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Alphonse Lemerre (p. 150-152).
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XXXII

L’ENNEMI


 
Depuis longtemps je guette un Ennemi subtil,
Inquiet, très-prudent, vindicatif et sombre ;
Je sais que chaque jour il fait un pas dans l’ombre
Et qu’il me touchera bientôt. Mais quel est-il ?

Est-ce l’âme de ma puissante Souveraine ?
Est-ce l’isolement dans lequel j’ai vieilli,
Ou mon ancien amour auquel j’aurai failli,
Ou le passé de mon cœur triste que je traîne ?


Je ne sais. Je suis las. Du soir jusqu’au matin
Je vois briller ses deux prunelles de phosphore.
Il arrive souvent même qu’après l’aurore
Son effrayant regard n’est pas encore éteint.

Parfois, pris d’un dégoût suprême, las de vivre,
Je fais de monstrueux efforts pour échapper
À cet être : jamais je ne puis le tromper,
Et jamais l’Ennemi ne cesse de me suivre.

Luxurieux et noir comme la nuit, profond
Comme la mort, brûlant comme la conscience,
Il me suit lentement et sans impatience ;
Et j’écoute au milieu des soirs le bruit que font

Ses pas lents et précis sur le pavé des salles
Où j’erre dans mon rêve et dans mon désespoir,
Lorsque déjà la nuit verse sur mon front noir
Son grand silence et ses ténèbres colossales.

Chaque jour envolé semble mettre un nouveau
Vêtement sur son corps monstrueux qui m’épie
Surtout chaque soir triste et chaque nuit impie
Semblent le faire plus furieux et plus beau.


Ai-je autrefois commis un crime dont je pleure ?
En ce cas, quelque Dieu juste a dû le charger
De surveiller mon corps si jeune et si léger,
Et de noter tous mes actes heure par heure.

Alors quand sonnera le jour du jugement,
Cet éternel témoin des choses anciennes
Posera lentement ses deux mains sur les miennes
Et m’enveloppera d’un grand embrassement,

Et devant Dieu, pareil aux corbeaux des batailles,
Déchirera mon cœur avec ses dents de fer
Devant vous, ma Beauté, mon ciel et mon enfer,
S’il est vrai qu’il vous faille encor des représailles !