qu’une ruine.
Sans que personne en eût soupçon, une armée de mille Iroquois avait hiverné dans le pays. Après avoir fait plus de cent lieues sans être aperçue, cette armée, dans la nuit du 16 mars 1649, avait envahi le village de Saint-Ignace, puis au lever du soleil, celui de Saint-Louis, à une lieue de Sainte-Marie.
La prise de ces bourgs situés au cœur même du pays, les cruautés sans nom que les Iroquois y commirent avaient jeté l’épouvante dans les plus fermes cœurs, et la nation huronne s’était dispersée.
En quelques jours, quinze grands bourgs avaient été abandonnés, chacun mettant le feu à sa demeure, afin qu’elle ne servît pas d’abri aux Iroquois.
La maison des Jésuites restait seule, en ces lieux de terreur.
C’était le soir du 14 juin 1649.
Un radieux soleil éclairait encore ces bâtiments de Sainte-Marie, qui semblaient si magnifiques aux sauvages, et partout régnait une activité extraordinaire.
Religieux, soldats, ouvriers, domestiques travaillaient à emballer.
Les paquets, les caisses, les sacs de blé d’Inde et de glands s’entassaient dans les canots d’écorce que les Français allaient décharger sur un petit vaisseau grossièrement construit, mouillé dans la rivière.
Dans l’enceinte du fort on apercevait un grand nombre de Hurons.
Assis par terre, sans regards, sans mouvements, ils restaient plongés dans cet abattement qui est le deuil des sauvages.
Le tintement de la cloche les tira de leur morne attitude ; et tous, hommes, femmes, enfants se dirigèrent vers la chapelle dont les portes étaient grandes ouvertes.
L’autel avait encore ses ornements.
La belle image de Marie Immaculée se détachait au milieu des lumières, mais la lampe du sanctuaire ne brûlait plus, le tabernacle était ouvert, et un cercueil, paraissant avoir déjà séjourné dans la terre, était exposé devant l’autel…
Les Français n’avait pas tardé à suivre les Hurons dans l’église, et, au nombre d’environ quarante, s’étaient agenouillés devant la balustrade.
Les deux portes s’ouvrirent bientôt au fond du sanctuaire et les missionnaires des Hurons, défilant devant l’autel, vinrent se ranger autour du cercueil.
Charles Garnier était là à son rang, mais d’autres manquaient et ne devaient jamais plus prendre leur place au milieu de leurs frères.
C’était Isaac Jogues tombé sous le fer des Iroquois le 18 octobre 1646 ; Antoine Daniel qui, à la prise de Tenaustayaé le 4 juillet 1648, avait marché seul à la rencontre d’une armée, afin que quelques-uns de ses chrétiens pussent s’échapper pendant que les Iroquois exerceraient sur lui leur cruauté ; et enfin Jean de Brébeuf et Gabriel Lallemant, martyrisés le 16 mars précédent, et dont les restes sacrés reposaient dans le cercueil qu’on venait de retirer du cimetière.
Avant de commencer les prières, le supérieur, Paul Raguenau, se tournant vers les assistants, dit en huron :
« Dieu soit béni ! La vraie marque du christianisme, la croix est sur cette église naissante. Vous l’avez compris, mes frères, ce serait une folie que de rester dans ces lieux abandonnés où personne ne viendrait nous voir, à part les Iroquois qui nous feraient porter tout le poids de leurs armes. Il nous faut aussi partir, et pour la dernière fois, nous allons prier ensemble dans cette chapelle. Mais il ne faut pas que les ennemis de la foi puissent profaner la maison du vrai Dieu, et avant de quitter Sainte-Marie, nous allons y mettre le feu, comme vous avez fait à vos demeures…
Nous avions d’abord résolu d’aller nous établir dans l’île d’Ekaentoton qui offre de grands avantages, mais douze de nos capitaines sont venus nous conjurer de nous fixer à l’île Saint-Joseph, où beaucoup de Hurons sont déjà réunis. Ils nous ont assuré que tous avaient décidé d’embrasser la foi, que nous ferions de cette île une île de chrétiens…
Mes frères, nous avons cru qu’il fallait aller où Dieu semblait nous appeler. Nous ne sommes ici que pour vous, et quelque danger qu’il y ait pour nos vies, nous allons transporter le gros de nos forces où se trouve le gros de votre nation. C’est pour nous un bonheur, mes frères, de partager vos dangers et vos souffrances, et tous, nous sommes prêts à mourir pour vous, comme plusieurs des nôtres l’ont déjà fait.
Nous ne savons ce que Dieu nous réserve, mais nous sommes tous dans l’heureuse nécessité de beaucoup souffrir… Que votre foi se soutienne au plus fort de vos épreuves. Vous le savez, nous ne sommes pas chrétiens pour être heureux sur la terre, mais dans le ciel. »
Le supérieur s’agenouilla et commença le chapelet.
Le P. Bressani entonna ensuite les litanies, auxquelles tous les religieux répondirent. Ce chant très touchant fut le dernier qui retentit entre les murs de Sainte-Marie.
On dégarnit l’autel, on descendit la belle image de la Vierge.
Puis, quatre religieux placèrent le cercueil sur leurs épaules, et précédés de la croix, et suivis de leurs frères, ils traversèrent l’enceinte et portèrent le précieux fardeau jusqu’au canot qui attendait.
Debout sur la rive, le supérieur et Charles Garnier, suivirent le cercueil des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu sur le vaisseau.
— Quand je songe que ceux avec qui nous avons vécu si intimement sont maintenant parmi les apôtres et les martyrs, cela me semble un rêve, dit tout à coup le P. Ragueneau.
— Ah, murmura Charles Garnier, si Dieu daignait nous accorder une semblable mort !
— Bien probablement, parmi nous, il y en aura d’autres qui mourront aussi pour la cause de Dieu…
— Mais quant à moi, je ne l’espère guère. Pour m’empêcher de baptiser un mourant, un Huron m’a une fois déchargé un coup de hache sur la tête… Mais, il ne m’a pas même coupé un cheveu… Voyez-vous, je ne méritais pas de mourir pour la foi.
Charles Garnier sourit sans rien dire et les deux religieux prirent le sentier qui menait à Sainte-Marie.
Cette maison, que les missionnaires nommaient leur paradis — elle représentait bien des années d’héroïque et crucifiant travail, elle était une preuve étonnante de ce que peut la volonté humaine, et à la pensée qu’il fallait l’abandonner, la réduire en cendres, les deux jésuites ressentirent une amère douleur. Mais ni l’un ni l’autre ne se permit une parole de regrets.
— Les pauvres misérables ! dit le P. Raguenau regardant les sauvages qui préparaient leurs provisions de maïs pilé. Je vous assure que c’était une grande pitié de les voir arriver dans la journée du 16 mars… Dans la seule matinée, nous en reçumes plus de cinq cents. Vous avez encore beaucoup de ces pauvres fugitifs à Saint-Jean.
— Oui, le gros de la nation s’est réfugié dans nos montagnes, et la famine commence à se faire rudement sentir.
— C’est le fléau universel. Aussitôt rendu à Saint-Joseph, nous allons commencer les travaux. L’île d’Ekaentoton offrait bien plus de ressources, mais elle est à soixante lieues. Ces pauvres Hurons ne peuvent se résoudre à s’éloigner autant ; ils espèrent revenir bientôt au pays de leurs pères… Vous savez que le P. Chaumonot est déjà rendu à Saint-Joseph ? Il a fait commencer les défrichements.
— Prenez-vous le vaisseau ? demanda Charles Garnier.
— Non. J’ai fait construire un radeau à l’entrée de la rivière — avec des arbres longs de cinquante à soixante pieds — et je vais m’y embarquer avec le P. Bressani et la plupart des Français… Nos sauvages ont leurs canots.
— Pauvres Hurons ! murmura Charles Garnier, la rage de leurs ennemis n’est pas encore satisfaite.
— Non… il faut s’attendre à tout… et vous êtes fort exposés aux visites des Iroquois. Une fois rendu à Saint-Joseph, nous allons tâcher de mettre nos chrétiens un peu à l’abri… quelques Pères iront en canot visiter ceux qui se cachent parmi les écueils et sur le rivage… Le P. Chabanel va être encore votre compagnon à Saint-Jean. Je compte sur vous pour lui apprendre le huron… Lui, si intelligent, c’est vraiment étrange comme il n’avance pas dans la connaissance de la langue !
— Tout ce qui tient aux sauvages répugne à son esprit, comme à son cœur… Leurs habitudes… leur entretien… tout ce qui vient d’eux lui inspire un dégoût sans nom… De plus, il n’a aucune consolation intérieure. Pourtant, mon Père, il persévère dans sa vocation… Sans cesse sollicité de retourner en France, il ne veut pas abandonner sa croix… il s’est engagé par vœu à ne jamais demander son rappel.
Les deux religieux furent interrompus par Robert Lecoq qui venait informer le supérieur que tout était prêt pour le départ et qu’on n’attendait plus que ses ordres pour mettre le feu.
— Mettez le feu à la palissade, dit le P. Raguenau et se tournant vers Charles Garnier il ajouta sans le regarder :
— Vous trouverez tout préparé dans la cave… allez… et offrez à Dieu notre holocauste.
Le religieux s’inclina en signe d’obéissance et se dirigea aussitôt vers la maison dont toutes les portes étaient ouvertes.
Seule, sa pâleur trahissait la grande et profonde épreuve.
Traversant plusieurs pièces, il s’arrêta dans la salle de communauté.
En ce moment, combien douces lui semblaient les heures passées à ce rude foyer, combien délicieuses leurs fraternelles réunions !
Il prit une torche de résine, l’alluma au feu qui s’éteignait dans l’âtre, puis ouvrant une trappe, il descendit dans la cave.
D’énormes fagots étaient préparés sous le plancher.
Le jésuite y mit le feu… et sans tourner la tête, monta dans la salle.
Là, debout devant la cheminée, il attendit…
Une âcre fumée ne tarda pas à se répandre et bientôt la flamme perça le plancher.
Charles Garnier sortit.
Les quatre croix de la palissade brûlaient déjà… le vaisseau descendait… et les fugitifs, plus ou moins chargés, commençaient à défiler le long de la rivière.
Certes, pour les Jésuites abandonner Sainte-Marie, c’était l’une de ces épreuves qui brisent les plus fiers courages. — Mais chez eux, rien ne trahissait l’intime et cruelle douleur.
Avec la plus parfaite bonté — comme s’ils n’eussent rien souffert — ils continuaient de pourvoir aux besoins de ces infortunés qui n’avaient plus d’espoir qu’en eux.
Le P. Garnier et le P. Chabanel embrassèrent leurs frères, puis jetant sur leurs épaules la couverture qui leur servait d’abri, la nuit, dans leurs voyages, ils eurent bientôt disparu par l’un des sentiers de la forêt.
Le feu avait gagné rapidement.
Le fort Sainte-Marie n’était plus qu’un vaste brasier dont la flamme s’élevait jusqu’au ciel.