À l’œuvre et à l’épreuve/25
XXV
ce 21 juin 1636.
J’ai donné à mes parents tous les détails de la traversée, vous réservant ce qui regarde la Nouvelle-France.
Partis de Dieppe, le 1er avril, dans la nuit du 11 juin nous jetions l’ancre devant Québec.
J’aurais bien voulu apercevoir un peu cette sauvage et merveilleuse beauté ; mais j’eus beau regarder, je n’entrevis que la rade où les étoiles se miraient.
Trop heureux pour songer à dormir, j’attendis le jour sur le pont.
La nuit était calme et belle. La brise de terre m’apportait les senteurs des bois. Dans ce grand et frais silence, je priai avec bonheur, songeant à vous tous, à M. de Champlain qui dormait tout près son dernier sommeil, à ces pauvres sauvages encore à l’ombre de la mort.
Dieu soit béni de tous les anges ! Cette grâce qu’il m’a faite, en m’envoyant aux missions, je ne la comprendrai bien qu’au ciel et mille vies sacrifiées ne suffiraient pas à la reconnaître.
Je sentais cela, et le Magnificat revenait souvent sur mes lèvres.
Pendant ce temps, les étoiles pâlissaient et Québec sortait peu à peu des ombres. Vous connaissez ces tons effacés, ce gris doux très vague du matin. Et comme mon cœur s’attendrit en reconnaissant ce que je n’avais jamais vu : l’habitation, la chapelle, le fort Saint-Louis, bâti comme un nid d’aigle, au haut de l’abrupte rocher.
À bord, l’équipage commençait à s’éveiller, et nos canons apprirent bientôt à Québec encore endormi que son gouverneur était dans la rade.
On nous répondit presqu’aussitôt du fort et, à travers la fumée, je vis le drapeau blanc s’élever dans les airs. Au même moment, le soleil, s’élançant dans l’espace, illuminait le fleuve et toute cette magnifique nature sauvage.
Sans exagération, c’était beau à voir.
J’aurais bien voulu débarquer sans retard et m’en aller à la découverte de Notre-Dame-des-Anges ; mais M. de Montmagny devait débarquer le premier.
Le rivage s’était couvert. L’animation semblait grande. Debout sur le pont, M. de Montmagny regardait gravement, paisiblement. Après m’avoir fait bien languir, il se décida enfin à descendre dans la chaloupe pavoisée qui l’attendait, et nous invita à l’y suivre, le P. Chastelain et moi.
Le gouverneur, en grande tenue, portait sur sa poitrine la croix en émail blanc des chevaliers de Malte. — Le général Duplessis de Brochart et le chevalier de l’Île se tenaient à ses côtés, et avaient aussi fort grand air.
Les autres officiers suivaient dans les chaloupes.
Sur le rivage, au premier rang, un de nos pères, que je supposai être le P. Lejeune, se tenait à côté d’un militaire d’apparence distinguée, lequel je jugeai être M. de Châteaufort.
Je ne m’étais pas trompé ; et, après les compliments ordinaires, le gouverneur, suivi de tous, se dirigea vers la chapelle.
Apercevant une croix élevée au bas de la Montagne : — Voici, dit-il, la première croix que je rencontre en ce pays. Adorons le Crucifié en son image… Ensuite, tambours battant, nous gravîmes le sentier de la Montagne où M. de Champlain a tant de fois passé.
La chapelle de Notre-Dame de Recouvrance est à trois ou quatre cents pieds du fort. Cette jeune et blanche chapelle, ombragée d’arbres centenaires, ne manque ni de caractère, ni de grâce.
Un tableau surmonte l’autel[1]. Ce tableau d’une grande beauté, représentait l’Annonciation. Ave Maria. Jamais encore, je ne l’avais dit avec tant de bonheur. Le P. Lejeune entonna le Te Deum. Chère sœur, qu’il fera bon d’être au ciel ! de n’avoir plus qu’à remercier Dieu !
Au sortir de l’église, M. de Châteaufort remit solennellement les clefs de la forteresse à M. de Montmagny qui s’en alla prendre possession, au bruit des tambours.
Pendant ce temps, le P. Supérieur nous emmenait, par un sentier de la forêt, à Notre-Dame-des-Anges.
Après avoir fait environ une demi-lieue, nous nous trouvâmes dans une prairie sauvage, sur les bords d’une rivière.
De l’autre côté, au milieu d’une large clairière pratiquée dans l’épaisseur du bois, j’aperçus une maison très basse, très humble, surmontée d’une croix. C’est Notre-Dame-des-Anges, première résidence des Jésuites au Canada.
Des champs de blé, de seigle, d’avoine, de maïs s’étendent alentour, et une forte palissade protège le tout.
Pendant que nous regardions, le P. Chastelain et moi, le P. Supérieur cherchait parmi les joncs qui bordent la rivière.
Il en tira un canot d’écorce qu’il poussa dans l’eau et nous traversâmes à l’aviron.
La maison est à deux cents pieds du rivage. Elle est bâtie en planches grossièrement rabotées et calfeutrées avec de la vase. Les grands joncs qui bordent la rivière ont fourni le toit.
La maison n’a qu’un étage ; elle mesure vingt-sept pieds sur trente-neuf, et forme quatre chambres, dont l’une sert de chapelle.
Certes, cette chapelle est pauvre. Il n’y a pas encore bien longtemps, l’autel n’avait d’autre décoration qu’un drap sur lequel on avait collé deux images. Maintenant, nous avons un tableau représentant la sainte Vierge saluée par les Anges.
C’est dans cette chère chapelle que j’ai célébré ma première messe en la Nouvelle-France : une messe d’apôtre, car c’était la fête de saint Barnabé. Et Gisèle, avec quelle triomphante allégresse, j’ai lu ces paroles de mon maître : « Je vous ai choisis et tirés du monde. »
Le P. de Brébeuf est depuis deux ans chez les Hurons, à trois cents lieues d’ici. Les PP. Davost, Daniel, Pijart et Le Mercier l’y ont rejoint.
La mission huronne est, sans comparaison, la plus pénible, la plus dangereuse, mais c’est aussi la plus désirée, la plus enviée. Parmi nous, on en parle comme du paradis terrestre. C’est à qui ira !
Le P. Supérieur dessert Notre-Dame de Recouvrance. Il m’y emmena le lendemain de mon arrivée et me permit d’aller voir le fort ; douce et sérieuse visite qui m’a laissé une impression ineffaçable.
Oh, Gisèle, comme M. de Champlain m’était présent ! et comme mon cœur s’attendrit quand j’entrai chez lui, dans ce pauvre fort Saint-Louis qui est peut-être le berceau d’une autre France.
M. de Châteaufort, que j’avais rencontré en arrivant, voulut absolument se faire mon guide. Les chambres nues et sombres n’ont rien de remarquable. J’en excepte la grande salle, vaste pièce voûtée d’un aspect imposant. La cheminée haute, large, profonde est à elle seule un monument. Chaque côté de l’âtre, des fleurs de lis s’enroulent dans la pierre et, sur la partie supérieure de la cheminée, la croix est sculptée en demi-relief. Une frise, qui relie les deux piliers porte une statue de saint Louis, heaume en tête.
C’est dans cette salle que M. de Champlain fut exposé, après sa mort. Un drapeau de la France, qu’il avait toujours à son foyer, le couvrait à demi et lui a servi de linceul.
L’appartement de M. de Champlain est à côté de la grande salle : — Voici sa table de travail, me disait M. de Châteaufort, voici son fauteuil… voici le lit où il est mort…
Dans la chambre à coucher, j’ai remarqué une fort jolie vue de Brouage, ville natale de M. de Champlain.
Une longue-vue, un porte-voix, quelques instruments d’astronomie sont serrés dans une armoire vitrée.
J’ai regardé les livres rangés sur de simples tablettes. Un traité de navigation, quelques livres de piété et d’histoire, des récits de voyage, la vie des saints, voilà ce qui remplissait les rares loisirs de sa solitude.
M. de Châteaufort m’a donné bien des détails sur la vie et la mort de M. de Champlain. Gisèle, mon père disait juste : Samuel de Champlain était bien l’un des plus nobles fils de la noble France.
Avec quel respect je me suis assis à son foyer ! J’aurais voulu être seul, pour pleurer, pour dire à Dieu, prosterné sur ces pierres sacrées : Que l’œuvre qui lui a tant coûté ne périsse point !… qu’il y ait une Nouvelle-France…
M. de Montmagny va élever une chapelle sur sa tombe. Le monument qu’on lui a consacré en attendant est fort modeste : une simple croix de pierre avec son nom et des tiges de lis portant des fleurs non ouvertes encore.
J’y déposai la couronne d’immortelles dont vous m’aviez chargé. Il y en avait déjà une, fort fort belle — envoyée par madame de Champlain.
J’aurais voulu rester là longtemps. Le silence de la mort dit bien des choses.
Gisèle, n’est-il pas heureux d’avoir fait la volonté de Dieu ?… d’avoir tout sacrifié à sa glorieuse mission ?…
Songeant à tout cela, je revins, par le sentier de la forêt, à Notre-Dame-des-Anges.
Le P. Ragueneau et le P. Adam sont arrivés par les derniers vaisseaux. Il n’y a plus que le P. Jogues qui soit encore en route ; et notre réfectoire, qui sert aussi de dortoir, ne suffit plus à nous loger. Il y en a qui couchent au grenier, mais chacun prend allègrement son parti de ces petites misères.
Je vous confesse que je fais de grandes instances auprès de l’Immaculée — qui m’a toujours exaucé — afin qu’elle m’envoie le plus tôt possible chez les Hurons. Là, je me sentirai vraiment missionnaire.
Ne me plaignez pas, si vous appreniez bientôt que j’y suis. Les dépouillements sont les degrés par où on s’élance à l’amour ; et la vraie richesse, c’est de n’avoir plus rien à sacrifier.
- ↑ Après le naufrage où périrent les PP. Vieuxpont et Noyrot, ce tableau, ballotté par la mer, avait été jeté sur les côtes du Cap-Breton. Il n’avait aucun dommage, et fut envoyé à Québec pour orner la chapelle de Champlain.