Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 288-292).


CHAPITRE L

Où est mon couteau ?


En entrant dans le futaille, j’y cherchai mon couteau ; je ne savais plus quand je l’avais quitté, ni à quel endroit je l’avais mis. Avant de m’introduire dans la barrique, je l’avais cherché dans ma cabine ; et ne l’ayant pas trouvé, je pensai qu’il était resté dans le tonneau ; mais j’avais beau tâter partout, mes doigts ne rencontraient rien.

Cela commençait à m’alarmer ; si j’avais perdu mon outil, il ne me restait aucun espoir. Où mon couteau pouvait-il être ? Est-ce que les rats l’avaient emporté ?

Je sortis de la futaille, et fis de nouvelles recherches ; elles ne furent pas plus fructueuses. Je rentrai dans la barrique, et en explorai de nouveau toutes les parties, du moins celle où mon couteau pouvait se trouver, c’est-à-dire le fond de la pipe.

J’allais sortir une seconde fois, quand l’idée me vint d’examiner la bonde ; c’était là que je travaillais, lorsque j’avais eu soif, et il était possible que j’y eusse laissé mon couteau ; il s’y trouvait effectivement, la lame enfoncée dans la douelle que j’étais en train de couper.

Il vous est plus facile de vous figurer ma joie qu’à moi de vous la dépeindre ; mes forces et mon courage s’augmentèrent de cet incident ; et sans perdre une minute je me remis à la besogne. Mais, à force de servir, mon couteau s’était émoussé ; il avait plus d’une brèche, et mes progrès étaient bien lents à travers cette planche de chêne, qui me semblait dure comme la pierre. Il y avait un quart d’heure que je travaillais de toutes mes forces ; à peine avais-je prolongé mon entaille de trois millimètres, et je commençais à me dire que je ne couperais pas toute la douelle.

L’étrange influence se faisait de nouveau sentir ; je m’en aperçus alors. J’en connaissais le péril, et cependant je m’y serais abandonné sans peur, car l’insouciance est l’un des effets de l’ivresse. Néanmoins, je m’étais promis de sortir du tonneau dès les premiers symptômes de vertige, quelque pénible que cela pût être, et j’en eus heureusement la force. Quelques minutes de plus, je perdais connaissance dans la futaille, ce qui aurait été le prélude de mon dernier sommeil.

Toutefois, lorsque les premières atteintes de l’ivresse se dissipèrent, j’en vins presque à regretter de leur survivre : à quoi bon prolonger la lutte ? Je ne pouvais séjourner dans la futaille qu’un instant, n’y rentrer qu’après un long intervalle ; le bois était dur, mon outil ne coupait plus ; combien de jours me faudrait-il pour pratiquer une ouverture suffisante ? et les heures m’étaient comptées ?

Si j’avais pu m’ouvrir cette futaille, espérer de la franchir, le courage ne m’aurait pas abandonné ; mais c’était impossible ; et quand j’y serais parvenu, j’avais dix chances contre une d’arriver à autre chose qu’à un aliment quelconque.

Le seul bénéfice que m’eût donné la peine que j’avais prise à l’égard de cette futaille, c’est qu’en la défonçant j’avais gagné de l’espace. Quel dommage de ne pas pouvoir la traverser ! En supposant qu’il y eût au-dessus d’elle une caisse d’étoffe, j’aurais pu vider celle ci comme j’avais fait la première, et m’avancer d’un degré.

Cette réflexion, qui me paraissait oiseuse, et que je faisais en désespoir de cause, me fit envisager la situation sous un nouvel aspect : m’avancer d’un degré ; c’est à cela que tous mes efforts devaient tendre. Au lieu de m’escrimer inutilement contre ces douelles de chêne, pourquoi ne pas traverser les caisses de sapin, dont le bois ne m’opposait qu’un faible obstacle, les déblayer successivement, gravir de l’une à l’autre, et arriver sur le pont ?

L’idée était neuve. Si étrange que cela paraisse, elle ne m’avait point encore frappé ; je ne puis expliquer le fait que par le trouble où j’étais depuis longtemps.

Il devait y avoir au-dessus de ma tête bien des colis entassés les uns sur les autres ; la cale en était pleine, et je me trouvais presque au fond. L’arrimage avait continué pendant deux jours, à dater du moment où je m’étais glissé dans le vaisseau ; toute la cargaison était donc au-dessus du vide qui m’avait permis de descendre. Peut-être y avait-il dix ou douze caisses à franchir avant d’arriver à la dernière ? « Eh bien ! me dis-je, il suffirait d’en traverser une par vingt-quatre heures pour gagner le faîte en dix jours.

« Quelle bonne idée, si elle m’était venue plus tôt ! j’aurais eu le temps de la mettre à exécution ; mais il est trop tard. Si je l’avais eue tout d’abord, quand la caisse était pleine de biscuit, je serais sauvé actuellement. » Et des regrets amers se joignaient à mon désespoir.

Impossible néanmoins de renoncer à cette idée : c’était la vie, la liberté, la lumière. J’y songeais malgré moi ; et n’écoutant pas mes regrets, j’envisageai le nouveau plan qui s’offrait à mon esprit.

Des vivres pour quelques jours, et le succès était certain ! mais ils me manquaient d’une manière absolue ; je n’aurais pas escaladé le premier échelon qu’il faudrait mourir sur la brèche, faute d’un peu de nourriture.

Les idées s’enchaînent, et cette dernière pensée en fit naître une excellente, bien qu’elle puisse paraître odieuse à ceux qui ne meurent pas d’inanition. Mais la faim simplifie énormément le menu d’un repas, et triomphe de toutes les répugnances. Quand il a bien jeûné, l’estomac n’a plus de délicatesse ; et le mien avait perdu tous ses scrupules. Je le sentais capable de tout ; pourvu qu’il mangeât, peu lui importait l’aliment ; et je vous assure qu’il trouva parfaite l’idée que je vais vous dire.