Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 260-265).


CHAPITRE XLIV

Conservation des miettes


Cette besogne me donna beaucoup plus de peine et me prit beaucoup plus de temps que vous ne pourriez l’imaginer. Le drap avait été emballé de manière à tenir le moins de place possible, et les rouleaux qu’il formait se trouvaient pressés dans la boîte comme si on les y eût serrés à la mécanique. Ceux que j’avais tirés d’abord, et qui se trouvaient en face de l’ouverture de la caisse, étaient venus sans me donner trop de fatigue ; mais il n’en fut pas de même pour les autres, il fallut toute ma force, et en user longtemps pour en arracher quelques-uns. Tout à coup j’eus affaire à des pièces trop volumineuses pour passer par l’ouverture que j’avais faite. J’en fus vivement contrarié ; je ne pouvais agrandir cette ouverture qu’avec beaucoup de travail : la situation des deux caisses m’empêchait de faire sauter une nouvelle planche ; il fallait, pour élargir le trou, faire usage de mon couteau, et le même motif rendait la coupe du bois extrêmement difficile.

J’eus alors une idée qui me parut excellente, mais dont les conséquences devaient être désastreuses ; ce fut de couper les liens qui attachaient la pièce, de prendre l’étoffe par un bout, et de la faire sortir en la déroulant. Je réussis, comme je m’y attendais, à déblayer le passage ; mais il avait fallu consacrer plus de deux heures à cette opération, encore n’avais-je pas terminé, lorsqu’un événement des plus sérieux me força d’interrompre mon travail. Comme je rentrais dans ma cabine, les deux bras chargés d’étoffe, j’y trouvai quinze ou vingt rats qui avaient profité de mon absence pour en prendre possession.

Je laissai tomber le drap que je portais, et me mis à chasser les intrus, que je parvins à renvoyer ; mais, ainsi que je l’avais auguré de leur présence, mes quelques miettes de biscuit avaient encore diminué. Si je n’avais pas été contraint d’apporter l’étoffe dans ma cellule, et que j’eusse continué ma besogne jusqu’à la dernière pièce de drap, je n’aurais plus rien trouvé.

La nouvelle part que les rats avaient prise, était peu considérable ; toutefois, dans ma position, la chose était fort grave, et je déplorai ma négligence à l’égard de ces reliefs qui m’étaient si précieux ; il fallait au moins sauver les derniers débris qui me restaient ; et les mettant dans un morceau d’étoffe, je roulai celui-ci comme un porte-manteau que j’attachai avec un fragment de lisière ; je le plaçai dans un coin ; puis le croyant en sûreté, j’allai me remettre à l’ouvrage.

Me traînant sur les genoux, tantôt les mains vides, tantôt chargé d’étoffe, je ne ressemblais pas mal à une fourmi qui fait ses provisions ; et pendant quelques heures je ne fus ni moins actif ni moins courageux que cette laborieuse créature. La chaleur était toujours excessive, l’air ne circulait pas plus qu’autrefois dans ma cabine ; la sueur me jaillissait de tous les pores. Je m’essuyais le visage avec un morceau de drap, et il y avait des instants où j’étais presque suffoqué. Mais le puissant mobile qui me poussait au travail m’éperonnait vigoureusement, et je continuai ma besogne, sans même songer à me reposer.

Mes voisins, pendant ce temps-là, me rappelaient sans cesse leur présence ; il y avait des rats partout ; dans les interstices que les futailles laissent entre les caisses, dans les encoignures formées par la charpente de la cale, dans toutes les crevasses, dans tous les vides. Je les rencontrais sur ma route, et plus d’une fois je les sentis courir sur mes jambes. Chose singulière, ils m’effrayèrent beaucoup moins depuis que je savais que c’était pour mon biscuit, non pour moi, qu’ils venaient dans ma cabine ; cependant je ne me serais pas endormi sans m’être d’abord protégé contre leurs attaques.

Il y avait encore un autre motif à l’indifférence relative qu’ils m’inspiraient : la nécessité d’agir était si impérieuse, que je n’avais pas le temps de m’abandonner à des plaintes plus ou moins chimériques ; et le danger qui me menaçait d’une mort presque certaine faisait pâlir tous les autres.

Lorsque j’eus vidé la caisse, je me décidai à prendre un peu de repos et à faire un léger repas. J’avais tellement soif, que je me sentais de force à boire un demi-gallon ; et comme j’étais sûr que l’eau ne me manquerait pas, je me désaltérai complétement ; le précieux liquide me semblait avoir une douceur inaccoutumée, il surpassait l’ambroisie, jamais nectar ne fut préférable, et quand j’eus avalé mon dernier verre, je me sentis allègre et fort depuis la racine des cheveux jusqu’à la plante des pieds.

« Je vais maintenant, pensais-je, m’affermir dans cet état de bien-être en mangeant un morceau. » Mes mains s’avancèrent dans la direction du chiffon de drap qui me servait de garde-manger, trésor d’une valeur…. Mais un cri d’effroi sortit de ma bouche : « Encore les rats ! » Ces bandits infatigables étaient revenus, avaient percé l’étoffe et dévoré une nouvelle part de ma réserve ; il avait disparu de mon reliquat au moins une livre de biscuit, et cela en quelques minutes. J’étais venu dans ce coin-là un instant auparavant ; j’avais touché le précieux ballot, et ne m’étais aperçu de rien.

Cette découverte fut accablante ; je ne pouvais pas m’éloigner de mes provisions sans m’attendre à ne plus rien trouver ensuite.

Depuis que je les avais retirés de la caisse, mes reliefs de biscuits étaient diminués de moitié ; j’en avais alors pour dix jours, douze au plus, en comptant la chapelure que j’avais soigneusement recueillie ; il n’y en avait pas assez maintenant pour aller au bout de la semaine.

Ma position devenait de plus en plus critique ; néanmoins, je ne cédai pas au désespoir ; plus le terme fatal se rapprochait, plus il fallait se hâter de découvrir d’autres vivres ; et je me remis à travailler avec un redoublement d’ardeur.

Quant au moyen de conserver le peu de débris que j’avais encore, il n’y en avait pas d’autre que de les prendre avec moi, et de ne pas les quitter d’un instant. J’aurais pu augmenter l’épaisseur de l’enveloppe, en multipliant les tours d’étoffe ; à quoi bon ? les rats seraient toujours parvenus à la ronger, ils y auraient mis plus de temps ; mais en fin de compte le résultat aurait été le même.

Je fermai le trou qu’ils venaient de faire, et je déposai mon ballot de miettes dans la caisse ou je travaillais, avec la détermination de le défendre envers et contre tous. Je le plaçai entre mes genoux, et bien certain que les rats n’y toucheraient plus, je me disposai à défoncer la boîte aux étoffes, à ouvrir celle qui se trouvait derrière, et à en examiner le contenu.