Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 265-270).


CHAPITRE XLV

Nouvelle mesure


Je voulus d’abord détacher les planches, en les repoussant avec la main, je n’y parvins pas. Je me couchai sur le dos, et me servant de mes talons en guise de maillet, je frappai à coups redoublés, mais sans être plus heureux. J’avais mis mes bottines pour avoir plus de force ; et cependant après avoir cogné longtemps il fallut y renoncer. J’attribuai cette résistance à la solidité des clous ; mais je vis plus tard qu’on ne s’en était pas rapporté à la longueur des pointes, et que le fond de la caisse était protégé par des bandes de fer dont tous mes efforts ne pouvaient triompher. Coups de poing et coups de pied devaient donc être inutiles. Lorsque j’en eus la certitude, je me décidai à reprendre mon couteau.

J’avais l’intention de couper l’une des planches à l’un de ses bouts, de manière à la détacher en cognant dessus, et à n’avoir pas besoin de la trancher en deux endroits.

Le bois n’était pas dur, c’était simplement du sapin ; et je l’aurais facilement coupé, même en travers, si j’avais été dans une meilleure position. Mais j’étais pressé de toutes parts, gêné dans tous mes mouvements ; outre la fatigue et le peu de force que j’avais dans une pareille attitude, le pouce de ma main droite, que le rat avait mordu, me faisait toujours beaucoup de mal. L’inquiétude la frayeur et l’insomnie m’avaient donné la fièvre, et ma blessure, au lieu de guérir, s’était vivement enflammée : d’autant plus que j’avais été condamné à un travail perpétuel pour me défendre, et que ne sachant pas me servir de la main gauche, il avait fallu employer la main malade, en dépit de la douleur.

Il en résulta que je mis un temps énorme à couper une planche de vingt-cinq centimètres de largeur sur deux et demi d’épaisseur. Je finis cependant par réussir, et j’eus la satisfaction, en m’appuyant contre cette planche, de sentir qu’elle cédait sous mes efforts.

Il ne faut pas croire cependant que mon succès fut décisif. Comme cela m’était arrivé en défonçant la caisse de biscuit, je me heurtai cette fois contre un obstacle qui ne me permettait de donner à mon ouverture qu’un écartement de deux ou trois pouces. Était-ce une barrique, ou une autre caisse ? je ne pouvais pas le savoir ; toujours est-il que je m’attendais à cette déconvenue, et que je poursuivis mon œuvre sans m’y arrêter. On s’imagine combien il fallut pousser, tirer, secouer dans tous les sens pour détacher cette planche des liens de fer qui la retenaient à ses voisines.

Avant de venir à bout, je savais quel était l’objet contre lequel mes efforts allaient se briser. J’avais passé la main dans l’ouverture que j’obtenais en appuyant sur ma planche, et mes doigts, hélas ! avaient rencontré une nouvelle caisse, pareille à celle où je m’escrimais ; c’était le même bois, la même taille, sans doute la même épaisseur, les mêmes liens de fer et le même contenu.

Cette découverte me désolait : Qu’avais-je besoin d’ouvrir cette caisse d’étoffe ? Mais était-ce bien du drap ? il fallait s’en assurer. Je recommençai le même travail, qui me donna bien plus de peine que la fois précédente : les difficultés se compliquaient, la position était plus mauvaise ; et je travaillais avec moins d’ardeur, n’ayant plus guère d’espoir. Dès que mon couteau fut entré dans le sapin, et l’eut traversé, dans toute son épaisseur, je sentis quelque chose de moelleux qui fuyait devant l’acier, et dont la souplesse indiquait la nature. C’était perdre son temps que d’aller plus loin ; mais j’obéissais malgré moi au besoin d’acquérir une preuve matérielle de ce que mon esprit ne révoquait pas en doute, et je poursuivis ma tâche sous l’influence d’une curiosité pour ainsi dire physique.

Le résultat fut celui que j’attendais : c’était bien du lainage qui se trouvait dans la caisse.

Mon couteau m’échappa ; et vaincu par la fatigue, accablé par le chagrin, je tombai à la renverse, dans un état d’insensibilité presque absolue.

Cette léthargie se prolongea quelque temps ; je ne sais pas au juste quelle en fut la durée ; mais j’en fus tiré tout à coup par une douleur subite, pareille à celle que m’aurait causée une aiguille rougie, ou le tranchant d’un canif qui se serait enfoncé dans l’un de mes doigts.

Je me levai en secouant brusquement la main, persuadé que j’avais saisi mon couteau par la lame, car je me rappelai qu’il était resté ouvert en tombant.

Mais quand je fus réveillé tout à fait, je compris que ce n’était pas le tranchant de l’acier qui m’avait causé cette douleur ; à la sensation toute particulière qui accompagnait ma blessure, je reconnaissais qu’un rat m’avait mordu.

Mon engourdissement léthargique fut bientôt dissipé, et je retrouvai toutes mes terreurs ; cette fois l’attaque m’était bien personnelle, et avait eu lieu sans provocation aucune. Au brusque mouvement que j’avais fait, l’agresseur s’était sauvé ; mais il reviendrait, cela ne faisait pas le moindre doute.

Plus de sommeil ; il fallait se mettre sur ses gardes, et recommencer la lutte. Bien que l’espoir de sortir de mon cachot fût bien faible à présent, je me révoltais à la seule pensée d’être dévoré tout vif ; je devais mourir de faim, c’était affreux ; mais cela m’effrayait moins que d’être mangé par les rats.

La caisse où je me trouvais alors était assez grande pour que je pusse y dormir, et j’avais un tel besoin de repos que je fus obligé de faire un grand effort pour la quitter. Mais l’intérieur de ma cabine était plus sûr, je pouvais m’y barricader plus aisément, et j’y avais moins à craindre mes odieux adversaires. Je ramassai mon couteau, le paquet où était mon biscuit, et je retournai dans ma cellule.

Elle était devenue bien étroite, j’avais été contraint d’y placer l’étoffe qui se trouvait dans la caisse, et j’eus de la peine à m’y loger avec mes miettes. Ce n’était plus une cabine, c’était un nid.

Les pièces de drap, empilées contre les tonnes d’eau et de liqueur, me défendaient parfaitement de ce côté ; il ne restait plus qu’à fortifier l’autre bout comme il l’était auparavant. La chose faite, je mangeai l’une de mes parcelles de biscuit, je l’arrosai de libations copieuses, et je cherchai le repos d’esprit et de corps qui m’était si nécessaire.