À l’œuvre et à l’épreuve/26
XXVI
Pendant ce mois de juin, quelqu’un qui aurait observé le supérieur des Jésuites l’aurait vu souvent se promener songeur sur les bords de la rivière Saint-Charles.
Le P. de Brébeuf lui avait demandé du renfort ; et les Hurons, qui allaient arriver aux Trois-Rivières pour la traite, devaient emmener les missionnaires. Envoyez-nous des saints, disait le P. de Brébeuf.
Et le P. Lejeune, se répétant cela, suppliait le Seigneur de l’éclairer.
À mesure que le temps s’écoulait, les prières, autour de lui, s’élevaient plus puissantes, plus ardentes.
Que de supplications, que de vœux à la reine des apôtres ne faisait-on pas pour obtenir d’être choisi !
La mission huronne, c’était l’ambition suprême de tous les Jésuites, à Notre-Dame-des-Anges.
Pourtant, ils n’ignoraient pas ce qui les y attendait : car voici ce que leur écrivait le premier apôtre des Hurons, le P. de Brébeuf, d’héroïque mémoire, après avoir protesté qu’il ne voulait pas refroidir leur zèle, mais seulement donner quelques avis.
« Il est vrai, disait-il, que l’amour de Dieu a la force de faire ce que fait la mort, c’est-à-dire de nous détacher des créatures et de nous-mêmes ; néanmoins ces désirs que nous ressentons de coopérer au salut des infidèles ne sont pas toujours des marques assurées de cet amour épuré ; il peut y avoir quelquefois un peu d’amour-propre et de recherche de nous-mêmes, si nous regardons seulement le bien et le contentement qu’il y a de mettre des âmes dans le ciel sans considérer mûrement les peines, les travaux et les difficultés qui sont inséparables de ces fonctions évangéliques.
« Donc, afin que personne ne soit abusé en ce point, ostendam illi quanta hic oporteat pro nomine Jesu pati.
Il est vrai que les deux derniers venus, les PP. Le Mercier et Pijart, n’ont pas eu tant de peines que nous en leur voyage ; ils n’ont point ramé ; leurs gens n’ont pas été malades comme les nôtres ; il ne leur a point fallu porter de pesantes charges. Or, nonobstant cela, pour facile que puisse être la traversée des sauvages, il y a toujours de quoi abattre bien fort un cœur qui ne serait pas bien mortifié : la facilité des sauvages n’accourcit pas le chemin, n’aplanit pas les roches, n’éloigne pas les dangers. Soyez avec qui vous voudrez, il faut vous attendre à être trois et quatre semaines tout au moins par les chemins ; de n’avoir pour compagnons que des gens que vous n’avez jamais vus ; d’être dans un canot d’écorce, dans une posture assez incommode, sans avoir la liberté de vous tourner d’un côté ou d’autre, en danger cinquante fois le jour de verser ou de briser sur les rochers. Pendant le jour, le soleil vous brûle ; pendant la nuit, vous courez risque d’être la proie des maringouins. Vous montez quelque fois cinq ou six saults en un jour et n’avez le soir, pour tout réconfort, qu’un peu de blé broyé entre deux pierres et cuit avec de belle eau claire ; pour lit la terre et bien souvent des roches raboteuses ; d’ordinaire, point d’autre abri que les étoiles, et tout cela dans un silence perpétuel ; si vous vous blessez à quelque rencontre, si vous tombez malade, n’attendez de ces barbares aucune assistance. Et si la maladie est dangereuse, et que vous soyez éloignés des villages qui sont fort rares, je ne voudrais pas vous assurer que si vous ne pouvez les suivre, ils ne vous abandonnent.
« Quand vous arriverez aux Hurons, nous vous recevrons à bras ouverts, comme un ange du paradis, nous aurons toutes les bonnes volontés possibles de vous faire du bien ; mais nous sommes quasi dans l’impossibilité de le faire.
« Nous vous recevrons dans une si chétive cabane que je n’en trouve point en France d’assez misérable pour vous pouvoir dire : Voilà comment vous serez logé.
« Tout harassé et fatigué que vous serez, nous ne pouvons vous donner qu’une pauvre natte pour lit ; et de plus vous arrivez en une saison où de misérables petites bestioles, que nous appelons ici Tashac et puces en bon français, vous empêcheront, quasi les nuits entières, de fermer l’œil, car elles sont en ce pays incomparablement plus importunes qu’en France ; la poussière de la cabane les nourrit, les sauvages nous les apportent, nous les allons quérir chez eux ; et ce petit martyre, sans parler des maringouins, moustiques et autre semblable engeance, dure d’ordinaire les trois et quatre mois de l’été.
« Il faut faire état, pour grand maître et grand théologien que vous ayez été en France, d’être ici petit écolier, et encore, ô bon Dieu, de quels maîtres ! des femmes, des petits enfants, de tous les sauvages et d’être exposé à leur risée. Ce sera encore beaucoup si au bout de quelque temps vous arrivez à bégayer.
« Et puis, comment penseriez-vous passer ici l’hiver ! Nous avons une cabane bâtie de simples écorces, mais si bien jointes, que nous n’avons que faire de sortir dehors, pour voir quel temps il fait. La fumée est bien souvent si épaisse, si aigre, si opiniâtre, que les cinq et six jours entiers, si vous n’êtes tout à fait à l’épreuve, c’est bien tout ce que vous pourrez faire que de connaître quelque chose dans votre bréviaire. Avec cela, nous avons, depuis le matin jusqu’au soir, notre foyer toujours assiégé de sauvages.
« Au reste, jusqu’à présent nous n’avons eu que des roses ; dorénavant que nous aurons des chrétiens presque en tous les villages, il faudra y faire des courses en toute saison et y demeurer selon les occurrences, des quinze jours, des trois semaines entières, dans des incommodités qui ne se peuvent dire. Ajoutez à tout cela, que notre vie ne tient qu’à un fil, car outre que votre cabane n’est que comme de paille et que le feu y peut prendre à tout moment, nonobstant le soin que vous apportez pour détourner ces accidents, la malice des sauvages vous donne sujet d’être de ce côté-là dans des craintes continuelles. Un mécontent vous peut fendre la tête ou brûler à l’écart. Et puis vous êtes responsable de la stérilité de la terre. Vous êtes la cause des sécheresses. Si vous ne faites pleuvoir, on ne parle pas moins que de se défaire de vous. Je n’ai que faire de parler du danger qu’il y a du côté des ennemis. Des Iroquois ont été découverts en embuscade dans les champs. Les Hurons sont fort craintifs ; ils ne se tiennent pas sur leurs gardes, ils n’ont pas le soin de préparer leurs armes ni de fermer de pieux leurs villages. Leur recours ordinaire est à la fuite. Dans ces alarmes de tout le pays, je vous laisse à penser si nous avons sujet, nous autres, de nous tenir en assurance.
« Or, après tout, si nous étions ici pour les attraits extérieurs de la piété, comme en France, encore serait-ce. En France, la grande multitude et le bon exemple des chrétiens, la majesté des églises si bien parées vous prêchent la piété. Vous avez la consolation de célébrer chaque jour la sainte messe. Ici, nous n’avons rien qui porte au bien. Nous sommes parmi des peuples qui s’étonnent quand vous leur parlez de Dieu, qui n’ont souvent que d’horribles blasphèmes à la bouche. Souvent, il vous faudra vous priver de la messe et quand vous aurez la commodité de pouvoir la dire, un petit coin de votre cabane vous servira de chapelle que la fumée, la neige ou la pluie vous empêchent d’orner et d’embellir, quand même vous auriez de quoi. En voilà bien assez, le reste se connaît en l’expérience. »