Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 278-283).


CHAPITRE XLVIII

Un torrent d’eau-de-vie


L’excès de fatigue avait amené le sommeil, je dormis longtemps, et me réveillai beaucoup plus fort que je ne l’avais été depuis quelques jours. Singulière chose ! maintenant qu’il n’y avait plus d’espoir, le courage m’était revenu. Il semblait qu’une influence surnaturelle eût rendu à mon esprit toute sa vigueur. Était-ce une inspiration divine qui m’engageait à persévérer ? Malgré l’amertume de mes déceptions, j’avais supporté le malheur sans murmurer, et ne m’étais pas révolté contre Dieu.

Je priai de nouveau le Seigneur de bénir mes efforts, et me confiai en sa miséricorde. Je suis persuadé que c’est à ce sentiment que je dois ma délivrance ; car c’est lui qui m’empêcha de me livrer au désespoir, et qui me donna la force de poursuivre ma tâche. J’avais donc l’esprit plus léger, sans pouvoir l’attribuer à autre chose qu’à une influence céleste. Rien n’était changé autour de moi, si ce n’est que ma faim était plus vive, et mon espérance moins fondée.

Je ne pouvais pas pénétrer au delà de cette nouvelle caisse d’étoffe, puisque je n’avais pas de place pour en loger le contenu. Il y avait bien encore deux directions que je n’avais pas tenté de prendre : l’une était fermée par la futaille d’eau douce, l’autre conduisait aux flancs du navire. Pouvais-je traverser ma barrique sans perdre l’eau qu’elle renfermait ? J’eus un instant la pensée d’y faire un trou dans la partie supérieure, de me hisser par ce trou, et d’en faire un second de l’autre côté ; mais j’abandonnai ce projet avant de l’avoir terminé : une ouverture assez grande pour que je pusse m’y introduire causerait la perte du liquide ; un coup de mer, une brise un peu plus forte, qui augmenterait le roulis, répandrait toute ma boisson.

Je renonçai d’autant plus vite à cette folle idée, qu’elle m’en suggéra une autre beaucoup plus avantageuse : c’était de traverser la pipe d’eau-de-vie ; elle était placée de manière à rendre l’opération moins difficile, et je me souciais fort peu de la perte de sa liqueur. Peut-être y avait-il derrière elle une provision de biscuit ; rien ne le prouvait ; mais ce n’était pas impossible, et le doute c’est encore de l’espoir.

Couper en travers les douelles de chêne qui formaient le fond de la barrique, c’était bien autre chose que de trancher le sapin d’un emballage ; et mon couteau n’avançait guère. Toutefois, j’y avais déjà fait une incision, lorsque j’étais à la recherche d’une seconde pipe d’eau douce, et passant ma lame dans cette première entaille, je continuai celle-ci jusqu’à ce que la planche fût entièrement coupée ; je me mis alors sur le dos, je m’arc-boutai contre l’étoffe qui remplissait ma cellule, en appliquant le talon de ma bottine à la douelle, je m’en servis comme d’un bélier pour enfoncer le tonneau. La besogne était rude, et la planche de chêne fit une longue résistance ; à force de cogner, je parvins cependant à briser l’un de ses joints ; elle céda, et, redoublant de vigueur, je finis par la repousser dans la futaille.

Le résultat immédiat de cette prouesse fut un jet d’eau-de-vie qui m’inonda. La nappe était si volumineuse qu’avant que je fusse debout, la liqueur ruisselait autour de moi, et je craignis d’être noyé. Il m’était sauté de l’eau-de-vie dans la gorge et dans les yeux ; j’en étais aveuglé, je fus pris d’une toux convulsive, et d’éternuments qui menaçaient de ne pas finir.

Je ne me sentais pas d’humeur à plaisanter ; et cependant je pensai malgré moi au duc de Clarence, et au singulier genre de mort qu’il avait été choisir, en demandant qu’on le noyât dans un tonneau de Malvoisie.

Quant à moi, le flot qui me menaçait disparut presque aussi vite qu’il avait monté ; il y avait plus d’espace qu’il ne lui en fallait sous la cale, et au bout de quinze à vingt secondes il avait été rejoindre l’eau de mer qui gargouillait sous mes pieds. Sans l’état de mes habits, qui étaient trempés, et l’odeur qui remplissait ma case, on ne se serait pas douté de l’inondation ; mais cette odeur était si forte qu’elle m’empêchait de respirer.

Le mouvement du navire, en secouant la futaille, eut bientôt vidé cette dernière, et dix minutes après l’irruption du spiritueux, il n’en restait pas une pinte dans la barrique.

Mais je n’avais pas attendu jusque-là ; l’ouverture que j’avais pratiquée suffisait pour que je pusse m’y introduire,—il n’y avait pas besoin qu’elle fût bien grande pour cela,—et aussitôt que mon accès de toux avait été calmé, je m’étais glissé dans la barrique.

Je cherchai la bonde, afin d’y passer mon couteau ; quelle que fût sa dimension, c’était autant de besogne faite, et il est plus facile de continuer à couper une planche que d’y faire la première entaille. Je trouvai l’ouverture que je cherchais, non pas à l’endroit que je supposais qu’elle devait être, mais sur le côté de la barrique, et juste à un point convenable.

J’avais fait sauter le bondon, et je travaillais avec ardeur. Mes forces me paraissaient décuplées, c’était merveilleux ; quelques minutes avant j’étais fatigué, et maintenant je me sentais capable de défoncer le tonneau, sans en couper les douelles.

Était-ce le bien-être que j’éprouvais de cette vigueur, ou la satisfaction qu’elle me donnait ? Mais j’étais plein de gaieté, moi qui ne la connaissais plus ; on aurait dit qu’au lieu de faire une besogne pénible, je me livrais au plaisir ; et je ne me souciais pas mal du succès de l’entreprise.

Je me rappelle que je sifflais en travaillant, et que je me mis à chanter comme un pinson. Plus d’idées noires ; celle de la mort était à cent lieues ; tout ce que j’avais souffert me paraissait un rêve ; je ne savais plus que j’avais besoin de manger ; la faim était partie avec le souvenir de mes douleurs.

Tout à coup je fus pris d’une soif violente ; je me souviens d’avoir fait un effort pour aller boire. Je parvins à sortir de la futaille, j’en ai la certitude ; mais je ne sais pas si j’ai bu ; à compter du moment où j’ai quitté mon travail, je ne me rappelle plus rien, si ce n’est que je tombai dans un état d’insensibilité voisin de la mort.