Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 163-168).


XXVII


Dans le réfectoire de Notre-Dame-des-Anges, on avait pratiqué quatre chambres : deux petites de la grandeur d’un homme en carré, et deux autres ayant sept à huit pieds, mais deux lits en chacune.

Charles Garnier occupait l’une de ces dernières avec son compagnon de voyage, Pierre Chastelain.

Les deux jeunes religieux venaient d’être nommés à la mission huronne et, le 30 juin, on aurait pu les voir, dans leur réduit, fort occupés à faire leurs paquets.

— Pour nous faire aimer des petits sauvages, il paraît que nous allons emporter des raisins et du sucre, disait Pierre Chastelain. Les petits sauvages aiment beaucoup le sucre qu’ils appellent de la neige de France.

Charles Garnier sourit.

— Si le sucre doit apprivoiser les enfants, ceci doit nous gagner les bonnes grâces de nos guides, dit-il, prenant un paquet assez lourd jeté sur son lit.

Ce paquet, qu’il ouvrit, contenait de la rassade, des alènes, des hameçons, mêlés à quelques douzaines de couteaux de poche.

— C’est la monnaie du pays, continua Charles Garnier. C’est avec cela qu’on achète du poisson pour fêter les sauvages le long de la route.

Pierre Chastelain en prit une partie ; et les deux jeunes gens continuèrent à s’entr’aider à ficeler leurs paquets qu’il fallait rendre aussi commodes à porter que possible.

Quand le dernier fut fini, Pierre Chastelain sortit et Charles Garnier, prenant un manuscrit, sous son pauvre oreiller, s’approcha de la fenêtre.

Le manuscrit, de l’écriture ronde et ferme de Jean de Brébeuf, portait pour titre : Instruction pour les Pères de notre compagnie qui seront envoyés aux Hurons.

Debout dans l’étroite fenêtre, Charles Garnier resta quelques instants à considérer la jolie rivière, le vert et tranquille horizon qu’il aimait déjà et que le lendemain il ne verrait plus. Puis, il ouvrit le cahier et lut ce qui suit :

« Les Pères que Dieu appellera à la sainte mission des Hurons doivent diligemment prévoir tous les travaux, les peines et les périls qu’il faut encourir en faisant ce voyage, afin de se résoudre de bonne heure à tous les accidents qui peuvent arriver.

« Faut aimer de cœur les sauvages, les regardant comme rachetés du sang du Fils de Dieu, et comme nos frères avec qui nous devons passer le reste de notre vie.

« Pour agréer aux sauvages, faut prendre garde de ne se faire jamais attendre pour s’embarquer.

« Il faut faire provision d’un fusil ou d’un miroir ardent, ou de tous les deux, afin de leur faire du feu pendant le jour pour fumer et le soir quand il faudra cabaner : ces petits services leur gagnent le cœur.

« Il faut s’efforcer de manger de leurs sagamités en la façon qu’ils les apprêtent, encore qu’elles soient sales, demi-cuites et très insipides. Pour les autres choses, qui sont en grand nombre, qui peuvent déplaire, il les faut supporter pour l’amour de Dieu, sans en dire mot ou sans en faire semblant.

« Il est bon, au commencement, de prendre tout ce qu’ils donnent, encore que vous ne le puissiez manger, car quand on est un peu accoutumé, on n’en a pas trop.

« Il faut s’efforcer de manger dès le point du jour, n’était que vous puissiez embarquer votre plat, car la journée est bien longue pour la passer sans manger. Quand ils sont en chemin, les sauvages ne mangent qu’au réveil et au coucher du soleil.

« Il faut être prompt à embarquer et à débarquer et retrousser tellement ses habits, qu’on ne se mouille point et qu’on ne porte ni eau, ni sable dans le canot. Il faut aller nu-pieds afin d’être plus tôt prêt ; passant les saults, on peut prendre ses souliers.

« Il faut se comporter en sorte qu’on ne soit point du tout importun à un seul de ces barbares.

« Il n’est pas à propos de faire tant d’interrogations, il ne faut pas suivre le désir qu’on a d’apprendre la langue et de faire quelques remarques sur le chemin. Il faut délivrer de cet ennui ceux de votre canot.

« Il faut supporter leurs imperfections sans mot dire, voire même sans en faire semblant ; que s’il est besoin de reprendre quelque chose, il le faut faire modestement et avec des paroles et des signes qui témoignent de l’amour et non de l’aversion. Bref, il faut tâcher de se tenir et de se montrer toujours joyeux.

« Dans les portages, chacun s’efforcera de porter quelque chose, selon ses forces — si peu qu’on porte agrée aux sauvages.

« Il ne faut point être cérémonieux avec les sauvages, mais accepter ce qu’ils nous offrent, comme serait quelque bonne place dans les cabanes.

« Les plus grandes commodités sont pleines d’assez grandes incommodités et ces cérémonies les offensent.

« Qu’on prenne garde de ne nuire à personne dans le canot, avec son chapeau. Il faut plutôt prendre son bonnet de nuit.

« Il n’y a point d’indécences parmi les sauvages.

« Ne donnez pied à rien, si vous n’avez envie de continuer. Par exemple, ne commencez point à ramer, si vous n’avez envie de ramer toujours. Dès le commencement, prenez dans le canot la place que vous désirez conserver. Ne leur prêtez point vos habits, si vous n’avez envie de les leur laisser tout le voyage.

« Enfin, persuadez-vous que les sauvages retiendront de vous dans le pays, la même pensée qu’ils auront eue par le chemin, et celui qui aurait passé pour fâcheux et difficile aurait par après bien de la peine d’ôter cette opinion. Vous aurez affaire non seulement à ceux de votre canot, mais encore, on peut le dire, à tous ceux du pays qui ne manqueront pas de s’enquérir de ceux qui vous ont amené, quel homme vous êtes. C’est une chose presque incroyable comme ils remarquent et retiennent jusqu’au moindre défaut.

« Quand vous rencontrez en chemin quelque sauvage, comme vous ne pouvez encore leur donner de belles paroles, au moins, faites-leur bon visage et montrez que vous supportez joyeusement les fatigues du voyage. C’est avoir bien employé les travaux du chemin et avoir bien avancé, que d’avoir gagné l’affection des sauvages.

Voilà une leçon bien aisée à apprendre, mais bien difficile à pratiquer. »