Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 283-287).


CHAPITRE XLIX

Nouveau danger


Pas un rêve ne troubla cette profonde léthargie qui dura quelques heures. Mais quand je revins à moi, je me trouvai sous l’influence d’une crainte indéfinissable ; j’éprouvais une sensation étrange ; comme si, lancé dans l’espace, j’avais flotté dans l’atmosphère, ou que je fusse tombé d’une étoile, et que, ne pouvant trouver un point d’appui, ma chute se continuât toujours. Cette hallucination, des plus désagréables, me causait le vertige et me saisissait d’épouvante.

Elle devint moins pénible à mesure que je repris mes sens, et finit par se dissiper tout à fait dès que je fus complétement réveillé. Mais il me resta une affreuse douleur de tête, et des nausées qui menaçaient de me faire vomir. Ce n’était pas la mer qui me faisait mal ; j’y étais maintenant habitué ; je supportais, sans m’en apercevoir, le roulis ordinaire du vaisseau.

Était-ce la fièvre qui m’avait saisi brusquement, ou m’étais-je évanoui par défaillance ? Mais j’avais éprouvé l’un et l’autre, et cela ne ressemblait en rien à la sensation qui me dominait.

Je me demandais, sans pouvoir me répondre, ce qui avait pu me mettre dans un pareil état, lorsque la vérité se révéla tout à coup.

N’allez pas croire que j’avais bu de l’eau-de-vie ; je n’y avais même pas goûté. Il était possible qu’il m’en fût entré dans la bouche au moment où elle avait jailli de la futaille ; mais cette quantité n’aurait pas suffi pour m’enivrer, quand même il se fut agi d’une liqueur beaucoup plus pure que celle dont il est question. Ce n’était pas cela qui m’avait grisé ; qu’est-ce que cela pouvait être ? Je n’avais jamais ressenti de pareils symptômes ; mais je les avais remarqués chez les autres, et j’étais bien certain d’avoir éprouvé tous les phénomènes de l’ivresse.

J’y réfléchis quelque temps, et le mystère se dévoila : ce n’était pas l’eau-de-vie elle-même qui m’avait enivré, c’en était l’émanation.

Avant de me mettre à la besogne, je me rappelais avoir non-seulement beaucoup éternué, mais senti quelque chose d’inexprimable, un revirement subit dans toutes mes pensées, une transformation de tout mon être, qui fut bien autrement sensible quand j’entrai dans la futaille.

Je crus d’abord que j’allais suffoquer ; puis je m’y accoutumai graduellement, et cette sensation nouvelle me parut agréable. Je ne m’étonnais plus d’avoir été si fort et si joyeux.

En me rappelant tous les détails de ce singulier épisode, je compris le service que la soif m’avait rendu, et je me félicitai de lui avoir obéi. Ainsi que je l’ai dit plus haut, je ne savais pas si je m’étais désaltéré ; je n’avais aucun souvenir de m’être approché de ma fontaine, surtout d’y avoir puisé. Je ne crois pas avoir été jusque-là ; si j’avais ôté le fausset, il est probable que je n’aurais pas su le remettre, et la futaille se serait vidée, tout au moins jusqu’au niveau de l’ouverture, ce qui, grâces à Dieu, n’était pas arrivé. Je n’avais donc point à regretter d’avoir eu soif ; bien au contraire, sans cela je serais resté dans la pipe d’eau-de-vie ; mon ivresse eût été d’autant plus grande ; et selon toute probabilité, la mort en aurait été la conséquence.

Était-ce à un effet du hasard que je devais mon salut ? J’y voulus voir un fait providentiel ; et si la prière peut exprimer la gratitude, la mienne porta au Seigneur l’élan de ma reconnaissance.

J’ignorais donc si j’avais été boire. Dans tous les cas ma soif était ardente, et l’eau que j’avais prise m’avait peu profité ; je cherchai bien vite ma tasse, et ne la remis sur la tablette qu’après avoir bu au moins deux quartes.

Le mal de cœur disparut, et les fumées, qui obscurcissaient mon esprit, s’évanouirent sous l’influence de cette libation copieuse. Mais avec la possession de moi-même revint le sentiment des périls dont j’étais environné.

Mon premier mouvement fut de reprendre ma besogne au point où je l’avais interrompue ; mais aurais-je la force de la poursuivre ? Qu’arriverait-il si je retombais dans le même état, si la torpeur me gagnait avant que je pusse sortir de la futaille, si je manquais de présence d’esprit, ou de courage pour le faire ?

Peut-être pourrais-je travailler quelque temps sans éprouver d’ivresse, et m’éloigner aussitôt que j’en ressentirais l’effet. Peut-être ; mais s’il en était autrement ? si j’étais foudroyé par ces effluves alcooliques ? Savais-je combien de temps je leur avais résisté ? je le cherchai dans ma mémoire, et ne pus pas m’en souvenir.

Je me rappelais comment l’étrange influence s’était emparée de moi, la douceur que je lui avais trouvée, la force qu’elle m’avait prêtée un instant, l’agréable vertige où elle m’avait plongé, la gaieté qu’elle m’avait rendue, en face de la plus horrible des situations ; mais je ne savais pas la durée de ce moment d’oubli, qui me paraissait un songe.

Que tout cela vint à se renouveler, moins la circonstance favorable à laquelle je devais mon salut ; qu’au lieu de sortir pour aller boire, je m’évanouisse dans la futaille, et le dénoûment était facile à prédire. Je pouvais cette fois ne pas avoir soif, ou ne pas l’éprouver d’une manière assez violente pour triompher de l’engourdissement qui m’aurait saisi. Bref, l’entreprise était si chanceuse que je n’osai pas m’aventurer.

Cependant il le fallait, sous peine de m’éteindre à la place où j’étais alors. Mourir pour mourir, il valait cent fois mieux ne pas se réveiller de son ivresse, que d’avoir à supporter les horreurs de la faim.

Cette réflexion me rendit toute mon audace. Il n’y avait pas à hésiter ; je fis une nouvelle prière, et me glissai dans la pipe où avait été l’eau-de-vie.